Un texte de Sameer Pandy (Congrès national des syndicats indiens), traduit par nos soins. Ce texte est adapté d’une présentation réalisée à la 11e conférence universitaire Global Labour à Johannesburg, en Afrique du Sud, qui s’est déroulée du 28 au 30 septembre 2016.
Historiquement, les travailleurs et travailleuses se sont retrouvé-e-s tout au bout de la table, se faisant refuser les fruits de leur labeur. La syndicalisation a, par conséquent, cherché à changer les rapports de force dans la société. Parfois, les syndicats ont tenté de s’aligner avec des gouvernements pour les pousser du côté des travailleurs et travailleuses. D’autres fois, les syndicats ont plutôt développé des stratégies organisationnelles qui voyaient au-delà du pouvoir étatique. En Inde comme ailleurs, l’action politique syndicale [NDT. Traduction libre du concept « political unionism » dans l’article original] – où les syndicats soutiennent un parti politique en quête du pouvoir étatique – a été très courante.
Ce court article va amener un point de vue critique sur l’histoire de l’action politique syndicale en Inde. Je vais y défendre la nécessité d’un changement de perspective stratégique des syndicats, vers un travail qui se situe en dehors des cadres étatiques, vers la construction de mouvements qui refusent de participer à l’État et qui cherchent à la place à faire pression sur lui pour amener des améliorations là où c’est possible, à travers la mobilisation « bottom-up », du bas vers le haut (par la base).
Les syndicats sont toujours politiques et ont d’intenses traditions d’engagement politique. Il est important de noter que les syndicats, dans le passé, ont contribué à la transformation des paysages politiques et économiques de plusieurs pays à travers le monde, figurant comme une source de pouvoir pour la classe ouvrière contre les gouvernements autoritaires et les patrons exploiteurs. Il y a différentes façons par lesquelles les syndicats peuvent s’engager dans la politique, mais dans l’Ouest, cela a fréquemment impliqué l’action politique syndicale sous la forme d’alliances avec des partis travaillistes ou de gauche. En Asie et en Afrique, l’action politique syndicale s’est développée durant et à travers le cours des luttes pour l’indépendance et a vu le maillage dans plusieurs cas de syndicats avec les partis nationalistes. Le problème, dans ces deux cas, est que cette stratégie a engagé une classe sociale (le prolétariat) à soutenir des partis politiques qui, empêtrés dans l’État, en ont représenté une autre, la classe opposée (la classe dominante dans la société).
De manière générale, après les victoires anticoloniales, l’action politique syndicale s’est retrouvée occupée avec les agendas postcoloniaux des États en développement, qui ont vu en les syndicats des « partenaires subalternes » en une ère de reconstruction économique née de la fin de l’ère coloniale. L’action politique syndicale a tenté d’influencer l’État et, spécifiquement, d’influencer les politiques du travail. La plupart du temps, toutefois, les directions syndicales ont été instrumentalisées de manière directe par l’État dans ses objectifs. Cela a affaibli les syndicats et – alors que de plus en plus de partis ont émergé – fragmenté le mouvement syndical pendant que chaque parti sollicitait sa propre aile syndicale.
Aujourd’hui, les syndicats ont été affaiblis par la forme changeante et l’accroissement de la force du capitalisme sous la mondialisation néolibérale, mais nous ne pouvons réduire les problèmes au néolibéralisme. Les syndicats étaient déjà affaiblis par les gouvernements postcoloniaux, qui les voyaient comme des menaces et réagissaient stratégiquement, soit en les démantelant complètement, soit en tentant de les contrôler et de les coopter. L’Inde présente un cas intéressant : avec une très grande population, un taux élevé de sans-emplois et le « cheap labour » (la main-d’œuvre bon marché), elle est devenue une plaque tournante pour les investissements directs étrangers (IDE). Les travailleurs et travailleuses sont constamment évincé-e-s des emplois formels, où les syndicats sont le plus présents, et sont par conséquent poussé-e-s en dehors du parapluie du mouvement syndical. L’Inde a aujourd’hui une pléthore de syndicats, avec des pouvoirs de négociation affaiblis et des défis réels pour syndiquer la masse croissante des travailleurs et travailleuses des secteurs informels de l’époque néolibérale.
Mais la faiblesse syndicale n’a pas débuté avec le néolibéralisme. Lors de l’indépendance en 1947, le gouvernement Indien a mis en place une nouvelle politique industrielle : de 1947 à 1966, elle s’est traduite par des passages intensifs vers l’industrialisation par substitution aux importations (ISI). Les syndicats étaient assez grands et exerçaient assez d’influence en ce temps pour faire pression sur le gouvernement pour nationaliser les banques, les mines, les compagnies pétrolières, etc. L’ISI a amené la croissance des entreprises d’État, qui à leur tour ont apporté une forte croissance du nombre d’employé-e-s du secteur public et la montée rapide des taux de syndicalisation. L’État était maintenant l’un des plus grands employeurs et jouait un rôle majeur dans la définition des salaires et des conditions de travail. Le militantisme syndical s’est accru à partir de la fin des années 1960, en tandem avec la crise mondiale du capitalisme, avec des moyennes en Inde de plus de 2000 grèves par année de 1966 à 1979 [1].
Néanmoins, les travailleurs et travailleuses sont demeuré-e-s exclu-e-s de tout contrôle sur les possessions de l’État. Les structures syndicales sont devenues hautement centralisées, comme l’État visait des négociations collectives centralisées, et les négociations collectives sont devenues empêtrées dans la politique parlementaire en raison de l’action politique syndicale. Les syndicats ne se sont pas unis, le même modèle de divisions s’est établi depuis longtemps. Le nombre de syndicats reconnus s’est accru de 4 623 en 1951 à 14 686 en 1966 [2]. Vers 1979, le nombre de syndicats reconnus avait monté en flèche à 34 430.
Le Congrès des syndicats indiens (AITUC) a été formé en 1920, et est lié à l’un des partis communistes, le Parti Communiste d’Inde, fondé en 1925. Des politiciens nationalistes et des dirigeants syndicaux ont formé le Congrès national des syndicats indiens (INTUC) à New Delhi en 1947, aligné au parti au pouvoir d’alors, le Congrès national indien. Celui-ci avait pour but d’unir le mouvement ouvrier, mais il n’a pas mis fin aux divisions en son sein. L’Inde a vu la création de la centrale syndicale Hind Mazdoor Sabha (HMS) en 1948, qui était orientée vers une idéologie socialiste; puis est venu le United Trade Union Congress (UTUC) en 1949, lié au Parti socialiste révolutionnaire et avec une idéologie basée sur le communisme maoïste; le United Trade Union Congress-Lenin Sarani (UTUC-LS) en 1951, lié au Centre d’unité socialiste de l’Inde (communiste) et au communisme soviétique; puis le Bharativa Mazdoor Sangh (BMS) en 1955, basé sur le nationalisme de droite du Rashtriya Swayamsevak Sangh (Organisation patriotique nationale), parent du Bharativa Janata Party (BJP). Le sort des syndicats était lié à celui des partis. Par exemple, avec la montée du BJP, le BMS et ses affiliés ont connu une augmentation de leur membrariat vérifié jusqu’à atteindre 6,2 millions de membres dans les dernières années, ce qui en fait l’une des plus grandes centrales syndicales.
Un élément fondamental dans le lien entre les syndicats et les partis et un facteur essentiel pour comprendre les divisions incessantes est que les dirigeants des syndicats alliés avec des partis politiques peuvent être généreusement récompensés lorsque leur parti forme le gouvernement. Ils se voient nommés à des postes de président, de directeurs et de membres d’entreprises, de pans du secteur public, de banques et de commissions. Il y a une féroce compétition pour ces positions lucratives et la classe dirigeante préfère les dirigeants syndicaux qui ont mauvaise réputation ou de sombres passés. Ils sont corruptibles. Récompensés généreusement, ils oublient le mandat donné par les travailleurs et travailleuses qu’ils sont censés représenter, agissant à la place comme des gérants au sein des syndicats.
Vers 1980, l’État est progressivement passé des ISI au néolibéralisme dans un contexte de récession. Plutôt que de faire front de manière unie devant ces affronts, les syndicats se sont rapidement multipliés et se sont affiliés à différents partis politiques dans un mouvement de compétition entre chacun. En conséquence du ralentissement économique et de la répression croissante, le nombre de syndicats reconnus a brusquement tombé de 34 430 en 1979 à 15 042 en 1981 [3]. Puis, le nombre de syndicats reconnus a drastiquement augmenté, de plus du triple, de 15 042 en 1981 à 53 535 en 1991. Alors que le nombre de syndicats a augmenté, ceux-ci sont devenus de plus en plus polarisés et divisés tant au niveau national qu’à celui de l’État.
L’Inde a la plus grande force de travail après la Chine, mais la classe ouvrière en Inde est clairement divisée et bat en retraite. Elle est incapable de construire un contre-pouvoir par la base. Vers 2008, il y avait une douzaine de fédérations ou de centrales syndicales. Pendant ce temps, les syndicats organisaient ensemble seulement près de 13,4% de tous les travailleurs et des toutes les travailleuses (incluant les salariés permanents et les temporaires) et seulement 28,8% des travailleurs permanents et travailleuses permanentes – des nombres qui dans les deux cas sont en baisse depuis 1993 [4].
Le mouvement syndical n’est pas en position pour construire un contre-pouvoir qui puisse changer en profondeur le rapport de force entre les classes à ce stade. Il peut suggérer des changements dans les politiques, mais c’est ultimement au parti au pouvoir et aux capitalistes de décider si ces propositions devraient être acceptées ou non. Les partis voient les syndicats comme des réservoirs de votes et comme un moyen pour les politiciens de faire leur ascension dans le système de classe et de consolider leurs positions au sein de la classe dirigeante. Tout comme dans l’Ouest, les mouvements ouvriers sont instrumentalisés au bénéfice de partis et d’élites – après les élections, les promesses sont trahies et les réformes oubliées. Par exemple, le BMS, ainsi que d’autres fédérations syndicales, ont pris part à des grèves nationales contre les privatisations et la sous-traitance, mais le BJP a poursuivi ces politiques; le INTUC a eu la même expérience avec les gouvernements du Congrès national indien. Plutôt que d’aider les syndicats, ces alliances avec les partis les ont entravés, affaiblissant leur pouvoir de négociation et leur capacité à exercer un pouvoir structurel dans les lieux de production.
Il est essentiel de façonner une nouvelle trajectoire pour les syndicats, une nouvelle trajectoire qui pourrait se construire sur les développements positifs des dernières années face aux défis de la mondialisation néolibérale. Parmi ceux-ci, notons les efforts pour surmonter les divisions syndicales : en Inde, le relativement nouveau Forum des fédérations rassemble les syndicats de différentes idéologies sous un même toit et a organisé trois grèves nationales historiques qui ont forcé le gouvernement à reculer un peu. Il y a aussi de nouvelles stratégies d’organisation, parmi celles-ci le militantisme avec la société civile (au-delà des partis), incluant les ONGs, et l’engagement dans les campagnes de mobilisation et de sensibilisation. Plusieurs ont formé de nouveaux collectifs au sein des syndicats, comme des collectifs pour la santé, des collectifs de jeunes et des collectifs de femmes. Ces derniers ont permis de développer la conscience parmi les travailleuses autour de questions comme l’équité salariale, l’assurance-maladie, les conditions de travail et, au-dessus de tout, de lever leur voix contre le harcèlement sexuel en milieu de travail. Il y a également des efforts d’organisation dans des secteurs de travail informel.
Il est crucial de créer une distance avec les partis politiques, et leurs schismes, et d’opter pour une approche de classe, inclusive et « bottom-up » (du bas vers le haut ou par la base). Il est devenu impératif pour les syndicats de commencer à penser à des alternatives en dehors de leurs alliances et en dehors de l’État, de construire des structures de contre-pouvoir, qui peuvent tenir bon face à l’État et au capital tout en se battant pour les travailleurs, les travailleuses et les moins nanti-e-s.
Cela inclut de combattre les divisions, l’intolérance, le sectarisme et les idées de droite et de viser la construction d’une nouvelle société faite d’égalité et de liberté.
Sameer Pandy
Traduction du Blogue du Collectif anarchiste Emma Goldman
Sameer Pandy
Emma Goldman
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