« Levons-nous, femmes esclaves, et brisons nos entraves, debout, debout debout. » Dans la salle pleine à craquer de la maison des Métallos à Paris, l’ambiance ce lundi soir – avant la grande manifestation contre la réforme des retraites prévue ce mardi – est à la joyeuse veillée d’armes. Quand la trentaine d’intervenantes – syndicalistes, historiennes, économistes, militantes féministes – rassemblées sur scène entonne l’hymne du MLF à la fin de ce meeting consacré aux conséquences de la réforme des retraites pour les femmes, quelques militantes forment avec leur main le triangle inversé, symbole de ralliement féministe.
Ce soir-là, toutes sont venues dire à quel point la réforme d’Édouard Philippe va toucher en premier lieu les femmes, en renforçant des inégalités déjà criantes dans le monde du travail. Face à un premier ministre qui a assuré, mercredi dernier, que « les femmes seront les grandes gagnantes » de cette réforme, les participantes se sont succédé pour dénoncer l’hypocrisie gouvernementale. « Il faut comprendre la novlangue orwellienne de ce gouvernement », lance la députée France insoumise de Seine-Saint-Denis Clémentine Autin, cheville ouvrière de ce rassemblement et qui a dit souhaiter que dans la manifestation « les femmes soient aujourd’hui dans le carré de tête, car elles sont en première ligne ».
Pendant plus de deux heures, et alors qu’un grand flou subsiste sur nombre de points de la réforme, les interventions ont permis de faire un instructif tour d’horizon des inégalités – souvent invisibilisées – qui touchent les femmes dans le monde du travail. Et qui risquent d’être aggravées, comme lors des précédentes réformes des retraites, par le projet du gouvernement.
Sur le montant des pensions, « il y a aujourd’hui un écart de 42 % avec les hommes et 28 % si on prend en compte les pensions de réversion », souligne l’économiste Rachel Silvera qui rappelle que les retraites des femmes sont effectivement « un miroir grossissant des inégalités salariales ».
Tenter de comprendre ce que la réforme va impliquer pour les femmes nécessite de faire l’état des lieux des inégalités actuelles : le temps partiel – massif – et la plupart du temps subi des femmes, leur concentration dans des secteurs comme la santé, l’éducation ou le commerce où le salaires sont bas, les « petits plafonds de verre insidieux tout au long de la carrière », les carrières heurtées, interrompues, etc.
À cet égard, le moment de la retraite vient sanctionner – et souvent amplifier – ces situations.
Pour amorcer le débat, les historiennes Mathilde Larrère et Laurence De Cock ont insisté sur le caractère très récent de la préoccupation politique pour la retraite des femmes. Jusqu’au début du XXe siècle, la mortalité des femmes était telle, ont-elles rappelé, que la retraite n’était d’ailleurs pas une question du tout. En 1910, alors que cette tendance s’inverse, la loi leur a accordé théoriquement le même régime de retraite que les hommes si elles avaient une carrière complète. Autant dire que cela ne touchait que très peu de femmes. Comme un avant-goût d’une longue série de réformes en trompe-l’œil et de droits purement formels pour les femmes.
La présidente de l’association Femmes égalité Ana Azaria a, par ailleurs, souligné – un point trop peu mis en avant dans le débat sur la prise en compte de la pénibilité – que « les clichés sexistes font que les travaux des femmes sont rarement reconnus comme pénibles ». Le cas de la fonction hospitalière, où elles sont massivement représentées, est pourtant édifiant. Les femmes y sont confrontées au travail de nuit, aux astreintes, au bruit… « Ces femmes ont une espérance de vie de sept ans inférieure à la moyenne », affirme la militante qui rappelle que pour les 400 000 aides soignantes – qui peuvent aujourd’hui partir à 57 ans – il faudra désormais tenir jusqu’à à 62 ans.
Pour Sigrid Gerardin, responsable du secteur éducation à la FSU, les femmes qui représentent trois millions des cinq millions de fonctionnaires vont être particulièrement pénalisées par la réforme annoncée. « Le statut de fonctionnaire ne protège pas des inégalités [entre hommes et femmes – ndlr] », assure-t-elle en précisant que « dans la fonction publique, les deux tiers des primes sont attribuées aux hommes ». Des primes que le gouvernement a mises en avant pour expliquer à quel point la réforme allait être favorable aux fonctionnaires – et notamment les enseignants.
Au nom du Comité Adama, Assa Traoré a expliqué être présente dans cette mobilisation, car les quartiers populaires seront de fait « touchés de plein fouet » par cette réforme. Elle a notamment évoqué le cas de sa mère, femme de ménage chez Onet, qui a pratiquement perdu la vue après avoir été exposée aux poussières pendant des années.
Une responsable de la CGT hôtellerie est aussi venue témoigner de la longue lutte des femmes de chambre qui pâtiront, elles aussi, de cette réforme : ces femmes en grande partie racisées, confrontées à des temps partiels imposés, à la sous-traitance et, de façon bien plus massive que dans d’autres secteurs, au harcèlement moral et sexuel.
« Les violences sexuelles et sexistes ont un impact sur les carrières », a d’ailleurs insisté Caroline de Haas au nom du collectif #NousToutes, puisqu’elles poussent souvent les femmes à démissionner ou à s’arrêter de travailler. Alors que que 32 % des femmes salariées ont eu à subir ces violences, on comprend que le problème est effectivement systémique.
Soulevant un point encore très flou de la réforme – en l’absence d’études d’impact sérieuses –, la porte-parole d’Osez le féminisme !, Céline Piques, s’est insurgée contre la suppression des huit trimestres de majoration par enfant qui ne sera pas compensée, selon elle, par la majoration de 5 % de la retraite par enfant (et 7% pour le troisième enfant). Par ailleurs, le fait que ces 5 % puissent être attribués au choix aux hommes ou aux femmes ouvre la porte à ce que les couples décident que les hommes, qui gagnent souvent plus, se l’octroient. « Que se passera-t-il ensuite s’il y a séparation ? C’est un scandale », a-t-elle dénoncé.
Alors que les pensions de réversion permettent de corriger en partie les inégalités que subissent les femmes dans leur carrière, Sophie Binet, co-secrétaire générale de la CGT, a voulu rappeler, elle, le caractère rétrograde de cette philosophie puisque : « Les femmes ne sont pas que des mères et parfois ne sont pas mères du tout. »
Enthousiaste sur l’ampleur du mouvement depuis le 5 décembre, la responsable de la CGT a conclu son intervention avec une certaine gravité. « On est dans un moment particulier où l’Histoire peut basculer dans un sens ou dans l’autre. La mobilisation féminine jouera un rôle essentiel. »
Lucie Delaporte