En 2014, Qassem Soleimani a été le seul des alliés de l’Irak à défendre Bagdad contre l’État islamique (EI) quand les forces djihadistes n’étaient plus qu’à une quarantaine de kilomètres de la capitale. C’est lui aussi qui a sauvé la ville sainte chiite de Samarra de la destruction djihadiste et a repris Tikrit, infligeant à l’EI sa première défaite en Irak. À Mossoul, il a été également l’un des artisans de la reprise de la grande ville sunnite et on l’a vu à plusieurs reprises en première ligne sur ce front. Pourtant, les Irakiens furent assez peu nombreux à se rendre aux cérémonies de deuil en sa mémoire qui se sont déroulées dans leur pays.
À Bagdad, ville qui compte entre sept et huit millions d’habitants, ils n’étaient que quelques centaines de milliers à se réunir, le 4 janvier, autour de mosquées chiites. Idem dans le sud de l’Irak, y compris dans les villes saintes de Nadjaf et de Kerbala. Rien à voir avec les cérémonies pour arbaïn, qui, chaque année, voient des millions d’Irakiens défiler pour commémorer l’assassinat de l’imam Hussein, en 680 à Kerbala. Un nombre qui ne faiblissait pas au plus fort des menaces de l’État islamique à leur encontre.
Rien à voir non plus avec les millions d’Iraniens qui sont venus saluer le cortège funéraire de Soleimani à Téhéran et sa dépouille à Kerman, sa ville natale, où au moins 56 personnes ont même trouvé la mort dans de phénoménales bousculades lors des funérailles.
Autant le chef des brigades Al-Qods, qui, avec 7 000 hommes des plus aguerris, constituent la force d’élite des pasdaran (Gardiens de la révolution) chargée des opérations, secrètes ou non, du renseignement et des guerres sur les théâtres extérieurs, était populaire en Iran, autant il était assez peu aimé en Irak. Les contestataires qui occupent depuis plusieurs mois la place Tahrir à Bagdad ont même accueilli l’annonce de sa mort avec des cris de joie.
À Nassiriya (sud de l’Irak), un jeune a été tué et plusieurs autres blessés par la milice Kataëb Hezbollah (les Phalanges du Parti de Dieu), parce qu’ils refusaient de participer à une manifestation de commémoration de la mort du général iranien. À Bassora, c’est un campement des contestataires qui a été attaqué par des miliciens. Mardi soir, des images de la chaîne Al-Arabiya montraient des hommes de Kataëb Hezbollah qui tiraient sur des protestataires à Nassiriya.
Si Soleimani était tant aimé en Iran, c’est, d’une part, parce qu’il avait quasiment toujours évité de se mêler de politique intérieure, même s’il ne cachait pas son appartenance au camp des radicaux. Et d’autre part, parce qu’il plaçait son combat dans le cadre de la défense des intérêts nationaux. C’est pourquoi son enterrement a soudé les différentes factions et rallié des Iraniens, volontiers nationalistes, voire chauvins, au-delà de la clientèle habituelle du régime.
À l’inverse, s’il était autant détesté en Irak, c’est justement parce qu’il incarnait les ingérences de Téhéran dans les affaires irakiennes. « L’Irak étant devenu aujourd’hui un pays totalement subordonné à l’Iran, Soleimani intervient dans la répression, y compris dans la décision de faire tirer sur les manifestants », soutenait l’anthropologue irakien et chercheur au CNRS Hosham Dawod lors d’un récent colloque.
Abou Mahdi al-Mohandes, de son vrai nom Jamal Jaafar Ibrahimi, l’homme qui a été tué aux côtés de Soleimani par les frappes américaines, dont il était à la fois le lieutenant et le représentant sur le théâtre irakien, avait d’ailleurs mission de façonner un État dans l’État, sur le modèle des pasdaran iraniens ou du Hezbollah libanais.
Son parcours disait bien qu’il ne se battait pas pour l’Irak mais pour la révolution islamique : il avait ainsi servi dans les rangs de l’armée iranienne contre son pays pendant la guerre Irak-Iran (1980-1988), puis participé aux attentats meurtriers contre les ambassades de France et des États-Unis au Koweït, en 1983. Cela lui avait valu d’être arrêté et condamné à mort, avant de parvenir à s’enfuir d’une prison lors de l’invasion de l’émirat par Saddam Hussein et de regagner l’Iran.
Paradoxe, c’est pourtant l’assassinat de Qassem Soleimani et celui d’Abou Mahdi al-Mohandes qui risquent d’aggraver la mainmise du régime iranien sur Bagdad. Certains experts estiment même qu’en disparaissant, les deux hommes donnent les clés de l’Irak à Téhéran.
Comme le rappelle Adel Bakawan, directeur du centre de sociologie de l’Irak à l’université de Soran (Kurdistan d’Irak), si le pays a pu fonctionner en tant qu’État depuis la chute de Saddam Hussein en mars 2003, c’est parce qu’il existait « un partenariat implicite entre Téhéran et Washington ».
Certes, chacun des deux parrains voulait un État irakien faible et, surtout, émancipé de l’influence de l’autre. « Soleimani va s’avérer un partenaire essentiel des États-Unis à plusieurs reprises, ajoute-t-il malgré tout, notamment pendant la lutte contre l’État islamique ou encore au moment de la reprise par les milices chiites des territoires disputés entre Bagdad et Erbil [la capitale du Kurdistan irakien – ndlr] après le référendum sur l’indépendance du Kurdistan. »
Ce partenariat, ajoute Adel Bakawan, va imploser le 26 décembre 2018, lors d’une visite de Donald Trump sur la base américano-irakienne de Aïn al-Assad au cours de laquelle il va s’en prendre directement à Téhéran. C’est le signe que « les États-Unis ne veulent plus accepter Téhéran comme partenaire dans la gestion de l’État irakien, avec pour conséquence que la république islamique va désormais utiliser tous ses leviers, qui sont considérables, pour transformer l’Irak en un véritable enfer pour les États-Unis », ajoute le même chercheur. Avant de constater : « Dans cette situation, la disparition pure et simple de l’Irak tel que nous l’avons connu entre 1921 et 2019 sera fortement posée. »
C’est d’ailleurs depuis la base de Aïn al-Assad, véritable petite ville américaine entre Bagdad et la frontière syrienne, que sont partis les drones qui ont frappé le convoi de Soleimani, laquelle base a été frappée, en représailles, ainsi que celle d’Erbil, dans la nuit de mardi à mercredi, par une dizaine de missiles iraniens.
L’Irak est donc devenu le lieu de la confrontation entre Washington et Téhéran. Première victoire posthume pour le général Soleimani, l’Assemblée nationale irakienne a voté le 5 janvier une résolution demandant au gouvernement de « mettre fin à la présence de troupes étrangères » sur le territoire irakien, en commençant par « retirer sa demande d’aide » adressée à la communauté internationale pour combattre l’État islamique. Un bémol cependant à cette victoire : la majorité a été atteinte d’extrême justesse, à quelques voix près. Aucun des députés sunnites et kurdes n’a pris part au vote, de même que le président de l’Assemblée. Mais dans cette confrontation, ce sont d’abord les milices irakiennes qui sont en première ligne.
Milicisation du politique en Irak
« Soleimani a été un personnage clé dans la “milicisation” de l’Irak, c’est lui qui l’a organisée, lui a donné un sens et l’a orchestrée depuis la déflagration du conflit syrien, mais les milices ne sont pas pour autant à ses ordres ni à ceux de Téhéran », souligne Robin Beaumont, doctorant en sciences politique, travaillant sur l’islam chiite irakien, et chercheur du réseau Noria. « Même si l’Iran est la matrice de cette milicisation de la politique chiite irakienne, le mouvement dépasse largement ce cadre. »
Le même chercheur rappelle d’ailleurs que cette « milicisation du politique en Irak n’est pas un phénomène nouveau, chaque grand parti politique irakien ayant toujours été doublé par une branche militaire chargée de le protéger », comme ce fut le cas pour le Parti communiste irakien. Le régime de Saddam Hussein lui-même était phagocyté par les groupes armés qu’il avait imposés, notamment les terribles Fedayin de Saddam, dont le nom évoque aujourd’hui encore de mauvais souvenirs dans la population.
Ce qui a beaucoup fait pour leur retour en grâce, c’est qu’elles sont allées combattre l’EI. « Elles se sont ainsi racheté une virginité en passant du statut de criminel mafieux à celui de héros de la résistance à Daech », indique Robin Beaumont. Toutes ces milices sont regroupées au sein de Hachd al-Chaabi, en français les Forces de la mobilisation populaire, qui compte entre 120 et 150 000 hommes et a un budget de 2,2 milliards de dollars.
À la tête de Hachd al-Chaabi, on trouve Hadi al-Amiri, autre représentant sur la scène irakienne de Qassem Soleimani. Formant un ensemble disparate caché derrière « une fiction d’homogénéité », les Forces de la mobilisation populaire ont des objectifs communs, comme la lutte contre l’État islamique, mais aussi de réelles divergences politiques. Ce qui les sépare, précise Robin Beaumont, c’est d’abord leur degré de proximité à l’égard de Téhéran : « Il y a ainsi celles qui ont leurs racines dans l’Iran révolutionnaire, qui a hébergé [à l’époque de Saddam Hussein – ndlr] de jeunes groupes politiques irakiens en exil. D’autres sont plus nationalistes, comme celles du religieux chiite Moqtada al-Sadr [dont le « bloc » a gagné les dernières élections législatives – ndlr]. Certaines se réclament encore du grand ayatollah Ali Sistani et, à l’origine, ont été créées pour défendre les lieux saints chiites. N’oublions pas le Kurdistan dont les deux grands groupes armés dépendent l’un du Parti démocratique du Kurdistan [de Massoud Barzani] et l’autre de l’Union patriotique du Kurdistan [du défunt Jalal Talabani]. »
Dans un pays dont le dysfonctionnement est manifeste – on le voit avec son incapacité de redistribuer sa fabuleuse rente pétrolière, une des raisons de la contestation actuelle –, ces milices occupent le cœur de l’État. « Nous n’avons pas un jeu à somme nulle entre l’État et les milices, explique Robin Beaumont. Il ne s’agit pas pour elles de le faire tomber mais de capter ses ressources et tous leurs efforts vont dans ce sens. Elles s’emploient donc plutôt à le conforter pour profiter de lui. Sans compter que des dirigeants de ces milices sont entrés dans l’appareil d’État irakien. Si cet État tient, c’est parce que tous les acteurs irakiens, y compris les milices, ont besoin de lui et veulent donc le défendre. »
Reste que les milices les plus inféodées à Téhéran – les brigades Badr, Asaïb Ahl al-Haq (la « Ligue des vertueux »), Kataëb Hezbollah… – vont être à la manœuvre pour chasser les États-Unis de l’Irak. Là encore, Téhéran a pris l’avantage puisque, à la différence de Washington qui a joué la carte des élites irakiennes, lesquelles sont coupées de toute base sociale, les Iraniens ont pris en considération la totalité de la société irakienne.
Mais il y a un phénomène auquel même les plus radicales n’échappent pas, que Robin Beaumont appelle « la dynamique d’irakisation des milices » : « Dans leur politique d’entrisme au sein de l’État, elles ne peuvent y parvenir qu’en jouant le jeu de l’État et la référence nationale, précise-t-il. Jamais un responsable des Brigades Bader, par exemple, ne va dire qu’il souhaite l’annexion de l’Irak à l’Iran. »
Le meilleur exemple est le Conseil suprême de la révolution islamique en Irak, créé en Iran en 1982, qui fut le plus important parti irakien et l’un des plus proches alliés de Téhéran, avec comme branche armée les Brigades Bader, avant de s’éloigner, à partir de 2007, de la République islamique et de faire scission avec ces mêmes brigades Bader, demeurées, elles, dans l’orbite de feu Qassem Soleimani.
Renforcées de facto par l’affaiblissement américain et le repositionnement probable des forces de l’US Army, les milices irakiennes vont être confrontées à la persistance de la contestation politique et sociale qui dure depuis octobre, en dépit de quelque 500 morts et 20 000 blessés, et dont le signe manifeste est l’occupation de la place Tahrir à Bagdad.
« La mort de Soleimani et celle, pas moins importante en Irak d’Abou Mahdi al-Mohandes, va permettre d’obtenir ce qu’ils ont toujours voulu, à savoir faciliter l’offensive iranienne en Irak, mais aussi reléguer au second plan la séquence protestataire, analyse Robin Beaumont. Les manifestants, en refusant à la fois l’ingérence iranienne et américaine, sont dès lors dans une position impossible. » Pour les mouvements nationalistes, comme celui de Moqtada al-Sadr, s’il était déjà compliqué de se tenir dans un positionnement indépendant vis-à-vis de Téhéran, il va à présent être difficilement tenable de se situer dans un entre-deux et bien plus confortable, en tout cas moins instable, de choisir l’influence iranienne.
« La mort de Soleimani est certainement la fin d’un mythe au Moyen-Orient mais pas la fin des rapports de force entre l’Iran et les États-Unis, conclut, de son côté, Adel Bakawan. Les prochaines victimes de ces rapports de force ne seront ni les Américains ni les Iraniens, mais certainement les Irakiens, qui sont dans une impasse sans perspective de sortie. »
Jean-Pierre Perrin