Taipei (Taïwan), de notre envoyé spécial.– Ce sont des marques visibles dans la ville de Taipei, capitale d’un pays qui a massivement voté samedi 11 janvier en faveur de la présidente sortante Tsai Ing-wen – elle a obtenu plus de huit millions de voix, un record historique, soit près de 60 % des suffrages –, partisane d’une ligne dure face à la Chine et opposée à toute forme d’unification. Elles sont liées à la crise politique qui agite Hong Kong depuis près de huit mois, à une heure et demie d’avion de la capitale taïwanaise.
La première se trouve dans un parc central, non loin du palais présidentiel, près de l’avenue où ont eu lieu les grands meetings de la campagne des deux principaux candidats, Tsai Ing-wen et son rival malheureux – qui a eu près de 5,5 millions de voix – du parti nationaliste, le Kuomintang (KMT), Han Kuo-yu, favorable, lui, à une politique de détente envers Pékin. À l’extérieur du musée consacré à la répression impitoyable menée par le KMT après 1947, un mémorial rend hommage aux milliers de martyrs de cette « terreur blanche » (de 5 000 à 28 000 morts, selon les estimations). C’est là qu’a été dressé un autel de fortune en mémoire des victimes de l’actuel mouvement de protestation dans l’ancienne colonie britannique – plus d’une dizaine de personnes, selon les manifestants, un chiffre vigoureusement contesté par les autorités de la région administrative spéciale. Une photo d’Alex Chow, un étudiant de 22 ans décédé en novembre en pleine manifestation après voir chuté d’un parking à étages, domine. Sur le sol, des bougies forment l’expression « Hong Kong jiayou » (« Allez Hong Kong ! »).
À quelques kilomètres plus au nord, le Musée d’art moderne accueille une exposition, dont le thème est la catastrophe, parsemée de citations de Bruno Latour, Édouard Glissant et Jacques Rancière. Dans une ambiance très fin du monde, l’actualité est omniprésente : Ai Weiwei, artiste chinois en exil, aborde l’arrivée de migrants en Europe ; et, là encore, on retrouve Hong Kong. Un groupe d’étudiants hongkongais de l’Université nationale des arts de Taipei réuni en collectif (TNUA Concern Group for HK Anti-Extradition Bill) et présent sur les réseaux sociaux (ici sur Facebook, là sur Instagram) a créé une installation sur les murs d’une pièce sombre : un « Lennon Wall » qui retrace chronologiquement les étapes de la mobilisation depuis plus de huit mois.
Sur le parvis, le groupe a conçu un petit bateau : un « Lennon Ship » rempli de casques jaunes portés par les protestataires de l’ancienne colonie britannique. Les passants sont invités à apporter leur soutien en écrivant sur des papillons adhésifs amovibles. Tel un navire de pirate, l’embarcation arbore une toile noire où a été inscrit, en chinois, l’un des slogans les plus connus du mouvement hongkongais : « Shidai Geming » (« Révolution de notre temps »).
Ces marques de solidarité ne sont pas seulement présentes dans la ville. Tout au long de la campagne électorale, Hong Kong a surgi dans les discours de campagne, en particulier ceux du parti de la présidente sortante, le Parti démocrate progressiste (DPP selon son acronyme en anglais).
Dans ses discours, Tsai Ying-wen n’a pas manqué d’évoquer la situation à 700 kilomètres des côtes taïwanaises. L’occasion de montrer à quel point la démocratie de Taïwan est apaisée et protectrice et de souligner qu’elle-même est là pour la défendre face à une Chine menaçante : « La résistance à Hong Kong est de plus en plus vive […] À l’avenir, la pression de la Chine sera de plus en plus forte. Dans ces circonstances, Taïwan aura besoin de dirigeants solides et fermes, avec une vision internationale et qui, dans un contexte compliqué et qui ne cesse de changer, sache déterminer précisément quel est le chemin pour l’avenir », a-t-elle lancé en novembre devant ses partisans.
Elle se présente comme la plus apte à accomplir cette tâche face à une Chine prête à tout pour influencer la vie taïwanaise, y compris à diffuser de fausses informations sur les réseaux sociaux ou à bénéficier de l’appui de médias locaux complices. Sur le compte YouTube de la campagne (ici à 16 minutes 29 secondes), lorsque Tsai Ing-wen a évoqué Hong Kong, le réalisateur a placé un plan de coupe montrant un jeune homme dans la foule portant un casque jaune, un masque anti-gaz et un panonceau : « Merci petite Ying de parler pour Hong Kong. » Pour le dernier meeting de la campagne du DPP à Taipei vendredi, les drapeaux évoquant la lutte de Hong Kong étaient nombreux. Tout comme les Hongkongais venus pour l’occasion, manifestant bruyamment leur présence par leurs slogans pendant tout le rassemblement.
Le DPP a d’ailleurs diffusé une vidéo de campagne devenue virale au sujet de Hong Kong. Intitulée « Parler haut et fort », elle s’adresse à la fois aux jeunes Taïwanais et à leurs parents, soulignant la « vie paisible » dont ils jouissent à Taïwan, alors qu’« à quelques centaines de kilomètres, un nombre indéterminé de jeunes sont arrêtés tous les jours, emprisonnés, maltraités, portés disparus ».
« Cette année, nous avons finalement vu le visage de la dictature, poursuit le commentaire en off, nous avons entendu le cri de colère des démocrates. Cette année, nous pouvons vraiment nous rendre compte que notre vie est paisible, même si nous avons des différences entre nous, nous aimons passionnément ce pays démocrate et libre. Maintenant, c’est à notre tour de parler. Le monde entier nous regarde : comment Taïwan va-t-il parler haut et fort ? » Le Hong Kong d’aujourd’hui ne doit pas devenir le Taïwan de demain...
Photoset vidéo non reproduite ici
大聲說話》── 2020小英總統競選CF © 蔡英文
Han Kuo-yu – qui a eu samedi plus de cinq millions des voix –, dont le parti est traditionnellement favorable à un rapprochement avec la Chine même s’il est opposé à une unification selon les termes de Pékin (la fameuse formule en cours à Hong Kong « un pays, deux systèmes »), a été attaqué pour s’être rendu en mars 2019 à Hong Kong au siège du Bureau de liaison, la représentation de la République populaire de Chine dans l’ancienne colonie britannique, où il a rencontré son responsable.
Un candidat de son parti est également la cible de toutes les attaques du camp des « verts » – comme on désigne ceux qui sont favorables à l’indépendance ou, à tout le moins, s’opposent à toute unification et prônent le statu quo – pour une visite à Pékin en 2016, durant laquelle il est allé écouter un discours du numéro un chinois Xi Jinping, le secrétaire général du Parti communiste et président.
Cependant, si Hong Kong était présent dans la campagne, il serait faux de croire qu’il a dominé les débats. « On a tendance à surinterpréter, juge Nathanel Amar, chercheur et directeur de l’antenne de Taipei du Centre d’études français sur la Chine contemporaine (CEFC). Ceux qui se sont intéressés au sort de Hong Kong, ce sont de toute façon des personnes qui soutenaient le DPP. Cela n’a pas fait basculer l’élection. »
« Hong Kong n’est pas le facteur principal, mais c’est un facteur de renforcement de perception, de peur et de décision nationale. Qu’est-ce que les événements de Hong Kong ont provoqué depuis le mois de juin ? Ils ouvrent les yeux à ceux qui n’étaient pas encore conscients. Hong Kong est important pour les Taïwanais, car jusque dans les années 2000 il a été considéré comme un lieu international, une référence de modernité », explique Frank Muyard, chercheur à l’EFEO (École française d’Extrême-Orient) à Taipei et maître de conférences à l’université nationale centrale de Taïwan.
Ce qui est certain c’est que le combat des pro-démocrates de Hong Kong, où les jeunes sont en première ligne, résonne fortement parmi les générations plus jeunes, celles qui se sont engagées en politique au moment du mouvement des Tournesols en 2014. Une forte mobilisation, avec notamment une occupation du Parlement, avait alors mis en échec un projet d’accord économique dans le secteur des services avec la République populaire de Chine qu’essayait de faire passer en force le gouvernement du KMT sous le mandat du président Ma Ying-jeou (2008-2016). Il était jugé dangereux, car ouvrant la porte à une infiltration chinoise incontrôlable. « Ce mouvement des Tournesols était soutenu par 60 % de la population. On le retrouve aujourd’hui à Hong Kong, où la population n’intervient pas mais soutient même l’usage de la violence. Mais à Taïwan, il n’y a pas eu de violence, le mouvement fut pacifique », dit Frank Muyard.
« La démocratie vaut plus qu’un billet d’avion »
Ces jeunes ont poursuivi leur engagement en créant de nouveaux partis politiques, désignés sous le terme de « troisième force ». « Ce mouvement des Tournesols a constitué un basculement politique et générationnel », souligne le chercheur. Et le résultat de samedi, poursuit-il, est « une confirmation de l’orientation prise en 2016 par Taïwan – après la première élection de Tsai Ing-wen qui suit le mouvement des Tournesols – vers une société sociale-démocrate, plus juste, à réformer encore, et qui défend sa souveraineté et son indépendance face à la Chine sous le nom de République de Chine ou sous forme de statu quo ».
À 35 ans, Kao Yu-ting, une ingénieure du secteur de la tech, appartient à cette nouvelle génération. Elle s’est présentée à Hsinchu, au sud-ouest de Taipei, berceau de la « Silicon Valley taïwanaise » sous la bannière du New Power Party (NPP, Shidai Liliang en mandarin). Cette formation a été créée en 2015, notamment par le chanteur de hard rock Freddie Lim – qui a quitté récemment le NPP pour des divergences stratégiques et se présente aux élections comme indépendant.
Alors que le DPP est devenu plus modéré en accédant au pouvoir – d’abord en 2000 puis en 2016 –, le NPP affiche des positions plus radicales et de gauche, que ce soit sur les questions sociales ou économiques – au sujet des droits des employés ou d’une politique de logement social – ou bien sur la revendication d’indépendance. Sur Hong Kong, le NPP plaide pour l’adoption d’une loi permettant aux Hongkongais de demander l’asile plus facilement.
Dans sa campagne, Kao Yu-ting, mère de deux jeunes filles, ne manque pas d’insister sur la nécessité de consacrer plus de moyens à la petite enfance : à Taïwan, les crèches et les maternelles publiques ne sont pas assez nombreuses. Quant à la situation dans l’ancienne colonie britannique, elle considère que « Hong Kong et Taïwan sont en première ligne ». Si elle est élue, elle espère pouvoir faire adopter cette loi sur l’asile pour les habitants de Hong Kong « afin de les aider ». « J’admire ce que font les jeunes “braves” (frontliners) qui participent aux manifestations. » Samedi, elle n’a pas pu être élue, arrivant en troisième position.
Pour cette élection, le DPP a misé sur une mobilisation des jeunes en lançant un mouvement baptisé « Nous retournons à la maison pour voter ». Au dernier meeting de Tsai Ing-wen vendredi à Taipei, des dizaines d’entre eux, porteurs de panneaux où étaient inscrits les pays où ils vivent, sont montés sur scène, acclamés par le public.
« La démocratie vaut plus qu’un billet d’avion », a lancé une jeune venue du Canada. Présent dans la foule, Cheng Lisheng, 29 ans, n’a pas hésité non plus. Il est venu de Paris, où il travaille dans un restaurant. « Toute ma génération s’est réveillée au moment du mouvement des Tournesols », explique celui dont la famille penche traditionnellement pour les « verts ». « Je n’étais pas venu pour les deux élections précédentes, mais cette fois-ci la situation m’a inquiété, à la fois en raison des manifestations à Hong Kong et du discours de Xi Jinping », explique-t-il. En 2018, la défaite du DPP aux élections municipales avait été due à la démobilisation d’une partie des jeunes électeurs, déçus par la lenteur dans la mise en place des réformes promises par Tsai Ing-wen.
Cheng a hésité à voter aux législatives pour un candidat du parti indépendantiste, le State-Party Building, l’un des plus radicaux, mais, « après réflexion », il a donné sa voix au DPP pour éviter tout affaiblissement du parti de la présidente. Pour lui, en ces temps compliqués, l’union est de mise. « Han Kuo-yu parle bien peut-être, mais ce qu’il dit est vague et irréaliste et le KMT propage la haine. Tsai est une bonne présidente, elle a poussé des politiques pour l’égalité des sexes et fait adopter la loi pour le mariage pour tous », dit-il.
Si les générations plus anciennes ont toujours vécu dans la crainte de l’invasion des militaires chinois, les plus jeunes craignent aujourd’hui une forme d’ingérence plus insidieuse mais non moins dangereuse de la part d’une Chine continentale toute-puissante, deuxième puissance économie mondiale de plus en plus agressive. Ceux qui sont nés dans une société démocratique, qui n’ont pas connu la dictature du KMT et qui se définissent majoritairement comme « Taïwanais », voient la Chine comme une menace existentielle.
Car la démocratisation a nourri l’expression d’identités diverses, forgeant une société multiculturelle et multiethnique marquée par plusieurs vagues de colonisation depuis le XVIIe siècle (hollandaise, chinoise, japonaise et de nouveau chinoise avec le KMT). C’est la force et la singularité de l’île : quand le pouvoir communiste chinois opprime ses minorités, au Xinjiang ou au Tibet, ou les réduit à des expressions folkloriques, Taïwan, elle, découvre ses racines autochtones.
Comme le montre un livre passionnant publié en 2012, Sadyaq Balae ! L’autochtonie formosane dans tous ses états, écrit par le professeur à l’université d’Ottawa, l’île de Taïwan est originellement tournée vers l’Océanie ; elle est le berceau des Austronésiens qui « s’étendent sur une aire qui va de Formose [autre nom pour Taïwan – ndlr] au nord jusqu’à la Nouvelle-Zélande au sud, et de Madagascar à l’ouest jusqu’à l’île de Pâques à l’est », écrit-il. Ce qui remet en cause la vision sinocentrée promue par le pouvoir communiste à Pékin et qui désigne l’île comme une « province rebelle » et un territoire qui doit revenir dans le giron de la mère-patrie.
Depuis son arrivée au pouvoir en 2012, Xi Jinping n’a fait que renforcer cette tendance, héraut d’une vision ethno-nationaliste centrée sur l’ethnie han (majoritaire en Chine continentale) qui glorifie la civilisation chinoise plurimillénaire – « Cheveux noirs, peau jaune, nous nous appelons les héritiers du dragon », lançait Xi à Donald Trump lors de la visite de ce dernier à la Cité interdite en 2017 – menant une répression impitoyable au Xinjiang envers les Ouïgours, une population turcophone musulmane.
À Taïwan, Tsai Ing-wen, dont la grand-mère était autochtone, a présenté en août 2016, peu après son élection, les excuses de l’État aux 16 peuples autochtones – 2 % des 23 millions de Taïwanais, soit environ 500 000 personnes – « pour les 400 ans de douleur et de mauvais traitements » depuis l’arrivée sur l’île des premiers colons. Elle a également lancé une commission d’enquête sur les excès du passé et a adopté une loi sur les restitutions de terres. Dans ce contexte, comment la formule « un pays, deux systèmes » pourrait-elle convenir au nationalisme taïwanais nourri de sa diversité après plus de vingt ans de démocratie ? « Tous ceux qui ont participé au mouvement des Tournesols se sentent Taïwanais », souligne Frank Muyard.
Le fossé entre la Chine et Taïwan ne cesse de se creuser, mais les moins jeunes s’inquiètent de ce durcissement. La toute première ministre de la culture du pays entre 2012 et 2014 sous le deuxième mandat du président nationaliste Ma Ying-jeou, l’écrivaine Lung Yingtai – ses parents sont originaires de Chine continentale – met en garde contre l’émergence d’un nationalisme taïwanais, qui mettrait en danger les acquis de la démocratie de son pays, « la tolérance, l’État de droit, une presse libre… »
À 67 ans, celle qui ne se reconnaît ni dans le KMT – « un dinosaure colossal en train de mourir » – ni dans le DPP – « un horrible monstre de pouvoir » – se sent « l’otage de la situation, comme intellectuelle vivant à Taïwan » : « Le DPP joue la carte de la peur en affirmant que Taïwan peut périr. Et cela cadre avec les positions des États-Unis de Trump et des pays occidentaux, pour lesquels la Chine est vue comme un ennemi. Les médias occidentaux ont aussi tendance à présenter la situation en noir et blanc : Pékin est le diable et donc quel est l’ange ? Taïwan bien sûr. Mais je ne crois pas que la politique du gouvernement taïwanais soit angélique, c’est réducteur. Ainsi, le gouvernement a passé la loi anti-infiltration [visant les tentatives de Pékin d’influence la vie politique taïwanaise – ndlr] sans que tout le processus normal soit respecté une semaine avant les élections. C’est manipulateur et cela m’inquiète. » C’est aussi cela, la démocratie taïwanaise, une palette d’opinions nuancées, de réflexions fines sur l’avenir, de craintes et d’envies. Tout ce que Xi Jinping rejette en Chine.
À Hong Kong, en novembre, les habitants ont massivement voté pour les pro-démocratie aux élections locales de novembre, le seul scrutin au suffrage universel. À Taïwan, les habitants ont aussi parlé. Et, samedi, celle qui dit non à la Chine de Xi Jinping, Tsai Ing-wen, s’est majoritairement imposée.
François Bougon
• MEDIAPART. 11 JANVIER 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/international/110120/taiwan-la-presidente-qui-dit-non-la-chine-remporte-haut-la-main-un-second-mandat?onglet=full
Taïwan : malgré des divergences, les indépendantistes soutiennent la présidente sortante
Le 11 janvier, les Taïwanais sont appelés aux urnes pour élire leur chef de l’exécutif et renouveler les membres du Parlement. Derrière la candidate et présidente sortante Tsai Ing-wen, environ 200 candidats indépendantistes se présentent au scrutin législatif. Même si certains trouvent la présidente trop modérée.
Taipei (Taïwan), correspondance.– « Devons-nous accepter la fête nationale et les autres symboles de la République de Chine ou les considérer comme une culture venue de l’extérieur ? », s’interroge Wei Tsong-jou, membre fondateur du Taiwan Statebuilding Party. Ses locaux sont à Kao-hsiung, dans le sud de l’île, loin de Taipei et du siège des partis traditionnels. Alors que la Chine multiplie les appels à la réunification, le cheval de bataille de ce groupe, encore marginal, est l’indépendance de Taïwan.
C’est cependant une « ligne rouge » pour Pékin, qui n’exclut pas d’avoir si besoin recours à la force pour s’emparer d’un territoire qu’elle considère comme une province perdue depuis que les nationalistes, défaits en 1949, s’y sont repliés avant de gouverner pendant plus de 50 ans. Le Taiwan Statebuilding Party est la formation la plus radicale parmi les mouvements « localistes » qui militent en faveur d’une « République de Taïwan ». À leurs yeux, le système qui régit le pays est en inadéquation avec la société taïwanaise actuelle.
En cause, des institutions nées en 1912 en Chine continentale, alors que l’île de Taïwan était une colonie japonaise. « Il n’y a pas un pays comme le nôtre. Imaginez juste une seconde si, en France, l’objectif d’un des partis principaux était l’unification avec un pays voisin ! », s’insurge Joyce Lin, représentante du parti.
Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, Taïwan a été rétrocédé à une Chine gouvernée par les institutions nationalistes du Kuomintang (parti nationaliste, KMT) et son président, le « généralissimo » Tchang Kaï-chek. En 1949, alors qu’à Pékin Mao Zedong proclame la République populaire de Chine, les troupes vaincues de Tchang se réfugient à Taïwan, dernier bastion du gouvernement de la République de Chine.
Ils y ont instauré dès 1947 une dictature militaire où la loi martiale est restée en vigueur pendant près de 40 ans. Au cours des années 1990, Taïwan est passé d’un système de parti unique mené par le KMT à un système multipartite. Jusqu’en 2016, le KMT, dont l’objectif ultime est la réunification avec la Chine, est resté la première formation politique du pays.
Depuis le drapeau actuel jusqu’à la fête nationale, en passant par la figure de Tchang Kaï-chek, les « localistes » considèrent les symboles de la République de Chine comme illégitimes. « Chaque 10 octobre, sur les réseaux sociaux, je vois des centaines de “bon anniversaire Taïwan”. J’ai envie de rappeler à ces gens qu’en 1912, Taïwan n’était pas franchement en République de Chine », confie Ray à Mediapart. Ancien étudiant en géopolitique et partisan de la cause indépendantiste, il est désormais manager dans une firme qui commerce avec la Chine et préfère ne pas dévoiler entièrement son identité.
Bien que le Parti démocrate progressiste (DPP selon son acronyme en anglais) au pouvoir soutienne la déclaration d’une « République de Taïwan » dès la première ligne de sa charte, la formation a récemment fait évoluer sa conception de l’indépendance : « Taïwan est déjà un État souverain, son nom est la République de Chine », a par exemple indiqué William Lai, colistier de la présidente Tsai Ing-wen pour les élections de 2020, le 18 novembre, sur son compte Facebook.
« Tsai a intégré politiquement les institutions de la République de Chine par sécurité et pour ne pas perdre des électeurs, elle approprie à Taïwan les symboles de la République de Chine », reprend Ray. La plupart des politiques partisans de l’indépendance admettent qu’à l’heure actuelle, la déclarer officiellement est impensable. Toutefois, nombre de « localistes » jugent la présidente et son gouvernement trop conciliants avec le pouvoir de Pékin.
Ce dernier dissuade Taïwan de toute velléité d’indépendance : Pékin considère le pays comme une « province rebelle » qu’il espère « réunifier » au continent, même si, de fait, Taïwan est un État indépendant dont les institutions ne sont cependant pas reconnues sur la scène internationale. En cause, le « principe d’une seule Chine », formule issue de la guerre froide et que Pékin impose à tout État qui souhaite établir des relations avec lui.
C’est ce même principe qui régit les relations entre Taipei et la Chine continentale. Président de 2008 à 2016, Ma Ying-jeou, issu du KMT, entretenait des relations toujours plus fortes avec la Chine sur la base du « consensus de 1992 », une formule différente pour exprimer un même principe : cette année-là, des officiels des deux rives auraient admis l’existence d’« une seule Chine », tout en laissant la possibilité à chaque partie de décider de son interprétation.
Dès son arrivée à la présidence en 2016, Tsai Ing-wen s’est attiré les foudres de la Chine en refusant de reconnaître ce consensus. Pékin a rétorqué en menant une guerre diplomatique, poussant, au moyen de promesses d’investissements, une partie des alliés de Taïwan à reconnaître la Chine communiste. En conséquence, les alliés diplomatiques « officiels » de la République de Chine se limitent désormais à 15, dont une majorité de micro-États.
« La reconnaissance de Taïwan sur la scène internationale est notre premier combat », affirme Shen Ching-kai, de l’Union mondiale taïwanaise pour l’indépendance (WUFI selon l’acronyme en anglais), association qui rassemble des militants indépendantistes de plusieurs générations. Docteur en philosophie formé en Belgique, il est l’initiateur d’un des référendums organisés en novembre 2018, en même temps que les élections municipales.
Il était alors question de faire participer les sportifs taïwanais aux compétitions internationales sous le nom « Taïwan », plutôt que sous l’habituelle appellation « Chinese Taipei », imposée par Pékin en raison du principe d’une seule Chine. Proposition à laquelle 54 % des votants ont opposé un « non », craignant la réaction de Pékin et une exclusion définitive de Taïwan des compétitions internationales.
« Jusqu’ici, la politique tourne autour du choix de l’indépendance ou de l’unification », s’agace Chien Ka-û. Dans les bureaux encore neufs du Parti pour le nouveau pouvoir (NPP selon son acronyme en anglais), le secrétaire général adjoint remonte aux premiers instants de ce groupe politique créé en 2015 et propulsé dès l’année suivante, après l’élection de Tsai-Ing-wen, au rang de troisième force du pays.
« En 2013, un groupe d’étudiants se préparait déjà à créer un parti plus “local” afin de mettre en valeur les questions de politique intérieure. Les choses se sont accélérées lors du “mouvement des tournesols”. » Chien Ka-û fait référence au mouvement de mars 2014, lorsque la tentative de passage en force d’un accord qui prévoyait d’ouvrir une partie du secteur des services taïwanais aux investisseurs chinois a conduit à l’occupation du Parlement pendant plusieurs semaines.
Quelles relations entretenir avec la Chine ? Telle est la question qui résume les enjeux de la bataille politique à Taïwan. Mais si la très grande majorité des Taïwanais est loin de soutenir les projets de réunification de Pékin, le paysage politique qui a émergé dans les années 1990 après la démocratisation du pays s’est construit autour de la « coalition pan-bleue » et de la « coalition pan-verte », respectivement ceux qui, à long terme, soutiennent « l’unification » et ceux qui penchent pour l’« l’indépendance ».
Le 11 janvier, pour l’élection présidentielle, les électeurs devront choisir entre deux candidats « bleus » : Han Kuo-yu, du KMT, et James Soong, du People’s first Party, et une « verte », la présidente sortante Tsai Ing-wen, du Parti démocrate progressiste (DPP).
D’un côté, selon le KMT, l’immense marché que représente l’empire du Milieu serait une occasion de taille. Passé pour la première fois entièrement dans l’opposition en 2016, le parti vante les mérites d’un rapprochement avec le voisin, sans pour autant parler de « réunification », ce qui lui ferait perdre de nombreux électeurs. Il s’appuie principalement sur le fait que Taïwan ne jouit plus de la formidable croissance économique d’antan.
De l’autre, les responsables du DPP rejettent en bloc la formule « un pays, deux systèmes » proposée par la Chine du président Xi Jinping en vue de réunifier l’île à la « mère patrie ». Ils défendent notamment la diversification des partenaires économiques afin de conserver la souveraineté du pays.
Pour de nombreux « localistes », la réélection de Tsai Ing-wen est la condition sine qua non pour faire entendre leur voix. Si tous n’ont pas la même vision de ce que doit être l’avenir de leur pays, ils s’accordent en revanche sur leurs ennemis communs : le KMT et le Parti communiste chinois. « À l’Assemblée, nous soutenons la souveraineté de Taïwan et la position de la présidente en ce qui concerne la politique extérieure. Mais nous cherchons fortement à centrer le débat sur des questions de politique intérieure », souligne Chien Ka-û, du NPP.
Joyce Lin souligne l’importance de voir émerger des partis natifs. « Nous les petits partis, nous œuvrons à renforcer la souveraineté de Taïwan et à alimenter les débats qui concernent des enjeux locaux. En soi, les partis qui s’intéressent vraiment à Taïwan sont peu nombreux », insiste-t-elle.
Pour le Taiwan Statebuilding Party, instaurer une vision très radicale est aussi stratégique : pendant des années, le KMT a fait passer le DPP pour un parti violent et dangereux. « Si nous paraissons beaucoup plus radicaux que le DPP, ce dernier paraîtra plus modéré, et les électeurs seront plus rassurés de voter pour eux ! », conclut Joyce Lin.
Alice Hérait
Voir aussi, Alice Hérait, « Elections à Taïwan : la Chine pèse comme une épée de Damoclès » :
https://www.mediapart.fr/journal/international/100120/elections-taiwan-la-chine-pese-comme-une-epee-de-damocles
• MEDIAPART. 5 JANVIER 2020 :
https://www.mediapart.fr/journal/international/110120/taiwan-la-presidente-qui-dit-non-la-chine-remporte-haut-la-main-un-second-mandat?onglet=full
La crise de Hong Kong attise les craintes à Taïwan
La mobilisation démocratique dans l’ancienne colonie britannique a surgi dans la campagne de l’élection présidentielle taïwanaise, qui aura lieu en janvier. La présidente sortante Tsai Ing-wen, dont le Parti démocrate progressiste (DPP) soutient l’indépendance de l’île, pourrait en profiter face à son adversaire du parti nationaliste, le Kuomintang, favorable au rapprochement avec Pékin.
Taipei (Taïwan), correspondance.– « Hong Kong add oil ! » Nous sommes dans un quartier animé du sud de Taipei, Gongguan, au tournant du souterrain qui mène à la prestigieuse Université nationale de Taïwan. Le message en anglais, écrit en bleu, s’impose dans un passage habituellement un peu terne. L’expression, qui signifie « se donner du courage », est aussi populaire en cantonais qu’en mandarin, respectivement première langue de Hong Kong et de Taïwan. Dans les compétitions sportives, elle est scandée par le public pour encourager les athlètes. Ici, il ne s’agit pas de sport, mais de politique.
Tout le tunnel est tapissé de posters en soutien aux manifestants et d’informations sur les revendications des Hongkongais – belle illustration de la créativité graphique provoquée par la mobilisation dans l’ancienne colonie britannique –, mais aussi de centaines de messages de soutien : « Prions pour Hong Kong », « La Chine on t’emmerde », « Les Français avec Hong Kong » , « Hong Kong n’est pas la Chine » , « Fuck Huawei »... les milliers de Post-It sont aussi écrits en coréen, en japonais, en anglais, en français, en allemand…
La mairie a finalement toléré cette exposition sauvage après l’avoir nettoyée dans un premier temps, à la suite de l’intervention de dix conseillers municipaux. Le 26 juillet, des membres de « Hongkong Outlanders », une association de Hongkongais résidant à Taïwan, avaient commencé à y installer un premier « Lennon Wall », une référence au fameux mur devenu à Prague dans les années 1980 un symbole de lutte contre le régime communiste. Normalement, après le 10 septembre, les parties du mur seront transférées vers des musées et des universités de Taïwan.
Quelques Hongkongais se relaient pour entretenir les lieux et sensibiliser les personnes qui s’attardent sur les « dazibaos » (affiches à grands caractères) qui couvrent les murs. « Nous avons besoin de soutien dans le monde entier, mais particulièrement celui de Taïwan », confie Elvin, un Hongkongais qui réside à Taipei. Il préfère rester discret et ne pas donner de détails sur lui de peur des représailles. Depuis deux semaines, il se rend chaque jour dans le souterrain. Il avoue faire face parfois à l’ignorance de certains au sujet des manifestations antigouvernementales qui agitent sa ville, mais assure que les messages de rejet sont plutôt rares. « Nos deux peuples sont de la même origine et nous entretenons de très fortes relations depuis la rétrocession. Les Taïwanais se battent contre l’influence chinoise depuis encore plus longtemps que nous, ils nous soutiennent. Ils voient ce qu’il se passe à Hong Kong : quelque chose qu’ils ne pouvaient même pas imaginer il y a encore six mois. »
« Aujourd’hui Hong Kong, demain Taïwan. » C’est un slogan que l’on lit beaucoup sur les réseaux sociaux et dans les médias taïwanais. Il traduit la crainte, bien réelle dans la société taïwanaise, des dangers d’une réunification avec la Chine si Pékin entendait y imposer la formule « un pays, deux systèmes » en vigueur depuis 1997 à Hong Kong en vertu de l’accord sino-britannique de 1984. Aux yeux de Pékin, l’ancienne colonie britannique est censée être un laboratoire avant d’intégrer ce que le régime communiste considère comme une province chinoise. Début 2019, le numéro un chinois Xi Jinping a d’ailleurs encouragé les Taïwanais à faire un pas vers la Chine en vue d’une « réunification pacifique ».
La présidente Tsai Ing-wen avait alors répondu que « un pays, deux systèmes » ne pouvait pas fonctionner à Taïwan. Selon elle, la Chine ne tiendra jamais ses promesses et Hong Kong, où l’emprise chinoise s’est accrue depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012, en est la preuve, et ce, avant même que le projet controversé de loi anti-extradition ne provoque la mobilisation actuelle. Avant l’élection présidentielle de janvier, cette crise hongkongaise est devenue un des thèmes de la campagne. « Taïwan doit absolument considérer la situation de Hong Kong comme un avertissement. Les élections approchent. C’est important de choisir le bon candidat », affirme Elvin.
Han Kuo-yu, le candidat de l’opposition, appartenant au parti nationaliste, le Kuomintang (KMT), favorable au rapprochement avec Pékin, avait le vent en poupe. Et la réélection pour un second mandat de la présidente Tsai Ing-wen, dont le Parti démocrate progressiste (DPP) soutient l’indépendance de Taïwan, semblait compromise. Les événements dans l’ancienne colonie britannique pourraient cependant changer la donne.
« Il est clair que la crise à Hong Kong profite au DPP et non au KMT, qui ne peut se permettre de soutenir le mouvement par peur de compromettre la forte relation qu’il a avec la Chine, estime Chih-Cheng Meng, chercheur en sciences politiques à l’université de Tainan, dans le sud du pays. Le sentiment anti-Chine risque de se renforcer. Si la crise s’étend au-delà du 1er octobre, ou si la Chine envoie son armée à Hong Kong, cela provoquera une grosse crise à Taïwan et il ne fait aucun doute que cela profitera à Tsai Ing-wen et à son parti. » Le DPP a ainsi dénoncé la responsabilité de la Chine dans les manifestations antigouvernementales à Hong Kong. Han Kuo-yu a d’ailleurs accusé son adversaire, la présidente sortante, de récupération politique.
Depuis que le pays s’est démocratisé, en particulier depuis les premières élections présidentielles en 1996, la question des relations avec Pékin occupe une place centrale dans la vie politique du pays. Les deux principaux partis, le KMT et le DPP, s’opposent sur cette question. Tandis que le premier est plus enclin aux compromis avec Pékin, le second tend à s’en éloigner, en privilégiant notamment ses relations avec les États-Unis. Camp bleu (« pro-Chine ») contre camp vert (« pro-Taïwan »). Depuis son élection en 2016, la présidente Tsai Ing-wen s’est attiré les foudres de Pékin, ce qui a débouché sur des pressions économiques, militaires et diplomatiques. En 2018, son parti, le DPP, a subi une défaite historique aux élections locales sur fond de suspicions d’ingérences chinoises dans les médias taïwanais.
Mais la question de l’indépendance n’est pas le seul sujet à régir les élections taïwanaises. Avec une croissance relativement faible (environ 2,5 % ces dernières années), beaucoup de Taïwanais voient le continent comme un partenaire commercial indispensable et l’accès privilégié au marché chinois – promu depuis 2018 par Xi Jinping – comme une opportunité. « Si la crise se résout pacifiquement, ce seront ces enjeux qui prendront l’avantage dans les débats politiques. Cela profitera au KMT », affirme Chih-Cheng Meng.
Dans ce contexte, trois figures de la lutte pro-démocratie dans l’ancienne colonie britannique, le secrétaire général du parti Demosisto, Joshua Wong, et deux de ses compagnons, Eddie Chu et Lester Shum, se sont rendus dans l’île début septembre pour rassembler des soutiens. Pendant leur court séjour, les trois militants ont participé à des rencontres sur le thème de la démocratie et se sont entretenus avec des responsables politiques taïwanais de différents partis, bien que principalement issus du camp gouvernemental. Le secrétaire du parti Demosisto a exhorté les Taïwanais à manifester en faveur de Hong Kong avant le 1er octobre, jour du 70e anniversaire de la fondation par Mao de la République populaire de Chine. Il a également demandé à Tsai Ing-wen de s’engager pleinement aux côtés des manifestants, notamment en adoptant un « Refugees Act » pour éventuellement accueillir les Hongkongais qui combattent pour leurs droits.
Mais si Tsai Ing-wen et le DPP ont réaffirmé leur soutien moral aux manifestants hongkongais, la présidente s’est bien gardée de toute ingérence au sujet des réfugiés. Elle a expliqué que la loi actuelle suffisait et qu’une aide humanitaire serait garantie ; les demandes d’asile seraient traitées au cas par cas. « Si le gouvernement n’ose pas soutenir Hong Kong à 100 %, c’est une question de sécurité nationale, explique Chih-Cheng Meng. Si derrière des manifestations antigouvernementales, il y a officiellement Taïwan, la Chine pourrait l’utiliser comme une excuse pour reprendre le pays par la force. »
Alice Hérait