L’Australie brûle. C’est un phénomène complètement sain, normal, organique. Le pays abrite une végétation combustible et des espèces animales et végétales adaptées au feu. Mais ces espèces ne sont pas acclimatées à un feu de cette ampleur et de cette intensité. Les incendies auxquels l’Australie est actuellement confrontée sont sans précédent.
En quelques semaines, près de 10,3 millions d’hectares, soit près de la taille du Royaume-Uni, ont été ravagés par les flammes. Au moins vingt-huit personnes sont mortes. 1,25 milliard d’animaux ont été tués. Alors qu’un nombre croissant d’Australien·nes condamnent la gestion par la coalition conservatrice de Scott Morrison de cette crise sans précédent et réclament des actions urgentes pour le climat, le gouvernement, lui, fait l’autruche.
Les dirigeants conservateurs, suivis de près par Rupert Murdoch, actionnaire majoritaire de l’empire médiatique News Corporation, s’efforcent de minimiser le lien entre le changement climatique et les conditions environnementales extrêmes du pays-continent, à coup de désinformation. Leur angle d’attaque : les incendies en Australie ne représentent pas une « crise climatique » mais une « crise des incendies criminels ». Dans les faits, environ 1% des terres brûlées en Nouvelle-Galles du Sud ont été officiellement attribuées à des incendies volontaires.
« Personne ne nous a écoutés »
L’Australie brûle et nous regardons ailleurs. Ces incendies ont effacé des forêts entières et, avec elles, la mémoire culturelle des communautés autochtones. Pour de nombreux leaders aborigènes, la crise actuelle offre l’occasion de fonder un nouveau paradigme, où la culture autochtone et les savoirs acquis par les indigènes sur l’environnement qu’ils avaient soigneusement entretenus pendant des millénaires doivent jouer un rôle central dans la gestion des terres future.
Membre des Bundjalungs, gardiens originels de la zone côtière septentrionale de la Nouvelle-Galles du Sud, Oliver Costello lâche, non sans amertume : « Cela fait un moment que nous répétons aux gens que de grands incendies arrivent. Personne ne nous a écoutés. » Les populations aborigènes, premiers êtres humains connus à avoir peuplé la partie continentale de l’Australie, ont appris à gérer et calmer les risques de méga-feux grâce à une connaissance spécifique des écosystèmes locaux et à des brûlis raisonnés et soigneusement contrôlés.
« Avant la colonisation, les tribus suivaient la loi de la terre en gérant les relations des plantes et des animaux locaux, qui ont leur propre identité et leurs propres comportements, avec le feu. Lorsque vous brûlez de la bonne façon, vous obtenez les bons animaux, les bonnes plantes et les bonnes personnes aux bons endroits. Lorsque vous brûlez mal, vous perturbez ces relations », expose Oliver Costello, à la tête de Firesticks [1], une organisation qui s’assure de la conservation des pratiques autochtones de gestion des incendies et des terres.
Un écocide perpétré depuis la colonisation
L’Australie a été colonisée par les Britanniques en 1788. Les colons ont commis un génocide, un ethnocide et un écocide sur ce territoire occupé depuis plus de 40.000 ans par les peuples austraux, avec pour résultat la perte de systèmes de connaissances traditionnelles, basés sur plusieurs milliers de générations d’observation de la nature.
Comme le relate l’écrivain Bruce Pascoe – d’ascendance autochtone, cornouaillaise et coloniale – dans son ouvrage Dark Emu, les colons furent surpris, en découvrant le nouveau continent, de la physionomie du paysage, qu’ils comparent alors à un « parc à l’anglaise », un « gentleman’s park », un « parc français », ou un « immense parc ». Les forêts impénétrables y étaient rares, et l’espace y était aéré, structuré en une alternance de prairies, de bosquets, et de futaies dépourvues de sous-bois. Ils furent également frappés par la dextérité avec laquelle les communautés aborigènes utilisaient le feu pour entretenir ce paysage.
« Le feu est bénéfique pour le terrain quand il est appréhendé de façon holistique. »
Oliver Costello, à la tête de l’organisation Firesticks
Armés de leurs fire-sticks et aidés par une solide connaissance des conditions climatiques, du régime des vents et de la biologie des plantes, les Aborigènes pratiquaient des brûlis raisonnés, selon un calendrier coordonné entre les tribus et organisés en vastes damiers. La clé de cette pratique repose sur une connaissance et une compréhension approfondies du paysage : sa végétation, les espèces animales qui le peuplent, la topographie et le climat.
Les brûlis permettent de contrôler la croissance des buissons, d’alimenter en cendres les végétaux dont ils se nourrissaient, d’organiser le paysage à leur guise et de réveiller les graines de leur dormance. C’est le cas des fleurs sauvages Banksia, qui doivent être stimulées par un incendie pour s’ouvrir.
« Le brûlage culturel consiste à appliquer un certain feu à un certain territoire. Le feu est bénéfique pour le terrain quand il est appréhendé de façon holistique », explique Oliver Costello. Par exemple, les feuilles, les herbes sèches et les branches qui jonchent le sol dans les zones où les feux de brousse peuvent se déclarer peuvent être brûlées de manière contrôlée afin de réduire leur potentiel combustibilité.
Des techniques occidentales moins efficaces
La déstructuration des anciennes pratiques de gestion a rendu la végétation plus inflammable et les populations plus vulnérables. En 1990 déjà, le chercheur Phil Cheney, membre du Commonwealth Scientific and Industrial Research Organisation (CSIRO) [2] publiait un article scientifique sur la gestion actuelles des feux de forêt en Australie : « Comme les forêts qui n’étaient aménagées par les services forestiers que depuis vingt ans sont confiées aux services de gestion des parcs qui ont peu d’expérience de gestion du feu, la possibilité apparaît de voir dans l’avenir les grands incendies plus fréquents et probablement plus destructeurs. Le public, au sens large, est privé des compétences de la gestion du feu qui ont été acquises soigneusement et péniblement depuis plus de cent ans. »
Dans le système politique fédéral australien, la gestion des incendies relève de la responsabilité de chaque État et territoire. Si les brigades de protection des incendies sont bien organisées et efficaces dans certaines régions denses, elles sont moins compétentes dans les régions aux populations dispersées des zones arides et subtropicales de l’Australie septentrionale.
Contrairement aux techniques occidentales, le brûlage culturel adopte une approche holistique synchronisée avec les saisons, les durées de gestation des animaux, les période de semis et de plantation. Les Occidentaux appellent cela un « écosystème » ; les Aborigènes utilisent le mot « parenté ». Il s’agit d’un système complexe qui détermine la façon dont les êtres vivants interagissent entre eux et leurs rôles, responsabilités et obligations les uns par rapport aux autres et avec la terre.
« Si vous ne comprenez pas votre responsabilité envers votre pays et votre communauté, la terre tombe malade. C’est inévitable. »
Oliver Costello, à la tête de l’organisation Firesticks
Le respect des saisons est un autre élément fondamental. Avec la colonisation s’est imposé le calendrier grégorien et la division de l’année en quatre saisons. Cependant, les notions européennes d’été, d’automne, d’hiver et de printemps sont totalement inadéquates pour classer les saisons australiennes, très diversifiées. Par exemple, sur la terre des Wardaman, à l’ouest de la ville Katherine dans le Territoire du Nord, c’est actuellement Yijilg, une fin de l’été marquée par de fortes précipitations. Certains territoires voient six différentes saisons par an, d’autres plus, d’autres moins.
« Les Occidentaux se servent des dates et de l’état du combustible pour savoir quand brûler. Ils n’utilisent pas les valeurs, la parenté, les lois culturelles qui régissent le territoire et finissent bien souvent par appliquer le mauvais type de feu, déplore Oliver Costello. Souvent, les feux sont trop chauds. Ils abîment et brûlent la canopée. Le sol se retrouve donc à nu, en proie à la lumière du soleil. Cela accélère la régénération des arbustes qui évincent les herbes, graminées, fougères et autres espèces terrestres, et permet à plus de matière combustible de pousser. » C’est un cercle vicieux.
Ces régimes de feux changent également la structure du sol, de l’humidité, de la lumière et de l’abondance des forêts. « Brûler de la mauvaise façon entraîne plus de risques et endommage l’équilibre entre les espèces. Nous nous retrouvons donc aujourd’hui avec des espèces, des ressources alimentaires et des totems culturels menacés », ajoute Oliver Costello.
L’expert en gestion des incendies se bat depuis des années pour que les systèmes de connaissances des peuples aborigènes soient appliqués aux préoccupations contemporaines de gestion des incendies auxquels nous sommes confrontés, de la Californie jusqu’à Sydney. Depuis décembre 2019, le réseau national Firesticks reçoit beaucoup de coups de fil de pompiers, de responsables politiques, de journalistes.
Cette poussée d’intérêt pour la gestion des feux indigènes est un signe implicite que bon nombre d’Australien·nes reconnaissent la valeur de ce qui a été presque perdu. « Nous avons besoin d’un dialogue international avec les populations autochtones dans une perspective occidentale. Si vous ne comprenez pas votre responsabilité envers votre pays et votre communauté, la terre tombe malade. C’est inévitable. »
Sophie Lamberts, journaliste freelance basée à Sydney