Introduction
La Grèce des années 2010 montre comment un pays et un peuple peuvent être privés de liberté à cause du remboursement d’une dette clairement illégitime. Depuis le 19e siècle, de l’Amérique latine à la Chine en passant par Haïti, la Grèce, la Tunisie, l’Égypte et l’Empire ottoman, la dette publique a été utilisée comme arme de domination et de spoliation (Toussaint, 2017). Au bout du compte, c’est la combinaison de l’endettement et du libre-échange qui constitue le facteur fondamental de la subordination d’économies entières à partir du XIXe siècle. Les classes dominantes locales se sont associées aux grandes puissances financières étrangères pour soumettre leur pays et leur peuple à un mécanisme de transfert permanent de richesses des producteurs locaux vers les créanciers qu’ils soient nationaux ou étrangers.
C’est la combinaison de l’endettement et du libre-échange qui constitue le facteur fondamental de la subordination d’économies entières à partir du XIXe siècle
Contrairement à l’idée reçue, ce ne sont généralement pas les pays endettés périphériques qui provoquent les crises de la dette souveraine. Ces crises éclatent d’abord dans les pays capitalistes les plus puissants ou sont le résultat de leurs décisions unilatérales qui entraînent par ricochets des crises de grande ampleur dans les pays périphériques endettés. Ce n’est pas l’excès de dépenses publiques qui amène la dette à des niveaux insoutenables, mais plutôt les conditions imposées par les créanciers locaux et étrangers. Les taux d’intérêt réels étaient abusivement élevés et les commissions prélevées par les banquiers étaient particulièrement élevées. La conséquence était évidente : les pays qui s’endettaient n’étaient pas en mesure de rembourser leurs dettes. Ils devaient constamment recourir à de nouveaux emprunts pour rembourser les anciens. Et quand ils n’y arrivaient pas, les puissances créancières avaient le droit de recourir à une intervention militaire pour se faire rembourser.
Les crises de la dette et leur dénouement sont toujours pilotés par l’action de grandes banques des principales puissances économiques et par les gouvernements qui les soutiennent.
Au cours des deux derniers siècles, plusieurs États ont répudié avec succès des dettes en arguant qu’elles étaient illégitimes ou odieuses. C’est le cas du Mexique, des États-Unis, de Cuba, de la Russie, de la Chine ou du Costa Rica. Les conflits autour du paiement de la dette ont donné lieu à l’élaboration de la doctrine juridique de la dette odieuse qui est toujours d’actualité (voir encadré sur la dette odieuse).
Selon la doctrine juridique de la dette odieuse théorisée par Alexander Sack en 1927 (Sack, 1927), une dette est « odieuse » lorsque deux conditions essentielles sont réunies :
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Un peu d’histoire
Les créanciers, qu’ils soient de puissants États, des organismes multilatéraux à leur service ou des banques, ont parfaitement su manœuvrer pour imposer leur volonté aux débiteurs
Les créanciers, qu’ils soient de puissants États, des organismes multilatéraux à leur service ou des banques, ont parfaitement su manœuvrer pour imposer leur volonté aux débiteurs. Dès la première moitié du XIXe siècle, un pays comme Haïti a servi de laboratoire. Première république noire indépendante, l’île s’est libérée du joug de la France en 1804. Mais Paris n’a pas pour autant abandonné ses prétentions sur Haïti, en obtenant une indemnisation royale pour les esclavagistes : les accords signés en 1825 avec les nouveaux dirigeants haïtiens ont instauré une dette de l’indépendance monumentale que Haïti ne pouvait plus rembourser dès 1828 et qu’elle a mis en fait un siècle à payer, rendant impossible toute forme de développement réel.
La dette a aussi été utilisée pour asservir la Tunisie à la France en 1881 [3] ou l’Égypte au Royaume-Uni en 1882 [4] car les puissances créancières ont usé de la dette impayée pour soumettre ces pays jusque-là souverains. De même, la Grèce est née dans les années 1830 avec le boulet d’une dette qui l’enchaînait au Royaume-Uni, à la France et à la Russie [5]. L’île de Terre-Neuve, devenue en 1855 le premier dominion autonome de l’Empire britannique, bien avant le Canada ou l’Australie, a renoncé à son indépendance après la grave crise économique de 1933 pour faire face à ses dettes et a finalement été rattachée en 1949 au Canada qui accepte de reprendre 90 % de sa dette (REINHARDT et ROGOFF, 2010).
La dette dans les années 1960-1970
Le processus s’est reproduit après la Seconde Guerre mondiale, quand les pays d’Amérique latine avaient besoin de capitaux pour financer leur développement et quand les pays asiatiques d’abord, puis africains au virage des années 1960, ont accédé à l’indépendance. La dette a constitué l’instrument majeur pour imposer des politiques néocoloniales. Après la seconde guerre mondiale, il n’était plus permis de recourir à la force contre un pays débiteur. Ce sont d’autres moyens qui, dès lors, ont été utilisés.
Les prêts massifs octroyés, à partir des années 1960, à un nombre croissant de pays de la périphérie (à commencer par les alliés stratégiques des grandes puissances, le Congo de Mobutu, l’Indonésie de Suharto, le Brésil de la dictature militaire, et en allant jusqu’à des pays comme la Yougoslavie et le Mexique), jouent le rôle de lubrifiant d’un puissant mécanisme de reprise de contrôle de pays qui, auparavant avaient commencé à adopter avec un succès réel des politiques indépendantes des anciennes métropoles coloniales et de Washington.
Trois grands acteurs ont incité ces pays à s’endetter en les appâtant avec des taux relativement bas :
- les grandes banques occidentales qui regorgeaient de liquidités,
- les pays du Nord qui voulaient relancer leur économie en crise après le choc pétrolier de 1973,
- la Banque mondiale dans le but de renforcer la zone d’influence géopolitique des États-Unis et de ne pas se laisser marginaliser par les banques privées.
Les classes dominantes locales ont également poussé à l’augmentation de la dette et en ont tiré profit sans qu’il y ait de bénéfice pour les peuples.
Les élucubrations théoriques sur la nécessité de recourir à l’endettement extérieur Selon l’approche dominante enseignée dans les universités, l’épargne est préalable à l’investissement et est insuffisante dans les PED. Dès lors la pénurie d’épargne est un facteur explicatif fondamental du blocage du développement. Un apport de financement extérieur est nécessaire. Paul Samuelson, dans Economics (SAMUELSON, 1980), se base sur l’histoire de l’endettement des Etats-Unis aux XIXe et XXe siècles pour déterminer quatre étapes différentes menant à la prospérité :
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La crise de la dette des années 1980
À la fin 1979, les États-Unis ont décidé d’augmenter leurs taux d’intérêt, ce qui a eu des répercussions sur les taux appliqués au pays endettés au Sud qui étaient variables et ont eux aussi fortement augmentés. Couplée à une baisse des cours des matières premières exportées par les pays du Sud (pétrole, café, cacao, coton, sucre, minerais...) qui a produit une réduction des revenus d’exportation, cette hausse des taux a refermé le piège.
Une nouvelle forme de colonisation sans administration ni armée coloniale sur place, le mécanisme de la dette s’est chargé de prélever les richesses produites et de les diriger vers les créanciers
En août 1982, le Mexique et d’autres pays ont annoncé qu’ils n’étaient plus en mesure de rembourser. C’est là qu’est intervenu le Fonds monétaire international (FMI), qui, à la demande des banques créancières, a prêté aux pays en difficulté, au taux fort, à la double condition qu’ils poursuivent le remboursement de leurs emprunts aux banques et qu’ils mènent la politique décidée par ses experts : abandon des subventions aux produits et services de première nécessité, réduction des dépenses publiques, dévaluation de la monnaie, taux d’intérêt élevés pour attirer les capitaux étrangers, production agricole tournée vers l’exportation, ouverture totale des marchés par la suppression des barrières douanières, libéralisation de l’économie avec abandon du contrôle des mouvements de capitaux et suppression du contrôle des changes, fiscalité aggravant les inégalités avec hausse de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) et préservation des revenus du capital, privatisations des entreprises publiques rentables…
Les prêts d’ajustement structurel visent l’abandon par ces pays de leur politique nationaliste et une connexion plus forte des économies de la périphérie au marché mondial dominé par le centre. Il s’agit également d’assurer l’approvisionnement des économies du centre en matières premières et en combustibles. En mettant les pays de la périphérie progressivement en concurrence les uns par rapport aux autres, en les incitant à « renforcer leur modèle exportateur » et l’exploitation de leurs ressources naturelles, l’objectif est de faire baisser les prix des produits qu’ils exportent, et, par conséquent, de réduire les coûts de production au Nord et d’y augmenter les taux de profit.
C’est ainsi qu’est apparue une nouvelle forme de colonisation : plus besoin d’entretenir une administration et une armée coloniale sur place, le mécanisme de la dette s’est chargé de prélever les richesses produites et de les diriger vers les créanciers. Cela n’empêche pas pour autant l’ingérence politique et économique lorsque les intérêts des créanciers et des puissances néocoloniales sont menacés.
Évolution dans les années 2000
À partir de 2003-2004, les prix des matières premières et des produits agricoles ont commencé à augmenter dans un contexte de forte demande internationale. Cela a permis aux pays exportateurs de tels produits d’augmenter leurs recettes, surtout en monnaies fortes (dollar, euro, yen, livre sterling). Certains PED en ont profité pour augmenter leurs dépenses sociales alors que la majorité a investi ces rentrées dans l’achat de bons du Trésor des États-Unis, finançant par ce biais la principale puissance mondiale.
Par ailleurs, l’augmentation des ressources de certains pays, en raison de l’augmentation des rentrées en devises et de l’affluence des investisseurs privés avant le déclenchement de la crise de 2007-2008, a fait perdre du poids à ces deux institutions.
Un autre facteur a renforcé ce phénomène : la Chine en pleine expansion s’est transformée en atelier du monde et a accumulé d’énormes réserves de change. Elle a augmenté significativement le financement des pays en développement. Ses prêts sont venus concurrencer ceux des institutions financières multilatérales et des pays industrialisés.
Depuis 2018-2019, une nouvelle crise de la dette touche directement des pays comme l’Argentine, le Venezuela, la Turquie, l’Indonésie, le Nigeria, le Mozambique, …
Dans les années 2000, la réduction des taux d’intérêt au Nord a réduit le coût de la dette au Sud. Les banques centrales des pays les plus industrialisés ont procédé à une baisse des taux d’intérêt, surtout depuis la crise qui a éclaté en Amérique du Nord et en Europe occidentale à partir de 2007-2008, et à l’injection massive de liquidités dans le système financier pour sauver les grandes banques et entreprises endettées, ce qui a impliqué indirectement une baisse du coût du refinancement pour les pays en développement.
Ce financement à bas coût, combiné à l’afflux de capitaux du Nord à la recherche de rendements plus rentables face aux taux d’intérêt bas au Nord et à des recettes d’exportation élevées, a donné aux gouvernements des pays en développement une dangereuse impression de sécurité. Et la situation a commencé à se dégrader depuis 2016-2017 car le taux d’intérêt croissant fixé par la FED (le taux directeur de la FED est passé de 0,25 % en 2015 à 1,5 % en octobre 2019) et les cadeaux fiscaux faits aux grandes entreprises étatsuniennes par Donald Trump entraînent un rapatriement de capitaux vers les Etats-Unis. Par ailleurs, les prix des matières premières ont eu une tendance à baisser ce qui diminue les revenus des pays en développement exportateurs de biens primaires et rendent plus difficile le remboursement de la dette car il s’effectue principalement en dollars ou en d’autres monnaies fortes.
Depuis 2018-2019, une nouvelle crise de la dette touche directement des pays comme l’Argentine, le Venezuela, la Turquie, l’Indonésie, le Nigeria, le Mozambique, …
La dévaluation des monnaies de ces pays renchérit le coût du paiement de leur dette qui s’effectue en dollars principalement.
Panorama global de la dette au Sud
Ces dernières années ont été caractérisées par une augmentation significative de la dette externe en termes absolus. Elle a été multipliée par trois entre 2000 et 2017. La majeure partie de cette augmentation s’est concentrée dans le secteur privé.
Tableau 1. - La dette externe par régions (en milliards de dollars US)
En mds $ | Dette externe | ||||
1980 | 1990 | 2000 | 2012 | 2017 | |
Amérique latine & Caraïbes | 230 | 420 | 714 | 1258 | 1501 |
Afrique subsaharienne | 61 | 176 | 213 | 331 | 535 |
MENA [6] | 64 | 137 | 144 | 177 | 294 |
Asie du Sud | 37 | 126 | 163 | 501 | 706 |
Asie de l’Est & Pacifique | 61 | 234 | 497 | 1412 | 2461 |
Pecot [7] et Asie centrale | 58 | 101 | 234 | 1150 | 1570 |
Total | 510 | 1194 | 1966 | 4830 | 7070 |
[gris]Source : http://datatopics.worldbank.org/debt/ids/region/lmy[/gris] |
Dans le cas de la dette publique externe, le volume a augmenté mais moins fortement que celui de la dette externe des entreprises privées.
Tableau 2. La dette publique externe par régions (en milliards de dollars US)
En mds $ | Dette publique externe | ||||
1980 | 1990 | 2000 | 2012 | 2017 | |
Amérique latine & Caraïbes | 126 | 314 | 385 | 577 | 721 |
Afrique subsaharienne | 42 | 144 | 162 | 200 | 342 |
MENA | 54 | 114 | 112 | 121 | 178 |
Asie du Sud | 32 | 108 | 135 | 215 | 330 |
Asie de l’Est & Pacifique | 36 | 173 | 271 | 354 | 550 |
Pecot et Asie centrale | 34 | 80 | 118 | 297 | 517 |
Total | 323 | 932 | 1184 | 1766 | 2640 |
[gris]Source : http://datatopics.worldbank.org/debt/ids/region/lmy[/gris] |
La dette au Sud
En dépit des discours optimistes de la Banque mondiale et du FMI, la dette des PED continue de représenter un sérieux obstacle à la satisfaction des droits humains et besoins fondamentaux de leurs habitants. Les inégalités ont profondément augmenté et les progrès dans le développement humain ont été très limités.
L’Afrique
En dépit des discours optimistes de la Banque mondiale et du FMI, la dette des PED continue de représenter un sérieux obstacle à la satisfaction des droits humains et besoins fondamentaux de leurs habitants
En ce qui concerne l’Afrique subsaharienne, les flux sortants vers l’étranger à travers le service de la dette et le rapatriement des bénéfices des transnationales sont très élevés. En 2012, le rapatriement des bénéfices de la région la plus appauvrie de la planète a représenté 5 % de son PIB contre 1 % pour l’aide publique au développement. Dans ce contexte, il convient de se demander : qui aide qui ?
Si l’on prenait en compte le pillage des ressources naturelles de l’Afrique par les grandes sociétés privées, la fuite des cerveaux africains, les biens mal acquis amassés par les classes dominantes africaines et placés dans les pays développés, les manipulations des prix de transfert par les sociétés transnationales privées... on verrait clairement que l’Afrique est saignée à blanc [8].
Les relations européennes avec l’Afrique constitue un exemple d’établissement de relations néocoloniales. Celles-ci se sont développées au-delà du cadre des accords ACP de Cotonou [9]. Aujourd’hui, l’UE impose d’autres cadres plus importants dans ses relations avec l’Afrique, un cadre de partenariat de l’UE pour les migrations (le plan d’action de La Valette avec les processus de Khartoum et de Rabat) et il faut ajouter les cadres et accords bilatéraux que les pays européens ont avec des pays ou régions africains. Sans oublier pour 15 pays africains, le franc CFA qui se transformera prochainement en Eco pour 8 d’entre eux.
Beaucoup de citoyens et citoyennes des pays du Nord ne savent pas à quel point les conditions et clauses imposées dans le cadre de ces accords jettent les bases d’une nouvelle crise de la dette dans les pays en développement. Des faits essentiels que la plupart des gens ignorent sont que, alors que le volume total de l’aide au développement que l’Afrique reçoit chaque année de l’Europe est de plus ou moins 21 milliards de dollars, les migrants Africains établis en Europe versent près de 30 milliards de dollars, soit près de 50 % de plus que le montant de l’aide Européenne ; ou que les fonds actuellement disponibles auprès du Fonds d’Investissement Européen pour l’entièreté du continent africain se chiffrent à 3,3 milliards de dollars, soit l’équivalent du coût d’un projet d’infrastructure de moyenne envergure comme un port.
En outre, le nouveau budget proposé par l’UE couvrant la période 2021 à 2027 prévoit d’allouer plus de 34,9 milliards de dollars à divers mécanismes de contrôle migratoire [10]. Au final, l’Europe dépensera davantage pour faire patrouiller à ses frontières que ce qu’elle alloue à l’Afrique en aide au développement ou ce que l’Afrique subit en termes de pertes commerciales avec l’Europe. L’impact de ces accords sur les résultats commerciaux est également notable. De 2003 à 2014, l’Afrique a toujours eu une balance commerciale excédentaire avec l’Europe, alors que depuis 2015, la tendance s’est inversée pour atteindre près de 30 milliards de dollars de déficit.
L’Amérique latine et les Caraïbes
Tableau 3. La dette et les ressources destinées à son remboursement (en milliards de dollars US) : Amérique latine et Caraïbes [11]
En Mds $ | Dette extérieure | Dont : dette extérieure publique |
Stock de la dette en 1970 | 8 | 8 |
Stock de la dette en 2012 | 1200 | 492 |
Stock de la dette en 2017 | 1502 | 722 |
Remboursement entre 1970 et 2012 | 2679 | 1547 |
Remboursement entre 1970 et 2017 | 3707 | 1937 |
[gris]Sources : Dette extérieure totale : https://data.worldbank.org/indicator/DT.TDS.DECT.CD Dette extérieure publique et garantie : https://data.worldbank.org/indicator/DT.TDS.DPPG.CD[/gris] |
L’Amérique latine présente un des soldes négatifs de dette externe les plus élevés parmi les continents en développement pour la période 1985-2017.
Tableau 4. Transferts nets sur la dette extérieure de 1985 à 2017 (en milliards de dollars US) : Amérique latine et Caraïbes
Transferts nets sur la dette extérieure (en mds $US) | De 1985 à 2017 |
---|---|
Dette extérieure | -14 |
Dette extérieure publique | -127 |
[gris]Sources : Dette extérieure publique et garantie https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/DT.NTR.DPPG.CD Dette extérieure : https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/DT.NTR.DECT.CD?end=2017&start=2000[/gris] |
L’impact du paiement de la dette sur l’utilisation des ressources publiques
Tableau 5. Répartition des dépenses dans les budgets nationaux (en % du PIB et en % du budget) en Amérique latine en 2013 [12]
% du PIB | % du Budget | |||||
Service de la dette publique | Dépenses publiques pour l’éducation | Dépenses publiques pour la santé | Service de la dette publique | Dépenses publiques pour l’éducation | Dépenses publiques pour la santé | |
Argentine | 9,6 | 1,8 | 1,0 | 38,4 | 7,3 | 4,0 |
Brésil | 22,7 | 1,8 | 2,1 | 42,2 | 3,9 | 3,4 |
Colombie | 6,3 | 3,5 | 1,6 | 24,3 | 13,4 | 6,2 |
Équateur | 3,7 | 7,1 | 3,1 | 8,3 | 15,9 | 6,8 |
Si l’on prend en compte l’évolution, entre 2015 et 2017, des dépenses gouvernementales pour la cinquantaine de pays à bas revenus, on constate une augmentation des dépenses relatives au remboursement de la dette, une réduction des dépenses en matière de santé et une stagnation en matière d’éducation (voir le graphique 1)
Graphique 1 - Dépenses publiques des pays à faibles revenus pour le service de la dette publique, l’éducation et la santé [13] (en % du PIB)

On constate également entre 2015 et 2017, une augmentation des dépenses publiques liées au remboursement de la dette publique en Afrique, en Asie du Sud et en général pour les pays à faibles revenus (voir le graphique 2).
Graphique 2 – Dépenses pour le service de la dette publique des pays en développement par grandes régions (en % du PIB)

122 pays seraient en réalité en situation d’endettement critique
Selon Milan Rivié [14] qui fait référence au FMI, en juillet 2019, parmi les pays à faible revenu, 9 étaient en situation de surendettement et 24 en position de l’être, soit 39 % d’entre eux [15]. Preuve de l’incapacité (et de l’absence de volonté) des institutions financières internationales (IFI) à répondre efficacement et durablement au surendettement, la moitié de ces pays ont appliqué à la lettre les politiques d’ajustement de l’initiative pour les pays pauvres très endettés PPTE lancée par le G7, la Banque mondiale et le FMI en 1996. Et selon une ONG allemande, 122 pays seraient en réalité en situation d’endettement critique [16].
Il est possible de refuser de payer une dette illégitime
Il est tout à fait possible de résister aux créanciers, comme l’a prouvé le Mexique sous Benito Juarez qui a refusé d’assumer en 1867 les emprunts que le régime de l’empereur Maximilien avait contractés auprès de la Société Générale de Paris deux ans plus tôt pour financer l’occupation du Mexique par l’armée française [17]. En 1914, en pleine révolution, quand Emiliano Zapata et Pancho Villa étaient à l’offensive, le Mexique a suspendu complètement le paiement de sa dette extérieure considérée comme illégitime, remboursant seulement, entre 1914 et 1942, des sommes symboliques à seule fin de temporiser. Entre 1934 et 1940, le président Lázaro Cárdenas a nationalisé sans indemnisation l’industrie pétrolière et les chemins de fer, et a exproprié plus de 18 millions d’hectares des grandes propriétés foncières pour les remettre aux communautés indigènes. La ténacité a été payante : en 1942, les créanciers ont renoncé à environ 90 % de la valeur des crédits et se sont contentés de faibles indemnisations pour les entreprises dont ils avaient été expropriés. Le Mexique a pu connaître un grand développement économique et social aux cours des décennies 1930 à 1960. D’autres pays comme le Brésil, la Bolivie et l’Équateur ont suspendu avec succès les paiements à partir de 1931. Dans le cas du Brésil, la suspension sélective des remboursements a duré jusqu’en 1943, où un accord a permis de réduire la dette de 30 %.
Le refus de payer la dette illégitime constitue une mesure nécessaire mais elle est insuffisante pour générer le développement. Il faut appliquer un programme cohérent de développement
Plus récemment, en Équateur, le président Rafael Correa a mis en place en juillet 2007 une commission d’audit de la dette publique. Après quatorze mois de travail, elle a remis des conclusions qui démontraient le caractère illégitime et illégal d’une grande partie de la dette publique. En novembre 2008, le gouvernement a décidé de suspendre unilatéralement le remboursement de titres de la dette vendus sur les marchés financiers internationaux et venant à échéance en 2012 et en 2030. Finalement, le gouvernement de ce petit pays est sorti vainqueur d’une épreuve de force avec les banquiers nord-américains détenteurs de ces titres. Il a racheté pour 900 millions de dollars des titres valant 3,2 milliards de dollars. Ce faisant, le Trésor public équatorien a économisé environ 7 milliards de dollars sur le capital emprunté et sur les intérêts qui restaient à payer. Ainsi, il a été en mesure de dégager de nouveaux moyens financiers permettant d’augmenter les dépenses sociales (ce que montre le tableau 5). L’Équateur n’a pas fait l’objet de représailles internationales [18].
Il est évident que le refus de payer la dette illégitime constitue une mesure nécessaire mais elle est insuffisante pour générer le développement. Il faut appliquer un programme cohérent de développement. Il s’agit de générer des ressources financières en augmentant les ressources de l’État à partir d’impôts respectant la justice sociale et environnementale (Millet et Toussaint, 2018).
Eric Toussaint
Bibliographie
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- King, J. (2006). Odious Debt : The Terms of Debate, North Carolina Journal of International Law and Commercial Regulation, vol. 32 no. 4.
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- Lienau, O. (2014). Rethinking Sovereign Debt : Politics Reputation and Legitimacy in Mod-ern Finance, Cambridge, USA : Harvard University Press.
- Ludington, S., Gulati, M., & Brophy, A. (2009). Applied Legal History : Demystifying the Doctrine of Odious Debt, Theoretical Inquiries in Law 11 (1)
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- MILLET Damien et TOUSSAINT Eric, « Il était une fois un gouvernement populaire qui voulait en finir avec le modèle extractiviste – exportateur », [https://www.cadtm.org/Il-etait-une-fois-un-gouvernement-populaire-qui-voulait-en-finir-avec-le-modele]
- MILLIKAN, Max et ROSTOW, Walt Whitman. 1957. A proposal : Keys to An Effective Foreign Policy, Harper, New York, p. 158.
- RIVIÉ, Milan, « Nouvelle crise de la dette au Sud », [https://www.cadtm.org/Nouvelle-crise-de-la-dette-au-Sud]
- REINHARDT Carmen et ROGOFF Kenneth, Cette fois, c’est différent. Huit siècles de folie financière, Paris, Pearson, 2010.
- ROSENSTEIN-RODAN, Paul. (1961). ‘International Aid for Underdeveloped Countries’, Review of Economics and Statistics, Vol.43, p.107.
- Roos, J. (2016). Why Not Default ? The Structural Power of Finance in Sovereign Debt Crises, Thesis Introduction, European University Institute, Florence
- SACK, A., N. (1927). Les Effets des Transformations des États sur leurs Dettes Publiques et Autres Obligations financières, Paris, France : Sirey.
- SAMUELSON, Paul. 1980. Economics, 11e édition, McGraw Hill, New York, p. 617-618.
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