Retour rapide jusqu’à aujourd’hui. Les pompiers ont déclaré en novembre 2019 que le temps de cette saison était similaire à celui du « Black Saturday », avec des conditions de chaleur et de sécheresse extrêmes. Mais cette fois, à la suite de l’année la plus chaude et la plus sèche jamais enregistrée dans le pays en raison des conditions créées par la crise climatique, les incendies se sont propagés sur des distances plus grandes et ont brûlé encore plus longtemps qu’il y a dix ans.
Le bilan est moins lourd cette saison – les estimations tournent autour de 28 morts jusqu’à présent – mais les hectares de terre, les maisons et les vies animales perdues ont éclipsé les incendies précédents. Alors que 4451 km2 et plus d’un million d’animaux ont été perdus en 2009, les incendies de cette saison ont brûlé jusqu’à présent près de 80’000 km2 (de brousses, de zones boisées et de parcs nationaux), plus de 3000 maisons et un milliard (voire des milliards !) d’animaux indigènes.
Ces chiffres sont inconcevables. Quelque 80’000 km2, c’est près de 1% de la surface terrestre de l’Australie. Un million d’animaux morts est difficile à concevoir, et encore plus un milliard. Et le bilan pour les humains qui doivent vivre avec les conséquences de cette catastrophe durera des décennies.
« De nombreux survivants devront faire face, avec douleur, à la disparition de leurs proches, la perte de leurs biens, la perte de leurs moyens de subsistance, le manque d’abris, la destruction de l’environnement local, le soutien inadéquat de l’Etat, la perte d’espoir pour l’avenir ainsi que la peur », déclare Sharon Friel, professeure de politique de santé qui a publié le livre Climate Change and the People’s Health (Oxford University Press, janvier 2019). Un rapport de 2016 sur les victimes du « Black Saturday » a révélé que, cinq ans après les feux de brousse, plus d’un cinquième des résidents touchés connaissaient un taux double de problèmes de santé mentale – comme le syndrome de stress post-traumatique et la dépression – comparé au reste de la population. Selon ce rapport, celles et ceux qui vivaient seuls ou étaient le plus isolés de collectivités étaient les plus touchés.
Pour les pauvres, le rétablissement sera plus difficile. En particulier pour les pauvres qui vivent dans les zones rurales, où l’accès aux ressources de santé mentale et physique est limité, même si l’Australie dispose d’un système de santé universel.
Les catastrophes climatiques s’aggravent dans le monde entier et ne sont qu’intensifiées par les inégalités de richesse. Les recherches ont montré que la préparation aux catastrophes peut être trop coûteuse pour les personnes vivant dans la pauvreté ; l’évacuation n’est pas possible pour les pauvres qui n’ont pas accès aux transports ou qui ne peuvent pas s’absenter du travail ; les locataires peuvent avoir des difficultés à trouver un logement après une catastrophe. Comme le souligne Sharon Friel, « les personnes aisées peuvent se permettre de vivre dans des bâtiments avec isolation, équipés de la climatisation et de purificateurs d’air », alors que les personnes à faibles revenus peuvent avoir à respirer l’air, à l’intérieur ou non. La liste des conséquences pour les pauvres est longue.
Cette stratification sociale se manifeste notamment dans les questions de logement suite aux dites catastrophes naturelles. Aux Etats-Unis, « si vous êtes un locataire qui n’est pas propriétaire de l’endroit où vous vivez, vous avez une sorte de double désavantage », explique Junia Howell, sociologue à l’université de Pittsburgh. Même si une victime de catastrophe a une assurance comme locataire – et la majorité des locataires n’en ont pas – , l’assurance ne couvrira probablement pas les pertes, explique Junia Howell. En outre, comme les logements se font plus rares après une catastrophe et que les travailleurs temporaires s’installent pour aider à restaurer une zone, les loyers augmentent généralement.
Les propriétaires pauvres ne sont pas épargnés non plus. L’ouragan Katrina [fin août 2005] est un exemple classique de stratification sociale lors de restauration après une catastrophe ; le gouvernement et les organisations à but non lucratif ont été plus lents à fournir une aide aux communautés noires et à faibles revenus après l’ouragan. Plus d’une décennie après Katrina, les populations historiquement pauvres et noires du Lower Ninth Ward [quartier de La Nouvelle-Orléans] sont toujours en train de récupérer. Et tout cela se passe dans un pays riche.
En 2016, la Banque mondiale a constaté que les catastrophes naturelles font que 26 millions de personnes tombent dans la pauvreté chaque année. Le président de la Banque mondiale a déclaré que ces catastrophes « menacent de réduire à néant des décennies de progrès dans la lutte contre la pauvreté ». A mesure que les catastrophes naturelles s’aggraveront en raison de la crise climatique, les écarts de richesse à l’échelle mondiale et au sein même des pays ne feront que s’accroître. Non seulement les pauvres sont les plus touchés par les catastrophes naturelles, mais ils sont de plus en plus nombreux à devenir pauvres à cause de celles-ci.
Le 6 janvier 2020, le Premier ministre australien Scott Morrison a annoncé un fonds de restauration de 2 milliards de dollars pour les feux de brousse actuels, mais cela ne suffira pas à couvrir les dommages causés – les incendies du « Black Saturday » ont coûté environ 4,4 milliards de dollars. Les dirigeants du gouvernement refusent également de reconnaître qu’il existe un lien entre la gravité des incendies et le changement climatique. Cette donnée ne peut que diminuer leur capacité à mettre en œuvre une planification afin d’affronter des incendies encore plus graves. Et, cerise sur le gâteau, les chefs de gouvernement ont également contribué à la désinformation sur les causes des incendies, ce qui s’est répandu sur Internet.
Au cours de la première semaine de janvier 2020, les théoriciens conspirationnistes de droite ont fait circuler plusieurs fausses informations, affirmant que les incendies étaient d’origine criminelle. Certains de ces complotistes allaient même jusqu’à dire que les militants écologistes avaient allumé ces incendies pour pousser à l’action climatique, et d’autres que l’United Nation association of Australia (UNAA) avait allumé ces incendies afin de libérer de l’espace pour un train à grande vitesse. (Il va sans dire que ces affirmations sont fausses.)
En réalité, ce sont les actions de la droite qui perpétuent souvent ces horribles incendies. Jair Bolsonaro, le président d’extrême droite du Brésil, a encouragé l’incendie dévastateur de la forêt amazonienne l’année dernière, en visant spécifiquement les populations indigènes.
Les populations indigènes souffrent généralement davantage des conséquences des feux de forêt. Des études menées au Canada et aux Etats-Unis ont montré que les populations amérindiennes sont généralement les plus touchées par les incendies. En Australie, en plus du déni des droits qu’ils ont subi du fait de la colonisation et de la perte de leurs habitats à cause des incendies provoqués par la mauvaise gestion des terres, les Aborigènes voient également des parties importantes de leur culture détruites suite aux incendies ayant anéanti des sites sacrés et patrimoniaux.
Actuellement, il y a une grande concentration d’incendies en Nouvelle-Galles du Sud, qui compte également la plus forte population aborigène du pays (voir Australian Bureau of Statistics). « Le feu, un élément avec lequel les groupes indigènes de tout le continent vivaient autrefois en harmonie, met aujourd’hui en danger leurs sites culturels et sacrés », écrit Yessenia Funes pour le site Earther. En envisageant l’avenir, de nombreux Aborigènes ont demandé aux responsables australiens de tenir compte de leurs connaissances sur la gestion du feu et de mettre en œuvre des pratiques telles que les brûlages contrôlés annuels pour éviter des incendies aussi désastreux (Joe Morrison in The Guardian, « How First Australians’ancient knowledge can help us survive the Bushfires of the future », 11.1.2020).
Pour ce qui est de veiller à ce que les pauvres ne soient pas laissés pour compte dans la crise climatique, la réduction des inégalités est le mot d’ordre. A titre préventif, « l’accent mis sur la redistribution plutôt que sur la poursuite implacable de la croissance économique est une condition préalable nécessaire… pour réduire la pauvreté et toute une série d’inégalités » comme les résultats en matière de santé et de climat, déclare Sharon Friel. En ce qui concerne plus particulièrement les secours en cas de catastrophe, Junia Howell indique que les décideurs politiques doivent examiner spécifiquement la manière dont l’aide peut être distribuée de manière plus équitable, avant et après une catastrophe.
La semaine dernière, l’Australian Council of Social Service (ACOSS) a demandé à Scott Morrison d’augmenter le montant des fonds destinés aux catastrophes, en précisant qu’ils sont insuffisants pour aider les familles pauvres à se remettre sur pied. « Nous sommes très préoccupés par le fait que l’actuel Disaster Recovery Payment est gravement insuffisant, en particulier pour les personnes à faibles revenus », a écrit le directeur de l’ACOSS dans une lettre adressée au Premier ministre.
Malgré la présence de négationnistes du climat dans le gouvernement de Scott Morrison, ce dernier a reconnu, finalement, que la crise climatique pourrait être liée à ces incendies. Mais Scott Morrison a également déclaré la semaine dernière que les politiques climatiques ont « comme objectifs et effets de détruire des emplois et l’économie » et « ne changeront rien au fait qu’il y a eu des feux de brousse ou quelque chose de semblable en Australie » (The Guardian, 10.1.2020). Il y a donc cela !
Sans les politiques climatiques que la droite méprise tant, l’Australie pourrait bientôt ne plus être habitable. Les riches auront beaucoup plus de chances de survivre, car ils feront leurs bagages et prendront leur argent pour aller s’installer dans des endroits moins chauds et moins exposés aux catastrophes. Les pauvres, qui n’ont pas les milliers de dollars nécessaires pour émigrer et s’établir dans un autre pays, risquent beaucoup plus d’être des laissés-pour-compte.
Sharon Zhang