L’ajustement et l’austérité figurent souvent parmi les conditions dont sont assortis les prêts multilatéraux et, ces dernières années, les institutions financières internationales (IFI, dont l’une des principales est le FMI) ont couramment conseillé, promu et favorisé cette pratique.
De fait, le nombre de pays qui mettent en œuvre des politiques d’austérité et les domaines de compétences des États visés par ces mesures ne cessent d’augmenter.
En soi, l’austérité en tant que règle de gouvernance est digne d’éloge si elle sert à lutter contre le gaspillage, mais elle peut prendre un sens très différent en fonction du groupe social qui y fait appel pour ajuster ses revenus et ses dépenses. L’austérité telle que prônée par le FMI et les autres IFI n’est pas une austérité quelconque, puisqu’elle ne limite pas le service de la dette publique perçu par les rentiers nationaux et étrangers ; au contraire, les intérêts à payer sont rehaussés sous l’effet de politiques monétaires restrictives. En revanche, les subventions pour l’alimentation et les services publics essentiels, les salaires réels, les investissements dans le logement, l’infrastructure, la recherche, la santé et l’éducation sont, eux, généralement revus à la baisse. Il est facile de voir comment les effets négatifs de l’austérité sur la croissance économique, la viabilité de la dette et l’égalité économique peuvent aisément produire des conséquences néfastes en matière de droits humains.
Les effets dévastateurs de ces politiques sur les droits humains dans différents pays sont bien connus et abondamment documentés par les mécanismes internationaux et régionaux de protection des droits humains : ces politiques économiques ont une incidence sur un vaste ensemble de droits humains et de groupes spécifiques, en particulier les personnes qui subissent des inégalités cumulées ou croisées.
La question n’est pas tant de savoir si l’austérité entraîne la violation de droits humains mais bien dans quelle mesure elle le fait : combien elle affecte les indicateurs sur la mortalité, l’emploi, l’égalité, la santé, le logement, la violence, la protection sociale et l’éducation, entre autres.
C’est donc une bonne nouvelle que le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a examiné et voté, au terme d’un processus participatif en mars 2019, les Principes directeurs applicables aux études de l’impact des réformes économiques sur les droits de l’homme. Il a été résolu à la majorité d’encourager les gouvernements et les organisations intergouvernementales à tenir compte de ces principes.
Les programmes d’austérité destinés à corriger les déséquilibres économiques à court terme sont souvent assortis de réformes institutionnelles qui visent à pérenniser la redistribution des revenus instituée dans le cadre de ces mêmes programmes. Dans plusieurs pays du Sud et du Nord, par exemple, lesréformes liées au travail mises en œuvre dans le cadre des programmes d’ajustement structurel ont entraîné l’érosion des droits individuels et collectifs du travail et du droit à un travail juste et favorable. Les conditions de travail ont été affectées par la mise en œuvre de plafonds salariaux et de limites d’emploi.
Les conséquences de ces réformes peuvent également avoir une incidence disproportionnée sur les droits humains des femmes, y compris le droit à l’égalité.
Les femmes, les personnes handicapées, les enfants, les familles monoparentales, les migrants, les réfugiés et les autres catégories exposées au risque de marginalisation sont souvent affectées de manière disproportionnée. Par exemple, les coupes budgétaires dans les services publics, en particulier celles qui touchent les services de soins, ont un impact disproportionné sur les femmes. D’autre part, les privatisations sont susceptibles de mettre en danger l’accès à un ensemble de services, y compris des services essentiels comme l’eau ou l’électricité.
Les coupes prescrites dans les emplois du secteur public ont contribué parmi les femmes au développement du secteur informel, à la baisse des allocations de chômage, à la dégradation des protections sociales et à l’accroissement de la charge en termes de travaux domestiques non rémunérés.
Les droits à la vie et à l’intégrité personnelle n’ont pas été épargnés par ce phénomène. En effet, les crises économiques, exacerbées par les politiques d’austérité, ont provoqué une augmentation des suicides dans certains pays et l’exclusion de certaines personnes du système de soins de santé public. Elles ont aussi affaibli les systèmes de santé publique au point de les priver de moyens suffisants pour faire face à diverses épidémies.
Responsabilité de complicité du FMI
Comme cela a été détaillé dans le rapport que j’ai présenté à l’Assemblée générale de l’ONU le 21 octobre 2019 – sur lequel les IFI ont eu l’occasion de faire des commentaires –, il existe un solide socle juridique établissant l’incompatibilité entre l’imposition de politiques d’austérité en période de récession et l’obligation de protéger l’exercice des droits humains.
D’un point de vue économique, aucune preuve n’atteste de l’existence même de la prétendue austérité expansionniste habituellement invoquée par les gouvernements qui la mettent en œuvre. Il est bien plus manifeste que les programmes d’ajustement structurel (conjoncturel et structurel) sont liés aux reculs de la croissance économique, de l’emploi, de la viabilité de la dette et de l’égalité. Il n’est donc pas étonnant que la combinaison de récessions économiques et de virages dans le sens de la contraction des politiques budgétaires ait affecté un large éventail de droits humains, en particulier ceux des personnes qui sont dans les situations de plus grande vulnérabilité. Toute menace pesant sur les dépenses publiques où et quand elles sont le plus nécessaires se traduit par un risque élevé de violation des droits de la personne.
Toutes les réformes économiques visant à faire face aux crises économiques ne sont pas intrinsèquement contraires à la protection des droits humains, tant s’en faut, mais, du point de vue des droits humains, précisément, l’austérité ne repose sur aucun argument théorique et empirique sérieux. Étant donné le bilan avéré des politiques d’austérité en matière de droits humains, il est frappant de constater que les réformes et mesures économiques adoptées par les États pour mettre en œuvre les « conditionnalités » prônées par les institutions financières internationales (principalement le FMI) à cette fin s’accompagnent rarement d’études préalables de l’impact sur les droits humains.
Dans ce domaine, c’est certes aux États qu’incombe la responsabilité première, mais les institutions financières internationales peuvent également être tenues responsables de leur complicité lorsqu’elles prescrivent des politiques ayant d’évidents effets potentiels sur les droits humains et/ou contribuant dans ce contexte aux violations de ces droits.
Le fait que les études d’impact sur les droits humains ne soient ni régulièrement conduites ni demandées par les institutions financières internationales est incompatible avec leur pratique, même très imparfaite, d’entreprendre des études d’impact social et environnemental s’agissant du financement de projets.
Si elles peuvent être tenues responsables des dommages évitables que subissent les personnes affectées par un barrage financé, pourquoi les IFI ne seraient-elles pas responsables des dommages évitables que des réformes économiques rétrogrades entraînent en matière de droits humains ?
Le rapport susmentionné développe l’argumentation selon laquelle conformément aux normes du droit international, les institutions financières internationales peuvent être tenues responsables de complicité avec les réformes économiques qui bafouent les droits humains.
Le lien de causalité entre l’assistance apportée (prêts, surveillance et assistance technique, ainsi que les « conditionnalités » connexes) à la commission d’un acte illicite (complicité) et le préjudice causé (violations des droits humains) est évident et bien documenté. La connaissance de la nature illicite de l’acte peut être présumée si, même lorsque les réformes économiques prônées se traduisent généralement par des violations des droits humains, aucune étude d’impact préalable n’a été conduite. La responsabilité juridique de complicité s’accompagne d’obligations en termes de cessation, de non-répétition et de réparation.
En raison des circonstances dans lesquelles les États se trouvent généralement lorsqu’ils sollicitent l’assistance d’institutions financières internationales, des conditionnalités sont souvent imposées sans pour autant être négociées avec les États emprunteurs, a fortiori avec leurs populations qui sont encore moins associées aux consultations, discussions et négociations connexes. En outre, le champ des conditionnalités n’a cessé de s’étendre au cours des dernières décennies. Tous ces éléments contribuent à expliquer la généralisation et l’omniprésence des conditionnalités dans des activités souveraines essentielles, même en tenant compte du rejet massif des populations concernées.
Les recommandations d’une étude adéquate de l’impact des réformes économiques sur les droits humains seraient-elles utopiques ? Les IFI doivent tirer les enseignements du succès des mesures anticycliques et des programmes d’ajustement qui sont pour l’essentiel compatibles avec les droits humains, tels que ceux qui ont été déployés en Malaisie (1997-1998), où des contrôles de capitaux ont été imposés sur les flux sortants à court terme, en Islande (2009-2010), où des contrôles des capitaux ont également été prévus, ainsi que la préservation du système de protection sociale contre les coupes et une forte priorité en faveur de la production et de la redistribution de revenus par des politiques fiscales progressives, et en Bolivie (à partir de 2014), où les investissements publics et sociaux n’ont cessé d’augmenter, malgré la baisse des recettes attribuable à la chute du cours international des hydrocarbures.
Dette et droits humains
L’obligation de procéder à des études de l’impact des réformes économiques sur les droits humains couvre également le domaine de la dette publique. En vertu des Principes directeurs mentionnés plus haut (et spécifiquement au numéro 12), les analyses indépendantes de viabilité de la dette devraient comprendre des études d’impact sur les droits humains. Ses conclusions devraient être utilisées à l’appui des stratégies de la dette, des programmes d’allègement de la dette et des négociations sur la restructuration.
La dette publique est souvent considérée viable alors que son service implique que l’État ne s’acquitte pas de ses obligations en matière de droits humains, car les ressources nécessaires pour rembourser sa dette le privent des moyens financiers de base nécessaires pour assurer la réalisation des droits humains.
Les paiements destinés au service de la dette ne doivent pas compromettre la promotion et le respect des droits humains. Le dilemme de « la dette ou la vie » prend parfois une tournure réellement explicite et tragique.
Le cas de la Grèce devrait être suffisamment édifiant : dans un pays qui a été contraint de rembourser une dette qui dépassait nettement ses capacités réelles, conduisant l’État à réduire son budget de la santé de 42,5 % entre 2009 et 2013, il n’est pas surprenant que des cas aient été signalés de transmission intentionnelle du VIH aux fins de bénéficier de prestations de sécurité sociale.
Si l’on ne reconnait pas que les droits humains doivent être une limite à ne pas franchir face à la dette, il faudrait admettre que la vente de sang ou d’organes de personnes habitant les États débiteurs serait une option possible pour s’acquitter des dettes auprès des créanciers. Il ne s’agit pas d’une ironie, l’exportation d’organes et de sang humain est une activité hautement lucrative et en pleine essor.
Cet article a été traduit de l’espagnol.
Juan Pablo Bohoslavsky
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.