La mort des 13 militaires français victimes lundi d’une collision d’hélicoptères au Mali permettra-t-elle d’ouvrir enfin un débat public et parlementaire sur les objectifs et la stratégie de l’opération Barkhane, qui a pris le relais en août 2014 de l’opération Serval, lancée en janvier 2013 par François Hollande ? Ce n’est pas certain. C’est même assez peu probable dans le climat d’exaltation patriotique créé par les propos du chef de l’État, dont la grandiloquence rend un honneur maladroit au destin tragique de ces 13 soldats.
Emmanuel Macron a déclaré jeudi qu’il était prêt à revoir « toutes les options stratégiques » de la France au Sahel. Une semaine avant un sommet de l’Otan, à Londres, il a réclamé aux alliés de la France, une « plus grande implication » dans le combat contre « le terrorisme » dans la région. Il a aussi indiqué que « dans les prochaines semaines un travail en profondeur sera demandé au gouvernement et à nos armées pour regarder les modalités de nos interventions ».
Mais il n’a pas fait la moindre allusion aux graves questions que pose ce qu’il faut bien appeler l’enlisement, ou au moins le commencement d’enlisement de la France au Sahel : si l’action militaire contre les groupes islamistes armés est légitime et nécessaire pour la sécurité de la région et de l’Europe, est-elle suffisante ? Les djihadistes sont-ils la seule source du chaos qui s’étend sur le Sahel ? Et si ce mal a d’autres causes, faisons-nous ce qu’il faut pour les identifier et les éliminer ?
L’objectif de Serval, opération déclenchée il y a sept ans, en janvier 2013, était théoriquement assez simple. En tout cas, clairement défini. Il s’agissait de stopper l’offensive qui menaçait Bamako, de reprendre le contrôle de Tombouctou, de mettre fin à l’implantation du terrorisme dans le nord du Mali, puis de transférer la stabilisation du pays à une armée malienne renforcée et aux casques bleus de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (Minusma).
Six mois plus tard, la première partie de la mission était accomplie. Bamako était sauvé, Tombouctou libéré des djihadistes. Mais le combat contre les groupes armés islamistes et leur déploiement dans l’ensemble de la zone sahélienne, de la Mauritanie au Tchad, c’est-à-dire sur un espace aussi vaste que l’Europe, était loin d’être gagné. D’où le lancement en août 2014 de l’opération Barkhane – du nom d’une dune en forme de croissant –, fondée sur un partenariat avec les cinq pays de la région : Mauritanie, Mali, Niger, Tchad et Burkina Faso.
Selon le ministère français de la défense, cette opération vise « en priorité à favoriser l’appropriation par les pays du G5 Sahel de la lutte contre les groupes armés terroristes ». Près de 4 500 soldats français, soutenus par sept avions de combat, une vingtaine d’hélicoptères, trois drones, une dizaine d’avions de transport et cinq cents véhicules blindés, constituent aujourd’hui le dispositif de Barkhane, qui dispose de quatre bases principales – N’Djamena, Niamey, Gao, Ouagadougou – et d’une dizaine de bases avancées.
Avec le temps, quelques détachements militaires étrangers sont venus s’associer à Barkhane. Le Royaume-Uni a envoyé deux hélicoptères lourds Chinook avec leurs équipages. La Belgique, la Norvège, les Pays-Bas prêtent des avions gros porteurs ; les États-Unis disposent depuis l’année dernière à Agadez, au Niger, d’une base où sont déployés des drones armés. Près de 600 militaires, fournis par une vingtaine de pays de l’Union européenne, contribuent à la formation et à la réorganisation de l’armée malienne. Une cinquantaine de soldats estoniens participent depuis août 2018 à la défense de la plateforme opérationnelle de Gao, aux portes du désert malien, où leur effectif sera bientôt doublé.
C’est sur cette base de Gao que s’installera l’état-major de la coalition des forces spéciales européennes, dont la création vient d’être confirmée. Autour du détachement français des forces spéciales « Sabre », cette coalition sera composée pour commencer de militaires estoniens, tchèques, belges et norvégiens. À terme, cette « Task force Takuba » (« Sabre » en tamachek, la langue des Touaregs du Mali) devrait rassembler des soldats d’une douzaine de pays, chargés à partir de l’été 2020 de conseiller, en opération de combat, les unités de l’armée malienne.
Sur le papier, la force Barkhane dispose aussi de l’appui des 5 000 soldats de la force « G5 Sahel » et des 13 000 casques bleus de la Minusma. Mais la coalition militaire sahélienne, créée en novembre 2015 par le Mali et ses quatre voisins, avec le soutien de Paris, n’est toujours par opérationnelle, de l’aveu même du ministre des affaires étrangères du Burkina Faso, dont le pays occupe actuellement la présidence tournante de l’organisation.
« Ces djihadistes proposent des réponses à des situations locales de domination et de dépossession »
Même si sa première participation à une opération de combat date de deux ans, la force G5 Sahel manque encore d’entraînement, de matériel et de financements. Si la contribution de 10 millions de dollars promise par les Émirats arabes unis a bien été versée, celle de l’Arabie saoudite, qui devait s’élever à 100 millions de dollars, se fait toujours attendre. Par ailleurs, plusieurs contingents du G5 Sahel ont fait preuve d’un respect très discutable des droits de l’homme.
Quant aux casques bleus, composés de contingents fournis par une cinquantaine de pays, mal entraînés, mal équipés et parfois mal commandés, ils ont déjà perdu près de 200 hommes depuis leur déploiement en 2013 et, selon un militaire français, « ils passent la majeure partie de leur temps barricadés dans leurs bases ». En d’autres termes, l’essentiel du travail de « recherche et de destruction » des groupes armés islamistes revient aux 4 500 soldats de Barkhane. Leur tâche est démesurée lorsqu’on constate que leur terrain d’action représente une étendue en grande partie désertique, qui, rapportée à l’Europe, irait de Brest à Kiev et de Copenhague à Rome.
Selon les renseignements militaires français, les effectifs des « groupes armés terroristes », dispersés dans cet immense espace sans frontières, tourneraient autour de 2 000 combattants, dont 1 000 à 1 400 pour le seul Mali. Même si des attaques ou des actions d’infiltration et de recrutement de combattants ou de sympathisants sont signalées au Niger, au Burkina Faso et au Tchad, c’est au Mali, dans la région du Liptako-Gourma, que se trouve, selon les militaires français, le principal foyer d’activité terroriste.
C’est d’ailleurs dans cette région des « trois frontières » (Mali-Niger-Burkina Faso), propice à tous les trafics, que se déroulait lundi l’opération au cours de laquelle les 13 soldats ont trouvé la mort dans la collision de leurs hélicoptères. Dans la même région, l’armée malienne avait d’ailleurs subi de lourdes pertes fin septembre à Boulikessi (38 morts), puis un mois plus tard à Indelimane (49 morts).
D’après les renseignements français, confirmés par les travaux de chercheurs spécialistes de la région, trois groupes principaux, au moins, sont actifs dans cette région. Le plus important, ou le plus actif, est l’organisation État islamique au Grand Sahel (EIGS), qui entend, comme avant elle Daech au Moyen-Orient, instaurer un califat islamique au cœur de l’Afrique. La perte des territoires que contrôlait le califat d’Abou Bakr al-Baghdadi, en Irak et en Syrie, avant que ses combattants ne soient décimés et dispersés par les frappes de la coalition internationale et de ses alliés kurdes, n’a manifestement pas dissuadé les chefs de l’EIGS de prendre la relève. Deux unités de combat fondées sur les réalités ethniques et tribales de la région composeraient actuellement la force militaire de l’EIGS. La première de ces « katibas » réunirait essentiellement des Touaregs, la seconde des Peuls.
Revendiquant ses liens avec Al-Qaïda, le Groupe pour le soutien de l’islam et des musulmans (GSIM) est aussi présent dans la région, ainsi qu’Ansarul Islam, apparu il y a trois ans dans le nord du Burkina Faso. La force principale de ces groupes aux effectifs et aux moyens militaires modestes, par rapport à Barkhane, est le soutien dont ils disposent au sein de la population. Même si l’image est discutable dans ce décor aride, ils sont parmi les villageois comme des poissons dans l’eau. Et comme des scorpions sous leur caillou, prêts à frapper lorsqu’ils le décident, avant de disparaitre.
Caractéristique commune à toute la région : ce n’est pas ici sur une piété assidue et fanatique qu’ils fondent leur présence, mais sur leur aptitude à répondre à certains besoins et à exprimer la révolte de la population. Dans des pays dont l’administration et les services sont défaillants, dont les régimes sont corrompus, incapables et prédateurs, ils fournissent une forme de sécurité et de protection aux villageois. Selon les travaux du chercheur Roland Marchal [1], du Centre d’études et de recherches internationales (CERI) de Science-Po, « ces groupes djihadistes ne se développent pas pour des raisons idéologiques. Ils proposent des réponses à des situations locales de domination et de dépossession ».
Face à des États aveugles aux aspirations locales, aux exigences de décentralisation du pouvoir et sourds aux révoltes locales contre la brutalité impunie des forces de l’ordre, lorsqu’elles sont présentes, ils exploitent habilement les querelles et les rivalités tribales et ethniques. Il en va ainsi de l’opposition, explosive au Mali, entre les éleveurs peuls et les agriculteurs dogons. Dans un espace naturel qui ne cesse de se réduire sous l’effet du réchauffement climatique, les Peuls, qui contestent la distribution inégalitaire des terres et des ressources naturelles, condamnent l’expansion de l’agriculture au détriment du pastoralisme et entendent conserver, y compris par la force les corridors de passage du bétail, même lorsque la voie est barrée par de nouveaux champs.
Les djihadistes, qui ont mesuré depuis longtemps le profit qu’ils peuvent tirer de ce conflit, ont fait des tribus peules une cible prioritaire de leur recrutement. Si bien qu’il est aujourd’hui difficile de séparer les motivations idéologico-religieuses des simples règlements de comptes locaux et ethniques dans les affrontements, de plus en plus sanglants, entre groupes armés peuls et milices dogons armées par le pouvoir. La situation est d’autant plus complexe que, faute de racines idéologiques profondes, les uns comme les autres peuvent changer d’allégeance du jour au lendemain, en fonction de leurs intérêts du moment. La seule constante est le rejet du pouvoir central, incompétent ou injuste et violent. Ce qui transforme soldats et gendarmes, dans toute la région sahélienne, en cibles. Tout comme les soldats français, considérés comme les alliés et les protecteurs des régimes détestés.
Pour cette raison, estime Roland Marchal, « les Européens doivent accepter que le centre de la crise n’est pas le djihadisme mais le fonctionnement des États sahéliens ». En d’autres termes, la réponse militaire, même si elle ne doit pas être écartée, pour contenir l’expansion de l’islamisme armé ne peut être la seule. Certes, l’ennemi, dispersé et insaisissable, s’adapte très vite aux nouvelles conditions de combat. Utilisateurs assidus et avisés des réseaux sociaux, des messageries cryptées et des communications par satellite, les djihadistes du Sahel ont compris depuis longtemps que le quadrillage permanent du ciel par les avions et les drones de reconnaissance et de surveillance électronique mettait en péril leurs liaisons. Ils ont donc rétabli le système des estafettes à moto avec des relais sûrs pour transmettre informations et consignes opérationnelles.
La lutte contre le danger du terrorisme islamiste implique donc une aptitude à affaiblir militairement les réseaux existants. Mais elle passe aussi et peut-être aujourd’hui surtout par une nouvelle analyse de la situation sur le terrain, par un examen sans complaisance du fonctionnement des régimes locaux. Et par une mobilisation convaincante de l’Europe pour cette transformation radicale des régimes sahéliens et de nos relations avec eux. Encombrée par son héritage colonial et les réseaux de relations malsaines de la Françafrique, la France d’Emmanuel Macron est-elle en mesure d’impulser une telle révolution stratégique ? Les dernières déclarations du chef de l’État, qui ne portent que sur la dimension militaire du problème, permettent d’en douter.
René Backmann