Dans les jardins de Pa’ofa’i, au centre de Papeete, quelques cocotiers se dressent, imperturbables, face à l’océan Pacifique et au soleil serein. A côté d’eux, une sculpture de bois représente une immense croix de Lorraine qui pénètre au cœur d’une silhouette polynésienne et y explose. Il y a un an, Gaston Flosse, alors président de la Polynésie française, décide de détruire ce monument dédié à la mémoire des victimes des essais nucléaires, pour le remplacer par une place baptisée « Jacques Chirac ». Mais devant une forte mobilisation menée par de jeunes Polynésiens et par Moruroa e tatou, principale association des victimes et travailleurs de Moruroa et Fangataufa, à 1200 km au Sud-Est de Tahiti, il renonce.
Difficile en effet de balayer d’un revers de main 193 essais nucléaires, aériens puis souterrains. Ils ont été menés par la France entre 1966 et 1996 au Centre d’expérimentations du Pacifique (CEP), dans l’archipel des Tuamotu. Le 2 juillet 1966, répondant au nom de code « Aldébaran », une bombe atomique explose au-dessus de l’atoll de Moruroa. Première d’une série de tests militaires dont les conséquences environnementales, sanitaires et sociales empoisonnent toujours les Polynésiens.
Du plutonium dans les atolls
Ce qui reste des essais, ce sont d’abord des centaines de kilos de plutonium dans le sous-sol de Moruroa. « Le ministère de la Défense explique lui-même qu’une explosion consomme moins de 10% de la matière nucléaire contenue dans une bombe », précise Bruno Barrillot, ex-délégué pour le suivi des conséquences des essais nucléaires auprès du gouvernement polynésien. Ces substances seront neutralisées dans... 140 000 ans ! A l’époque, le discours officiel français assure que les résidus sont contenus et vitrifiés dans le basalte sous-marin. Mais en 2006, le ministère de la Défense reconnaît que près d’un tiers des tirs souterrains ont produit des fuites de gaz et d’autres matières nucléaires vers la surface des sols ou de l’océan [1].
L’ancien site du CEP est aujourd’hui une décharge. « Au début des années 1980, des cyclones envoient dans le lagon quantité de fûts de déchets nucléaires entreposés sur Moruroa », raconte Bruno Barrillot. Il faut alors trouver une solution. « Les militaires utilisent les sommets de 25 puits souterrains pour entasser des tonnes de déchets radioactifs : gravats, matériel et équipements contaminés », poursuit-il. En dépit de la règlementation française. « Ils n’avaient pas le droit de mélanger les déchets radioactifs à longue durée de vie avec les autres », souligne l’expert. « Et les déchets doivent être déplaçables. Or, tout est bétonné. »
Des coraux très radioactifs
L’activité des déchets accumulés dans les sous-sols de Moruroa atteint 13 279 térabecquerels (TBq), évalue, en juin 1998, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), sous l’égide l’Onu. C’est 371 fois le seuil de classement des installations nucléaires de base [2]. Mais la loi du 13 juin 2006 sur la transparence et la sécurité nucléaire exonère de ces seuils les installations militaires, quel que soit le milieu d’accueil. Pourtant, la porosité du milieu corallien, le caractère corrosif et propagateur de l’eau desservent ce mode de stockage.
En 2006, la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad) est missionnée par le gouvernement polynésien pour analyser l’état radiologique du site. Elle préconise que les deux atolls, du fait de la radioactivité accumulée dans leur sous-sol, soient classés comme sites de stockage de déchets radioactifs et inscrits à l’inventaire des site contaminés, afin de mettre en place une signalisation des risques, un contrôle de l’accès à la zone, puis une décontamination [3]. Sans succès.
Menace de tsunami
Les explosions souterraines ont fragilisé les fonds sous-marins, provoquant un risque d’effondrement de la partie Nord de l’atoll, que reconnaît Marcel Jurien de la Gravière, délégué à la sûreté nucléaire et à la radioprotection pour les activités et installations intéressant la Défense (DSND), dans son rapport de 2011 : « Un glissement, qui pourrait atteindre 670 millions de m3, générerait sur Moruroa une vague pouvant atteindre une hauteur de 20 m » et de 2 à 5 mètres dans l’île voisine de Tureia. Faite quelques semaines avant le tsunami qui a frappé Fukushima, l’annonce émeut les Polynésiens. Même si « les zones d’habitations et d’activités de Tureia ne seraient pas submergées », affirme le lieutenant-colonel Frédéric Solano, à la délégation à l’information et à la communication de la Défense.
Le ministre polynésien de l’Environnement et de la Culture, Heremoana Maamaatuaiahutapu, ne sait pas trop quoi en penser. Ce dont il est sûr, c’est que le fond du lagon est jonché de débris, camions et autres jeeps : « Cela fait bizarre de croiser des avions Étendards quand on y plonge », grimace-t-il. L’opération a été surnommée « lagonisation » des déchets. Lors du démantèlement du CEP, les militaires ont tout simplement jeté l’inutile dans l’océan. « Nous voulons que la France dépollue l’ensemble du lagon », poursuit-il. La Défense n’en a pas l’intention, se contentant d’avancer « qu’elle se conformera strictement à l’interdiction », depuis 1986 et la convention de Nouméa, d’immerger de nouveaux déchets. Sur l’atoll de Hao, base avancée du CEP, une pollution aux métaux lourds, aux polychlorobiphényles (PCB) et aux hydrocarbures est alarmante, conclut une étude scientifique [4]. « Elle a préconisé que les habitants restreignent leur consommation de poisson pêché à une fois par mois, rapporte Bruno Barrillot. Mais c’est la base quotidienne de leur alimentation... »
Décroissance de la radioactivité aérienne...
Les tirs aériens, eux, ont laissé moins de traces. Pourtant, ils n’ont pas été aussi propres que le ministère de la Défense l’affirme depuis 1966. En 2013, la déclassification de 2050 pages de documents « secret défense » tempère cette confiance. Selon la Criirad, le tir inaugural de juillet 1966, par exemple, expose les îles Gambier à un niveau de radiation 1700 fois supérieur à celui enregistré par les capteurs de la centrale du Bugey, après le passage du nuage de Tchernobyl. Ces documents confirment 350 retombées radioactives sur les îles polynésiennes entre 1966 et 1974.
« Dans ces archives époustouflantes, on comprend qu’il y avait une véritable connaissance des risques de la part des autorités scientifiques et militaires françaises », souligne Bruno Barrillot. A présent, les derniers rapports officiels du département de suivi des centres d’expérimentations nucléaires (DSCEN) concluent à un « faible niveau de la radioactivité artificielle ». Un constat partagé par la Criirad, qui décrit aujourd’hui en Polynésie « une situation radiologique très satisfaisante, des niveaux très bas de radioactivité naturelle et une faible contamination résiduelle en césium 137 ». La décroissance normale de la radioactivité.
Mais des conséquences présumées sur l’ADN
Pour Bruno Barrillot, c’est surtout dans la santé des Polynésiens, des travailleurs au CEP et de leurs descendants que s’inscrivent les conséquences des essais. L’inhalation ou l’ingestion d’une seule particule radioactive microscopique peut être contaminante. Une étude de 2010 de l’Institut Gustave Roussy sur les cancers de la thyroïde en Polynésie a montré que multiples cas n’étaient explicables que par les essais nucléaires [5]. Le docteur Claude Parmentier observe pour sa part 64 femmes polynésiennes traitées à Villejuif pour un cancer de la thyroïde. L’ADN des Polynésiennes y est trois fois plus altéré que celui d’un groupe tests d’Européennes.
« Les chiffres de l’OMS montrent qu’en Polynésie, les taux de cancers de la thyroïde et de leucémies sont supérieurs aux moyennes des autres pays », décrit Bruno Barrillot. En 2012, la Caisse de prévoyance sociale, la Sécurité sociale polynésienne, a ainsi porté plainte contre l’État français pour obtenir le remboursement des 226 millions d’euros qu’elle estime avoir déboursés pour traiter, selon elle, plus de 5000 pathologies liées aux essais nucléaires entre 1990 et 2010.
« On dénonce le mépris de la France »
Le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (Civen), lui, n’a accepté d’indemniser que 17 malades sur les 931 dossiers reçus [6]. « On dénonce le mépris de la France », déplore Roland Oldham, militant anti-nucléaire et président de l’association Moruroa e tatou. « Le comité est constitué d’experts nommés par le CEA [Commissariat à l’énergie atomique], les critères sont verrouillés et leur objectivité est annulée par la mention d’une dose dite « négligeable » de contamination, dont ils fixent eux-mêmes le seuil. Beaucoup de gens sont fatigués. Quand tu es malade d’un cancer et qu’il te reste six mois à vivre, tu n’as pas envie de mettre ton énergie là-dedans. »
Certes, le nombre de personnes contaminées est difficile à évaluer. Le pays étant peu peuplé, l’échantillon nécessaire à une étude est restreint. Mais aucune recherche épidémiologique d’envergure n’a été menée. Pendant que la France fait la sourde oreille, à Tahiti, le sujet se discute peu entre médecins. Les cadres hospitaliers ont longtemps été issus de l’armée. « Nous sommes dans l’urgence du soin et beaucoup d’entre nous n’ont pas véritablement le temps d’analyser les choses », explique un médecin de Papeete. « Nous avons l’impression qu’il y a une surmortalité éparse : des cancers, des maladies infectieuses, des malformations. Est-elle liée aux essais, à l’épigénétique, aux toxiques alimentaires, aux engrais, à la surconsommation, à la perte de la culture et des connaissances ancestrales, au niveau socio-économique, au retard dans les consultations ? » Les travailleurs malades répugnent aussi à parler. « Il se sentent coupables », confie Roland Oldham. « Parce que le nucléaire les a fait vivre pendant des années. Et maintenant qu’on parle des conséquences de la contamination sur les générations suivantes... » Les effets des radiations ne se mesurent plus seulement en surnombre de cancers.
Effets héréditaires
Rien ne prédestinait Christian Sueur, psychiatre et responsable du service d’hospitalisation de jour de pédopsychiatrie à Papeete, à s’intéresser aux essais nucléaires. Mais il reçoit plusieurs jeunes patients dont il n’arrive pas à s’expliquer les troubles envahissants du développement ou psychotiques. « Après examens génétiques, comme dans toute suspicion d’autisme, j’ai constaté des choses étranges : des translocations génétiques, des modifications chromosomiques exceptionnelles, des chromosomes cassés », relate le médecin. Il recoupe ses observations avec plusieurs nouvelles études qui concluent à un effet héréditaire de certaines maladies radio-induites [7].
L’irradiation des gamètes des sujets exposés à la radioactivité peut entraîner une instabilité génomique qui peut ne s’exprimer que plusieurs générations plus tard. « Contrairement aux malformations et maladies génétiques qui s’éliminent au fur et à mesure, du fait de la mortalité et des fausses couches, poursuit-il, l’instabilité génétique se stocke et se renforce ». Il cite la généticienne bélarusse Rosa Goncharova, qui a démontré que le phénomène, sur des petits mammifères exposés aux retombées de Tchernobyl, croissait sur 22 générations.
Risques psycho-sociaux
A Tureia, tout proche de Moruroa, Kua et Teariki vont bientôt se marier. Pour le jeune couple, il n’existe pas de meilleur endroit : la vie y est tellement simple. Pourtant, les familles de l’un et de l’autre ont été décimées par les cancers. « Alors t’imagines mon bébé ? J’ai peur qu’il soit malade », s’inquiète Teariki devant la caméra de Titti Johnson et Helgi Felixson, réalisateurs de Vive la France, un documentaire qui retrace les conséquences des essais sur l’atoll. Rares ont été les éditions du Festival international du film documentaire océanien, qui l’a projeté cette année, où un film sur les essais nucléaires n’ait pas été programmé.
Christian Sueur aimerait faire des recherches sur les effets psycho-sociaux « de cette menace génocidaire, au sens du génome, qui pèse sur les Polynésiens. Sur les conséquences de l’obligation de silence sur la question », que peu arrivent à braver. Et « y compris chez les militaires », frappés de déni et de refoulement. Kua et Teariki veulent fièrement ouvrir la première boulangerie de l’île. Mais la banque a refusé de leur prêter l’argent, à cause du risque de tsunami à Tureia. Les yeux de Kua s’embuent : « Il faut que la France ne nous oublie pas. C’est un cri de secours, quoi ! »
Justement, militaires et scientifiques du CEA réinvestissent en ce moment Moruroa, pour l’opération « Telsite 2 ». L’économat des armées vient de lancer une opération d’une centaine de millions d’euros de rénovation du système de surveillance géomécanique de l’île. Il s’agit de remplacer des capteurs sous-marins installés en 1980, après qu’un tir eut entraîné la chute d’un pan de falaise corallienne. « Telsite 2 n’a pas vocation à mieux anticiper » le risque de vague, affirme le lieutenant-colonel Frédéric Solano, « mais à continuer d’assurer la sécurité du personnel militaire à Mururoa et des habitants de Tureia ».
Toujours pas de suivi radiologique individuel des travailleurs
Une base de vie est en train d’être construite, qui accueillera bientôt 250 personnes. Une centaine de Polynésiens devrait être embauchés sur ce site peu banal. Roland Oldham soupire : « On va encore envoyer de jeunes Polynésiens dans des endroits contaminés, alors qu’il faudrait des travailleurs spécialisés. On leur conseille de demander au moins l’endroit exact où ils vont travailler et si des mesures de radioactivité y ont été effectuées. » « Est-il prévu que la médecine du travail fasse leur bilan santé avant et après leur mission ? ajoute Bruno Barrillot. Je n’en suis pas sûr. » Le lieutenant-colonel Frédéric Solano confirme ses craintes : « L’ensemble de l’atoll de Mururoa a été expertisé par l’Agence internationale à l’énergie atomique qui a souligné qu’il n’était pas nécessaire de mener des actions de remédiation ou de surveillance radiologique sur des critères de radioprotection. Il n’y a donc pas nécessité d’un suivi radiologique individuel des travailleurs. »
Avant que le ministère de la Défense ne vienne lui présenter la mission de « modernisation » Telsite 2, le gouvernement local ignorait que 13 des 20 capteurs de surveillance de Telsite ne fonctionnaient plus. « Le système de surveillance est opérationnel et joue bien son rôle en terme de sécurité », certifie le lieutenant-colonel Frédéric Solano. « On demande plus de transparence, déclare Heremoana Maamaatuaiahutapu. La population se sent trahie, abandonnée après avoir été utilisée. On ne peut pas empêcher les gens de fantasmer sur les conséquences des essais si l’on n’obtient pas d’informations claires. »
Pas d’informations pour les Polynésiens
Chaque ministre français qui se rend à Papeete est étonné que la question du nucléaire soit la première à surgir. « C’est un problème de fond qu’il faudra bien régler un jour, estime Bruno Barrillot. Il faudrait une instance de dialogue entre le gouvernement français et la Polynésie ». En 2012, le sénateur polynésien Richard Tuheiava propose une loi qui instaurerait une commission de suivi des conséquences des essais. Ainsi qu’une rétrocession de Moruroa et Fangataufa à la Polynésie française. « On pourrait former des Polynésiens à la surveillance et la gestion du site et mener des expertises radiologiques indépendantes, qui n’ont jamais eu lieu dans cette zone », approuve Bruno Barrillot.
Encore aujourd’hui, le moindre incident qui s’y produit est signalé directement à Paris, par satellite, sans être communiqué au gouvernement polynésien, généralement informé deux ans plus tard par un rapport écrit. Adoptée par le Sénat, la proposition reste bloquée, depuis trois ans, à l’Assemblée. Au bord du lagon, Kua et Teariki, eux, ont abandonné leur île et leur rêve de boulangerie pour s’installer à Papeete. Là où sont les médecins.
Audrey Guiller
Photos :
– Explosion d’une bombe atomique aérienne de 914 kilotonnes, le 3 juillet 1970 à 18h30, au dessus de l’atoll de Moruroa (essai Licorne). La photo a été restaurée / CC Pierre J (via flickr).
– Roland Oldham, militant anti-nucléaire et président de l’association Moruroa e tatou, devant le mémorial des essais nucléaires à Papeete / © Audrey Guiller
– Vue aérienne d’un atoll / CC Jean-Paul Mutz
– D’autres documents d’archives sont disponibles sur le site : www.moruroa.org/Texte.aspx?t=10