Deux Algérie se sont à nouveau fait face vendredi 6 décembre. La première, contestataire, a déferlé dans les rues pour exprimer son refus de l’élection présidentielle à venir ; la seconde a occupé les écrans des télévisions lors du débat qui a opposé les cinq candidats en lice pour le premier tour, prévu jeudi 12 décembre.
Côté rue, les Algérois ont marqué le 41e et dernier vendredi de manifestations avant le scrutin en emplissant les artères de la capitale. Impossible à évaluer, la foule, immense, semblait comparable à celle du 1er novembre – lorsque la marche avait coïncidé avec le 65e anniversaire du début de la guerre d’indépendance – et à celles des plus grands rassemblements de mars, avril et mai.
Après avoir obtenu, en avril, la démission d’Abdelaziz Bouteflika, président pendant vingt ans, le « hirak », le mouvement populaire de contestation, réclame désormais le démantèlement de la totalité du « système » au pouvoir depuis l’indépendance du pays en 1962. Les manifestants estiment que la présidentielle ne vise qu’à permettre à ce même « système » de se régénérer en faisant s’affronter des anciens ministres.
« Le hirak va continuer après jeudi prochain. On n’a pas le choix. On est optimistes ! », affirmaient, portés par l’ambiance, Nesrine et Yacine, deux jeunes « gilets rouges », les groupes de secouristes qui sillonnent les abords des marches algéroises. L’autre grand rendez-vous de la journée ne leur inspirait que du sarcasme tant la cote des prétendants à la présidentielle est, vu des cortèges, à son plus bas. « Bien sûr qu’on va regarder le débat ce soir. Je pense qu’on va se marrer. » Il n’est pas certain qu’ils en aient eu l’occasion.
Questions préparées et répétées
Pas d’échanges entre compétiteurs, pas de contradicteur. Le tout premier « débat télévisé » entre candidats d’une présidentielle en Algérie, retransmis par l’ensemble des chaînes publiques et privées du pays, n’en était en fait pas un. Il a mis en scène cinq hommes qui ont décliné leurs propositions sur les thèmes des institutions, des libertés, de l’économie, de la jeunesse, de la santé et de la politique étrangère.
Soit Abdelkader Bengrina, 57 ans, chef de la petite formation nationale-islamiste El-Bina El-Watani (La Construction nationale) ; Ali Benflis, 75 ans, ancien premier ministre d’Abdelaziz Bouteflika et deux fois candidat malheureux (en 2004 et 2014) ; Abdelmadjid Tebboune, 74 ans, lui aussi ancien premier ministre de M. Bouteflika en 2017 ; Azzedine Mihoubi, 60 ans, ancien ministre du président sortant, au nom du Rassemblement national démocratique (RND), un parti créé par le pouvoir en 1997 et désormais soutenu par le Front de libération nationale (FLN), l’autre pilier de l’ancienne majorité présidentielle. Et enfin Abdelaziz Belaïd, 56 ans, qui a fait la totalité de son parcours au FLN.
Le moment se voulait « historique » : « Le monde nous regarde à travers les chaînes de télévision officielles, privées et sur les réseaux sociaux. L’Algérie vote. L’Algérie s’avance d’un pas de géant vers la démocratie », s’est exclamé, grandiloquent, le présentateur chargé du lancement de la soirée.
Précédée par une longue plage de clips patriotiques sur fonds d’images de cartes postales du pays, l’émission était animée par trois journalistes posant des questions préparées et répétées littéralement à chaque candidat. Lesquels disposaient de deux minutes pour répondre, cumulant trois heures de prises de parole successives.
Participer à « la fête électorale »
Si cet exercice médiatique est une première, malgré les limites du format proposé, il est douteux qu’il puisse avoir fait changer d’avis les opposants à l’élection, ne faisant qu’effleurer les questions qui dérangent.
Les cinq hommes ont beau avoir à l’unisson promis de rétablir l’Etat de droit et de défendre les libertés, aucun n’a par exemple cité les opposants ou militants emprisonnés. Le « petit candidat », Abdelkader Bengrina, caution islamo-populiste de la compétition, se sera tout juste autorisé une allusion aux « demandes du hirak qui attendent encore des réponses », contredisant timidement toute la campagne médiatique qui affirme l’inverse.
Grandes absentes du débat : les femmes, les questions sécuritaires, la culture, le climat… Le constat de l’échec d’un monde, celui de l’Algérie qui a précédé le mouvement de contestation populaire de février, a été unanimement décrit par les cinq candidats bien qu’ils y ont chacun, à des degrés divers, pris leur part. Un autre tabou de la soirée.
Seule la thématique économique aura permis d’y voir plus clair. Le chef de file du RND, Azzedine Mihoubi, assumant un positionnement plus libéral que ses adversaires.
Pour tous, il s’agissait avant tout de convaincre les Algériens de participer à « la fête électorale » souhaitée par le chef d’état-major de l’armée Ahmed Gaïd Salah, qui s’est pour la première fois exprimé un vendredi depuis le début du hirak. Faute d’institut de sondages, la réponse viendra des urnes, ou de la rue.
Madjid Zerrouky (Alger, envoyé spécial)
• Le Monde. Publié le 07 décembre 2019 à 03h19 - Mis à jour le 07 décembre 2019 à 08h26 :
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/12/07/en-algerie-un-vrai-faux-debat-presidentiel-et-des-manifestations-massives_6022011_3212.html
« Ils ont volé ce pays, ils nous ont tout volé » : en Algérie, la contestation se poursuit avant l’élection présidentielle
A Médéa, la population trouve des raisons d’espérer dans le mouvement de protestation contre le régime alors que l’élection présidentielle est organisée jeudi 12 décembre.
Si on entend peu d’envolées militantes, les silences, eux, sont entendus. De ces silences qui font place à l’effarement quand, au gré des dépositions des prévenus du procès des anciens ministres d’Abdelaziz Bouteflika, sont évoqués les dizaines de milliards de dinars de pots-de-vin.
A Médéa, à une centaine de kilomètres d’Alger, Yacine bricole la devanture de son épicerie, un œil rivé sur une télévision qui transmet, samedi, des images du tribunal d’Alger. « Il a dit combien de dizaines de milliards, là ? » « Ils ont volé ce pays. Ils nous ont tout volés… », s’indigne-t-il. Il se reprend : « C’est une pièce de théâtre. Ils font ça pour nous convaincre d’aller voter. » Ira-t-il glisser un bulletin dans l’urne ? « Mon frère, je n’ai jamais voté de ma vie. » Et le jeudi 12 décembre ? Pas de réponse. « On travaille, c’est difficile. On est là. »
Un quotidien de labeur. C’est l’atmosphère que dégagent les hauteurs de l’Atlas tellien, la chaîne montagneuse qui surplombe la plaine de la Mitidja et la mer. A 1 000 mètres d’altitude, Médéa offre encore ici et là des images d’un autre temps. Aux manteaux des citadins, beaucoup préfèrent encore la kachabia, ce poncho ancestral en poils de mouton, qui préserve des grands froids de l’hiver.
« Ils prennent juste leur salaire »
Ici, aucun panneau électoral en vue. Seul celui, clinquant, de l’antenne locale de l’Autorité nationale indépendante des élections (ANIE) rappelle que le pays doit se choisir un nouveau président le 12 décembre. Tous les vendredis depuis février, les habitants manifestent. Une mobilisation sur courant alternatif. Quelques centaines une semaine, des milliers la suivante. Yacine, lui, y est allé au début.
Ce n’est pas le cas de Brahim Ferhat, la soixantaine. Un marcheur assidu et une figure locale saluée à tous les coins de rue. Ce pourfendeur des autorités locales qu’il cloue au pilori dans des correspondances publiées par le site Le Matin d’Algérie « vendredira » jusqu’au changement de régime.
« Les élus ici ont souvent utilisé la mairie comme un tremplin pour un siège au Sénat. Ils ne font rien ici. Ils prennent juste leur salaire », assène-t-il, la voix couverte par les grincements de son SUV, secoué par les nids-de-poule de la chaussée. « C’étaient des bateleurs du cinquième mandat de Bouteflika. Ils font semblant de bosser, mais avec des arrière-pensées. C’est malheureux. Il n’y a plus d’oblativité chez ceux qui sont censés s’occuper des problèmes des gens. »
Ancien médecin, Brahim a travaillé à l’hôpital de la ville jusqu’au début des années 1990, en écrivant parallèlement pour le quotidien Liberté en tant que correspondant local. « On m’a donné un appartement. Je suis le seul à l’avoir gardé. Tous les autres ont vendu le leur. D’ailleurs, de l’équipe de l’époque, il n’y a que moi qui habite encore ici. » La raison tient en une expression : « Les années 1990 », la décennie noire qui a plongé les montagnes et la ville dans l’ultraviolence. « J’étais sur la liste [des terroristes] comme on dit. J’ai pu fuir. J’ai eu un visa pour les Etats-Unis. » Un pays où il a enseigné avant de revenir pour sa retraite, qu’il partage entre les environs de Philadelphie et son petit appartement de Médéa.
Dans la région, 20 000 familles se sont réfugiées des campagnes vers les centres urbains, fuyant les massacres. Des hameaux entiers ont été rayés par des groupes armés. De toutes les wilayas (préfectures) du pays, Médéa est l’une de celles qui a payé le prix le plus exorbitant à la guerre civile.
Vingt ans plus tard, c’est une autre histoire. Bastion du conservatisme et de la bigoterie, qui lui avait valu le surnom de « Qom » – la ville sainte iranienne – et avait fait d’elle un haut lieu du Front islamique du salut (FIS), la cité a évolué « car elle a connu un profond changement sociologique », constate Brahim Ferhat. La population, autour de 150 000 habitants, a en effet doublé en une vingtaine d’années et les femmes ont reconquis l’espace public.
Cités sans âme
Les bidonvilles des « réfugiés » ont cédé la place au fil des ans à d’immenses blocs résidentiels qui continuent de pousser à la périphérie. Au sud, une base de vie accueille les ouvriers chinois qui érigent des minitours d’une douzaine d’étages. « Les Chinois » présents là comme dans tous les grands projets algériens, comme un miroir des déficiences des entreprises locales. Mais ces « nouvelles villes » concentrent les tares de l’urbanisme contemporain algérien : des cités sans âme, dans lesquelles viendront s’entasser des milliers de familles avec le paysage pour seul compagnon des heures oisives.
Bâtie sur une dépression, Médéa offre un panorama à 360 degrés sur la chaîne de l’Atlas, les forêts de sapins qui dévalent les pentes et les plaines agricoles au pied des roches. La campagne reprend d’ailleurs vite ses droits à toutes les sorties de la ville quand la petite zone industrielle, elle, est à l’agonie. La briqueterie, privatisée et fermée il y a plusieurs années, a été rachetée au dinar symbolique par un énième homme d’affaires douteux avant d’être abandonnée, laissant sur le carreau des dizaines de familles. Autour se dressent les vestiges d’un passé industriel bâti au milieu des champs.
Un monde disparaît, un autre renaît. Contre toute attente, c’est l’agriculture qui résorbe le choc économique qui a frappé la région, qui compte 12 % de chômeurs. Le long des routes et des pistes de montagne, c’est une Algérie à rebours du cliché qui voudrait que le pays soit incapable de faire pousser une graine qui se dessine, avec vignes et arbustes dans des champs plantés au cordeau. La moitié des habitants vivent d’ailleurs du travail de ces sols fertiles, et exportent pommes et oranges à l’étranger.
« Ici, la nature est un don du ciel. Il y a beaucoup à faire, pour peu qu’on laisse bosser les gens et qu’on vire les incompétents », veut croire Aissa Khelifa, qui pourrait pester des heures contre l’incurie des autorités. Revenu de Cannes, où il tenait un restaurant, le directeur de l’Hôtel Mongorno à Berrouaghia, 80 000 habitants, à 25 km au sud de Médéa, emploie aujourd’hui 32 personnes. Refait à neuf, son établissement est le seul trois-étoiles et la seule bonne table à des dizaines de kilomètres. Cette semaine, il affiche presque complet. Les chambres sont occupées par les fonctionnaires venus superviser les élections, rigole-t-il. Avant d’opposer un sourire entendu quand on lui demande ce qu’il en pense.
Madjid Zerrouky (Médéa (Algérie), envoyé spécial)
• Le Monde. Publié le 9 décembre 2019 à 11h04, mis à jour à 11h13 :
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/12/09/algerie-ils-ont-vole-ce-pays-ils-nous-ont-tout-vole_6022182_3212.html
« Le Hirak est un point de départ pour reconstruire le champ politique »
Pour le journaliste Akram Belkaïd, l’élection du 12 décembre, largement rejetée par la population, accouchera au mieux d’un « président de transition ».
Près de dix mois se sont écoulés depuis la première manifestation d’ampleur contre un cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika à la tête de l’Algérie. Le Hirak, nom donné au mouvement de contestation, a, depuis, essaimé dans de nombreuses villes, pris de l’ampleur, jusqu’à faire partir l’ancien chef de l’Etat et ses proches. Par deux fois, le pouvoir a même dû décaler la tenue du scrutin présidentiel. Il se tiendra finalement jeudi 12 décembre, malgré les protestations des manifestants qui dénoncent un simulacre d’élection.
Journaliste au Monde diplomatique et chroniqueur au Quotidien d’Oran, Akram Belkaïd est l’auteur de L’Algérie en 100 questions, un pays empêché (éd. Tallandier, 2019). A trois jours de l’échéance électorale, il décrypte les enjeux du scrutin et le chemin parcouru par le Hirak.
Charlotte Bozonnet - Les autorités ont maintenu une élection que beaucoup de citoyens rejettent. Quels sont l’objectif et la stratégie derrière ce passage en force ?
Akram Belkaïd - L’urgence pour le pouvoir est de revenir à la normale constitutionnelle. C’est un élément fondamental dans la manière de fonctionner du système : toutes les apparences de la légalité doivent être respectées. Or depuis juillet [fin théorique du mandat du président par intérim], on est hors Constitution – même si le pouvoir ne le reconnaît pas –, avec la mise en avant du chef d’état-major, Ahmed Gaïd Salah, devenu l’homme qui donne le la. C’est une situation que les militaires et le régime ne pouvaient pas tolérer plus longtemps. Avec l’élection, on passe en force, malgré toutes les contestations, pour dire que l’Algérie est revenue à la normale.
« Ce qui est insupportable pour les militaires, c’est d’être clairement identifiés comme ceux qui détiennent le pouvoir. »
Ce qui est insupportable pour les militaires, c’est de se retrouver en première ligne, de ne plus avoir de façade civile, d’être clairement identifiés comme les personnes qui détiennent le vrai pouvoir. Ahmed Gaïd Salah a fait plus de discours publics retransmis ces derniers mois que n’importe quel officier supérieur au cours des cinquante dernières années. C’était impensable avant. Cette omniprésence médiatique, politique, n’est pas dans l’ADN du système. Ça a fait du chef d’état-major une cible directe des manifestants. Une fois l’élection passée, il y aura de nouveau un fusible qui concentrera l’impatience et la colère populaires.
Pourquoi ce refus total du pouvoir de négocier avec les protestataires ?
Cela relève presque de l’irrationnel. En effet, il aurait été facile à ce régime de faire des concessions pour qu’une partie des manifestants rentrent chez eux. Par exemple : prendre une mesure d’amnistie en faveur des détenus d’opinion, en septembre ou octobre, pour apaiser la situation. Autre illustration : le refus total de dialoguer. Il aurait été facile de mettre en scène Ahmed Gaïd Salah recevant quelques représentants du Hirak, mais l’armée ne discute avec personne.
« Le général Ahmed Gaïd Salah est le représentant d’une génération qui estime que l’Algérie lui appartient. »
Pourquoi tout ça ? Ça tient à la mentalité du système. Ahmed Gaïd Salah est le représentant d’une génération qui estime que l’Algérie lui appartient. Au-delà des discours, depuis l’indépendance, on a eu une succession de dirigeants qui n’ont eu que du mépris pour le peuple, estimant qu’il serait inconcevable de l’associer aux grandes décisions. On est encore dans ce schéma. Une sorte de féodalité s’est installée après 1962 entre ceux qui détenaient le pouvoir et ceux qui ne l’avaient pas. Certains dirigeants ont eu une évolution de carrière dont ils n’auraient sans doute jamais rêvé. En 2002, Ahmed Gaïd Salah aurait dû partir à la retraite, aujourd’hui il dirige de fait le pays. Ça renforce l’intéressé dans l’idée qu’il n’a de comptes à rendre à personne. Il y avait la même chose chez Bouteflika.
C’est une culture verticale, très hiérarchisée du pouvoir. Soit on est dedans, soit on n’y est pas, et dans ce cas on n’a rien à dire. Ça vaut encore plus pour la jeunesse, qui est profondément maltraitée. Regardez ces jeunes qui risquent leur vie en Méditerranée : ceux qui sont secourus en mer sont poursuivis en justice. Ce sont les enfants de l’Algérie, ça devrait au contraire bouleverser les dirigeants du pays.
Voyez-vous des signes de dissensions au sommet de l’Etat ?
C’est très difficile à savoir. Le fait qu’Ahmed Gaïd Salah se déplace dans toutes les régions et multiplie les discours montre bien qu’il a le souci d’expliquer sa démarche. L’armée est un corps très légaliste qui a beaucoup évolué, contrairement à ce que l’on pense. Elle s’est beaucoup modernisée. Elle a en elle des mécanismes d’autoprotection qui empêchent une éventuelle dérive factieuse comme il a pu en exister dans les années 1960. L’obsession de tous les dirigeants a été que cette armée puisse constituer une menace à l’égard de l’état-major. Et effectivement, la pire chose qui pourrait arriver à l’Algérie serait qu’il y ait des dissensions en son sein. Personne n’a envie de voir un conflit entre militaires. Ce que beaucoup de gens espèrent, c’est que l’institution comprenne d’elle-même qu’elle doit se retirer du champ politique. Cela prendra peut-être du temps, mais la volonté d’avoir un Etat civil et non militaire est une idée qui circule largement, bien au-delà des rangs du Hirak.
Pourquoi la répression de la contestation n’a-t-elle pas été plus importante ?
Une grande partie de l’encadrement de cette armée n’a pas envie de revivre octobre 1988 [violente répression contre des émeutes] ni la « décennie noire » [guerre civile des années 1990]. Les rares informations dont on dispose montrent bien qu’il y a au sein de l’état-major cette préoccupation majeure de non-utilisation de la violence. Par ailleurs, le mouvement est tactiquement très intelligent, en optant pour des manifestations pacifiques, en refusant l’affrontement, les saccages. C’est une espèce de deal implicite. Le fameux slogan « Khawa ! Khawa ! » [« Frères ! Frères ! »] a permis dès le début de dégoupiller toute possibilité de scénario violent. Et puis il y a le nombre des manifestants et leur répartition géographique.
Le Hirak mobilise depuis dix mois. Qu’est-ce qui le fait tenir ?
C’est un mouvement qui a appris en chemin et que les circonstances ont renforcé. Il est né contre un cinquième mandat, mais ensuite tout ce qui était pendant, intériorisé, a pu sortir. L’Algérie est un pays qui vit sous cloche depuis au moins trente ans. Après la brève parenthèse démocratique de 1988, son histoire politique n’a été que contraintes et malheurs : dix ans de guerre civile et deux décennies de gestion autoritariste par Bouteflika.
« La longévité du mouvement est à la mesure des frustrations et des problèmes auxquels les Algériens font face. »
Tous les problèmes structurels auxquels l’Algérie faisait face en 1999 [arrivée au pouvoir de Bouteflika] persistent, avec une acuité encore plus forte du fait de la démographie. On n’a pas réglé la question de l’éducation, de la santé, du modèle économique, de la langue, du chômage des jeunes. La longévité du mouvement est à la mesure des frustrations et des problèmes auxquels les Algériens font face. Ce Hirak continue d’autant plus qu’en face, le régime, par son entêtement et son autoritarisme, fait tout pour l’encourager. Quand le mouvement a commencé, le 22 février, la première réaction du régime a été de menacer les manifestants. Depuis, toutes les concessions faites arrivent en retard.
La question de la relève politique continue de se poser…
Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas eu de morts que la répression n’existe pas. Il y a eu des centaines d’arrestations et de lourdes condamnations. Ça a incité à beaucoup de prudence de la part de celles et ceux qui auraient pu prendre des initiatives politiques, une forme d’autoprotection. On voit bien ce qui est arrivé à Karim Tabbou, qui aurait pu incarner, avec d’autres, une représentation politique du mouvement, et qui est aujourd’hui en prison. Le régime a envoyé des signaux très clairs : certes, on ne tire pas sur la foule, mais on a un autre outil de coercition.
« Parmi ces jeunes engagés dans le mouvement, on va voir des personnalités émerger au cours des prochaines années. »
S’agissant de l’encadrement politique, l’Algérie a connu une décennie de violence extrême – faire de la politique était dangereux –, puis deux décennies de fausse démocratie, de multipartisme de façade, d’autoritarisme, avec une opposition noyautée, divisée, parfois achetée. C’est un champ de ruines. Le Hirak est un point de départ sur lequel on peut reconstruire un nouveau champ politique. Il ne fait aucun doute que parmi ces jeunes engagés dans le mouvement, on va voir des personnalités émerger au cours des prochaines années. Mais il faut accepter le fait qu’on s’inscrit dans le temps long. L’Algérie n’a pas un Mandela à sortir de ses poches.
Pensez-vous que les Algériens vont aller voter ?
Une partie. Le régime sait qu’il peut compter sur un socle de l’électorat qui a toujours voté. Dans le monde rural, les petites villes, même s’ils ne sont pas contents de la situation, il y a encore une forme de loyauté vis-à-vis du régime, du FLN [Front de libération nationale], qui a aussi su entretenir ses réseaux clientélistes. C’est difficile à quantifier, peut-être 10-15 % de l’électorat. D’autres vont aller voter en réaction à la résolution du Parlement européen [sur les violations des droits humains]. C’est un sujet très sensible en Algérie et cette résolution a permis au régime de mettre en scène la dénonciation d’une ingérence étrangère. Mais il est clair qu’il y aura un fort taux d’abstention.
Avez-vous un pronostic ? Qui est le favori du régime parmi les cinq candidats ?
Aucune idée. Azzedine Mihoubi a reçu le soutien du FLN, ce qui n’est pas rien, mais tous les candidats ont été présents dans les médias. Ils évoquent tous la rupture, sans toutefois parler des points qui pourraient irriter l’état-major. Leur programme économique est très flou. En tout cas, l’histoire retiendra qu’ils portent tous la responsabilité d’avoir légitimé un processus dont bon nombre d’Algériens ne voulaient pas, et ce sera difficile à faire oublier. Je ne vois pas comment l’un d’eux pourrait se révéler une bonne surprise une fois au pouvoir. Tous ont été favorables à un cinquième mandat de Bouteflika, sauf Ali Benflis, mais c’est aussi un homme du système. Au mieux, le vainqueur pourrait être un président de transition.
Le Hirak peut-il s’arrêter après l’élection ?
Beaucoup de gens auront à cœur de sortir manifester, vendredi 13 décembre, pour dire que ce n’est pas terminé. Il s’agira alors de regarder quelle sera la réaction des autorités. On rentrera dans une nouvelle phase. Pour le pouvoir, on sera revenu à la normalité – il y aura un président ou deux candidats pour le second tour –, donc il n’y aura plus lieu de manifester, « rentrez chez vous ». A moins qu’il ne laisse le président faire face aux contestataires. On verra alors quelle marge de manœuvre aura le nouvel élu – ce que lui veut faire et ce qu’on lui laisse faire. Pour une partie du Hirak, la tenue des élections est certes un revers, mais ce n’est pas le plus important. Les Algériens ont réussi à exprimer une contestation d’ordre politique, maintenant l’enjeu est de durer. A un moment ou à un autre, il faudra bien sûr passer par la case de l’initiative politique : un parti, une coalition… Mais je le répète : la situation algérienne doit être appréhendée dans le temps long.
Ce mouvement a-t-il changé l’Algérie ?
Ça a profondément changé la jeune génération. On disait pis que pendre d’elle, on s’aperçoit qu’elle est à la pointe des manifestations, que les phénomènes de politisation sont très rapides. On a vu les gens se passionner pour les débats sur la Constitution, sur la loi sur les hydrocarbures. Le Hirak est un événement majeur dont on n’a pas mesuré toutes les conséquences. Ce sera très difficile de faire accepter un retour en arrière.
Propos recueillis par Charlotte Bozonnet
• Le Monde. Publié le 9 décembre 2019 à 18h00, mis à jour à 18h00 :
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