Sur la question climatique, tout regard rétrospectif sur l’accumulation du savoir depuis un demi-siècle ne peut produire que deux réactions : regret et consternation d’une part, effroi d’autre part. Regret et consternation car, bien que la science sache fermement, depuis au moins la fin des années 1970, que les émissions humaines de gaz à effet de serre modifient profondément le climat terrestre, rien n’a été entrepris à temps pour infléchir le cours des choses. Effroi, car les nouvelles connaissances conduisent presque toujours à aggraver les diagnostics précédents.
Mi-septembre 2019, les deux grandes institutions scientifiques françaises impliquées dans des travaux de modélisation du climat terrestre – le Centre national de recherches météorologiques et l’Institut Pierre-Simon-Laplace – ont rendu publique la mise à jour de leurs projections [1] : dans le pire des scénarios de développement, fondé sur une croissance économique soutenue par la combustion des ressources fossiles, la température moyenne mondiale pourrait s’élever, d’ici à 2100, de 6 °C à 7 °C par rapport au climat préindustriel.
Les dernières simulations de ces deux équipes, utilisées dans le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), sous-estimaient donc l’élévation de la température de près de 1 °C. Comment imaginer l’adaptation des sociétés et des économies dans un monde oppressé par une telle hausse des températures ? Cette question est dangereusement ouverte.
Incendies et canicules
Car, aujourd’hui, le thermomètre terrestre ne pointe qu’à environ 1 °C de réchauffement, mais la situation est déjà difficilement gérable dans les régions du monde les plus exposées aux risques de sécheresses, de canicules ou d’inondations. A 1 °C de réchauffement, les océans se sont en moyenne déjà élevés de 20 cm environ, l’acidité de leurs eaux de surface s’est accrue de 25 % environ et l’avenir réserve d’autres surprises, plus sombres encore. Chaque saison estivale charrie désormais un lot croissant de catastrophes.
Dans un pays comme la France, pourtant moins exposé aux risques du réchauffement que nombre de régions du monde, on comptait moins de deux épisodes caniculaires par décennie entre 1950 et 1990 sur le territoire métropolitain, alors qu’on en dénombre déjà seize entre 2010 et 2019. Soit un taux huit fois plus élevé. En très peu de temps, le changement climatique a cessé de n’offrir aux citoyens occidentaux que le spectacle des malheurs de pays pauvres et lointains, voire la possibilité de dommages éventuels dans un futur distant.
L’été 2019, dont le mois de juillet a été le mois le plus chaud jamais mesuré, tous mois confondus, a plus encore que les précédents vu s’enchaîner des désastres de grandes magnitudes. Incendies hors de contrôle en Sibérie, avec une superficie de forêt boréale de la taille de la Belgique partie en fumée en quelques mois ; deux canicules en France, avec des températures excédant, fin juillet, les 40 °C dans une cinquantaine de villes, et un record absolu à près de 46 °C, à Gallargues-le-Montueux, dans le Gard ; températures excédant 30 °C au-delà du cercle polaire ; en Inde, les 10 millions d’habitants de la ville de Chennai ont dû être ravitaillés en eau douce par trains spéciaux… Au Sahel, la sécheresse pourrait rapidement devenir chronique.
Les zones mortes de l’océan augmentent imperturbablement. Elles ont gagné de 3 % à 8 % de leur surface entre 1970 et 2010, et la tendance accélère
Encore tout cela n’est-il qu’un amer avant-goût de l’avenir prévisible. Au rythme actuel des émissions de gaz à effet de serre, rien ne semble en mesure d’empêcher le franchissement, dès 2030-2040, du seuil de 2 °C de réchauffement par rapport au climat préindustriel, fixé par l’accord de Paris. En plus d’un quart de siècle, la diplomatie climatique n’a donné aucun résultat tangible sur la baisse des émissions mondiales de gaz à effet de serre : jusqu’à présent, la réalité a correspondu avec le pire scénario d’émissions imaginé par les chercheurs.
Les températures ne sont pas tout. Ce qui se produit dans l’océan est plus massif encore. Inaccessibles aux sens, les bouleversements qui frappent la physico-chimie et la biologie des mers du globe sont gigantesques. Songeons que l’océan a absorbé plus de 90 % de la chaleur excédentaire introduite dans le système Terre par les émissions de gaz à effet de serre humaines produites depuis l’après-guerre. Il éponge aussi une grande part du dioxyde de carbone émis par les humains et poursuit son acidification à un rythme inédit depuis 300 millions d’années, excédant les capacités d’adaptation de nombreuses espèces.
Acidification, réchauffement, stratification, mais aussi baisse de la teneur en oxygène et accumulation des effluents de l’agriculture intensive : les zones mortes de l’océan augmentent imperturbablement. Elles ont gagné de 3 % à 8 % de leur surface entre 1970 et 2010, et la tendance accélère, menaçant la productivité biologique des écosystèmes marins – c’est-à-dire la capacité de l’océan à fabriquer et à maintenir la vie.
Une grande part de l’impact du réchauffement sur les sociétés passera par l’océan, qui fournit une portion importante des protéines du régime alimentaire de centaines de millions d’individus. Tout comme 680 millions d’individus vivent aujourd’hui en zones côtières de basse altitude, vulnérables à l’élévation du niveau marin. Celui-ci pourra grimper de 1 mètre d’ici à la fin du siècle, en cas de poursuite sans contrainte des émissions. Et, dans son dernier rapport spécial sur l’océan, le GIEC projette que les populations vulnérables à l’érosion des côtes et à l’avancée de l’océan à l’intérieur des terres pourraient atteindre 1 milliard d’individus.
Prise de conscience brutale
Tous les aspects de l’organisation des sociétés humaines sont et seront lourdement touchés par le réchauffement. De la production primaire à la production énergétique, de la stabilité des services écosystémiques à la disponibilité des ressources en eau : tous les secteurs économiques devront s’adapter à marche forcée tout en tentant de réduire leurs émissions de gaz à effet de serre. Rien ne dit, tant s’en faut, que cela sera toujours possible : avec quelques degrés de plus, ce sont des zones entières du globe qui ne seront simplement plus habitables.
La rapidité des changements survenus entre le milieu et la fin des années 2010 a surpris les opinions. En dépit de l’arrivée au pouvoir de Donald Trump aux Etats-Unis et de celle de Jair Bolsonaro au Brésil, un basculement rapide s’est opéré entre le climatoscepticisme triomphant du début des années 2010 et la prise de conscience brutale de la gravité du problème moins d’une décennie plus tard.
Cette bascule ne reflète nullement une évolution de la connaissance disponible sur la question climatique. Au contraire : celle-ci est relativement stable depuis la fin des années 1970. En 1979, le sujet est mis à l’agenda de la diplomatie mondiale lors de la première Conférence internationale sur le climat, tenue à Genève sous l’égide de l’Organisation météorologique mondiale. La réunion conclut qu’il faut intensifier la recherche mais, la même année, la Maison Blanche demande à l’Académie nationale des sciences américaine son expertise sur le sujet. La vénérable institution rassemble les meilleurs spécialistes américains, conduits par Jule Charney (1917-1981), physicien de l’atmosphère et professeur au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Leur rapport, baptisé plus tard « rapport Charney », est le premier document consensuel dans lequel la science moderne prédit un réchauffement, en raison du renforcement de l’effet de serre.
Les experts du rapport Charney estimaient qu’un doublement de la concentration du gaz carbonique dans l’atmosphère conduirait à un réchauffement moyen compris entre 1,5 et 4,5 °C
« Depuis plus d’un siècle, nous savons que des changements de la composition de l’atmosphère peuvent modifier sa faculté à absorber l’énergie du soleil, explique le rapport dans son préambule. Nous avons la preuve irréfutable que l’atmosphère se modifie et que nous contribuons à ce changement. Les concentrations atmosphériques de dioxyde de carbone augmentent continûment, ce qui est lié à la combustion des ressources fossiles et à l’utilisation des sols. Puisque le dioxyde de carbone joue un rôle significatif dans l’équilibre thermique de l’atmosphère, il est raisonnable de penser que son augmentation continue affectera le climat. » En dépit de la baisse des températures, enregistrée depuis trois décennies, les auteurs accordaient suffisamment de confiance à la science disponible pour prévoir un renversement de la tendance. Qui s’est bel et bien produit.
Les experts du rapport Charney estimaient en outre qu’un doublement de la concentration du gaz carbonique dans l’atmosphère conduirait à un réchauffement moyen compris entre 1,5 et 4,5 °C. Soit une estimation un peu plus optimiste que celle produite aujourd’hui avec les moyens modernes de calcul et de modélisation du climat terrestre. Surtout, le rapport annonçait déjà la tragédie à venir. Et précisait que, si les pouvoirs publics attendaient de voir les premiers effets du réchauffement se manifester pour réagir, il serait trop tard, du fait de l’inertie du système climatique, pour en éviter les désagréments majeurs. « Attendre pour voir avant d’agir signifie attendre qu’il soit trop tard », écrivaient les auteurs du rapport Charney. Ayant attendu pour voir, la communauté internationale a ainsi attendu, comme il était prévu, qu’il soit trop tard.
Un éditorial alarmiste dès 1979
Cette connaissance n’est pas demeurée loin du débat public et des décideurs. En juillet 1979, la grande presse américaine se saisit du sujet et traite du risque climatique dans son éditorial. « Les conséquences [de l’accumulation de dioxyde de carbone dans l’atmosphère], bien qu’incertaines, peuvent être désastreuses. Le dioxyde de carbone bloque l’évacuation du rayonnement de la Terre dans l’espace. L’effet de serre résultant peut réchauffer le climat, en particulier dans les régions polaires, lit-on dans l’éditorial du 12 juillet 1979 du New York Times. Les régimes des vents et des précipitations, les courants marins pourront être déstabilisés, les zones agricoles pourraient se déplacer vers le nord, là où la terre est moins fertile, et la fonte des calottes polaires pourrait à terme élever le niveau des mers jusqu’à 6 mètres, inondant les plaines côtières fortement peuplées, partout dans le monde. Dans le passé, de petites variations du climat ont perturbé les récoltes dans de nombreux pays et ont porté les pays du Sahel, en Afrique de l’Ouest, au bord de la ruine. Il n’est pas difficile de voir comment une intensification de l’effet de serre peut produire une catastrophe bien pire que tout accident nucléaire imaginable. »
Cette haute probabilité de la catastrophe à venir n’a pas empêché le scepticisme de s’installer. Car derrière la procrastination de la communauté internationale et le peu d’intérêt manifesté par les politiques se cachent la faible mobilisation et l’incrédulité des opinions. Un scepticisme savamment entretenu par les intérêts économiques qui auraient à pâtir d’une taxation mondiale du carbone. Tout au long des années 2000, des sommes considérables sont investies dans un travail de fond visant à décrédibiliser la science climatique, discipline aux résultats présentés comme très incertains et motivés par des considérations idéologiques.
Une myriade de think tanks ou d’organisations-écrans financées par les industries pétrolières, gazières et pétrochimiques, ou par les fondations philanthropiques des grandes familles proches des milieux conservateurs américains, recrutent de pseudo-experts qui accaparent les médias, maintiennent une armada de blogs et de commentateurs anonymes inondant la Toile de contrevérités sur la question climatique. Avec succès. Des manœuvres d’autant plus choquantes que certaines des grandes entreprises pétrolières américaines avaient elles aussi, dès la fin des années 1970, pleinement connaissance de l’ampleur des risques liés à la combustion des énergies fossiles.
Dans les années 1990 et 2000, ExxonMobil a continué de s’offrir, avec régularité, des publi-informations évoquant systématiquement la science climatique comme « incertaine »
En 2015, le Los Angeles Times et le site InsideClimate News ont révélé des dizaines de documents internes du pétrolier Exxon, montrant que les ingénieurs et les scientifiques de l’entreprise n’avaient aucun doute sur l’ampleur de ce qui était à l’horizon. « Au rythme actuel de leur combustion, les ressources fossiles provoqueront des effets environnementaux dramatiques avant 2050 », lit-on par exemple dans un document daté de 1979.
Deux historiens des sciences américains, Geoffrey Supran et Naomi Oreskes, ont comparé ces documents confidentiels – ainsi que d’autres textes rédigés par des chercheurs d’Exxon pour des colloques ou des revues savantes – à ceux que le pétrolier destinait au grand public sur le réchauffement. Ils ont ainsi étudié plus de 150 documents scientifiques produits entre 1977 et 2014 par Exxon, Mobil ou ExxonMobil – le fruit de la fusion des deux entreprises en 1998 – et les publirédactionnels publiés par ces sociétés dans le New York Times au cours de la même période.
Un été 1988 très chaud en Amérique
Selon les deux historiens, « en tenant compte des expressions de doute raisonnable, 83 % des articles scientifiques et 80 % des documents internes [de l’entreprise] reconnaissent que le changement climatique est réel et causé par l’homme, contre seulement 12 % de ses publirédactionnels, dont 81 % expriment au contraire des doutes » sur la réalité du phénomène ou sur sa cause anthropique. Dans les années 1990 et 2000, ExxonMobil continue de s’offrir, avec régularité, des publi-informations évoquant systématiquement la science climatique comme « incertaine », trop en tout cas pour justifier des mesures. « Il ne faut pas mettre la charrue politique avant les bœufs scientifiques », argumentait l’un de ces textes. ExxonMobil a donc été l’un des grands argentiers du climatoscepticisme, alors que ses propres services ne doutaient pas de la réalité du changement en cours et de ses causes anthropiques.
En dépit de cette campagne et dans la foulée du rapport Charney, un petit groupe de scientifiques, de militants et de responsables de l’administration américaine se sont discrètement démenés, tout au long des années 1980, pour contraindre à l’action les Etats-Unis – et à leur suite le reste du monde. En vain. Le rapport Charney a été rangé dans les tiroirs de l’administration Carter. Il faudra attendre près d’une décennie pour que l’affaire s’installe, pour de bon, au centre de l’attention médiatique. Qu’elle devienne « un sujet ».
Quand a-t-on détecté les premiers signes de l’influence humaine sur le climat ? Quand en a-t-on pris conscience ? L’événement a une date et un lieu précis : il s’est produit le 23 juin 1988, sous les ors du Sénat des Etats-Unis, au début de l’une des pires saisons estivales qu’ait connues l’Amérique du Nord.
Mohamed Nasheed, ancien président des Maldives : « Pour comprendre la réalité du réchauffement, il faut avoir de l’eau dans son salon. Chez nous, aux Maldives, l’eau est déjà dans la maison. »
La presse américaine égrène alors les records de températures et compte les jours sans pluie. Les Etats céréaliers courent à la catastrophe ; la moitié du parc national de Yellowstone est en feu ; le porte-parole du président Reagan appelle sans rire ses compatriotes à « prier pour que la pluie tombe ». Le 23 juin, une commission parlementaire auditionne des scientifiques sur les anomalies météorologiques qui sévissent. Parmi eux, un certain James Hansen, directeur du Goddard Institute for Space Studies, le laboratoire d’étude du climat de la NASA, fait sensation. Il annonce que l’ampleur des événements excède la variabilité naturelle du climat et que la Terre est entrée dans une phase de réchauffement dû aux activités humaines. Contre l’avis de la majorité de ses pairs – qui estiment que ce réchauffement n’est pas encore sensible –, il se dit sûr de son fait « à 99 % ». Le lendemain, les déclarations de James Hansen font la « une » du New York Times : le changement climatique est désormais mis à l’agenda médiatique et politique mondial. La création du GIEC, cette même année, sous l’égide des Nations unies, lui permettra d’y rester.
Mais rien ne sera pourtant sérieusement entrepris pour lutter contre la dérive climatique. « Pour comprendre la réalité du réchauffement, il faut avoir de l’eau dans son salon, confiait au Monde, en octobre 2010, le président des Maldives (2008-2012), Mohamed Nasheed. Un jour, à New York, ils verront de l’eau dans leur salon et ils se diront : “Tiens, le changement climatique est une réalité !” Chez nous, aux Maldives, l’eau est déjà dans la maison. »
Stéphane Foucart