La contestation massive causée en Iran par l’augmentation du prix de l’essence et portée par des revendications menaçantes pour le régime, depuis une semaine, a été matée en quelques jours, dans le sang et la terreur et pratiquement sans témoin. Les autorités de la République islamique ont sévi sous un étouffoir, l’accès à Internet ayant été presque totalement bloqué dans le pays. Elles crient désormais victoire face un « complot » ourdi à l’étranger. « Une véritable guerre mondiale contre le système et la révolution a vu le jour et heureusement l’enfant est mort-né », a ainsi proclamé, jeudi 21 novembre, le général Salar Abnouch, un dignitaire des bassiji, la milice des volontaires prorégime, en pointe de la répression.
Alors que ces discours triomphalistes et vengeurs s’installent, que progressivement, l’accès aux réseaux est rétabli, se révèlent peu à peu l’ampleur et l’intensité du retour de bâton du pouvoir, inédit par sa violence et sa rapidité.
Les vidéos et les témoignages qui ont filtré péniblement depuis une semaine évoquaient déjà des scènes de guerre dans certaines villes et régions du pays avec tirs à balles réelles en plus des images d’axes routiers bloqués, de banques et de bâtiments publics incendiés.
Des témoignages supplémentaires recueillis par le Monde, confirment la violence de la réaction des services de sécurité. Un manifestant a ainsi décrit, depuis une ville majoritairement kurde de l’ouest du pays, trois jours de tirs continus à partir du 15 novembre et le déploiement, en plus des forces de police, de miliciens bassiji ainsi que des membres de gardiens de la révolution, épine dorsale sécuritaire du régime.
Les services de sécurité se sont également heurtés à des attaques violentes de la part de leurs adversaires. Près de Téhéran, un médecin a indiqué au Monde que son seul hôpital avait reçu six corps sans vie dont celui d’un milicien tué par balle et un responsable des gardiens abattu au couteau. Les autres étaient des manifestants âgés de 18 à 20 ans.
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« La décision de tuer est devenue une politique d’Etat »
Samedi, l’organisation de défense des droits de l’homme Amnesty International évoquait un bilan provisoire de plus de 115 morts vérifiées. Son précédent comptage, faisant état de 106 victimes, avait été rejeté par les autorités iraniennes comme relevant d’une campagne de désinformation. Plus d’un millier de personnes auraient également été arrêtées.
« L’usage excessif de la force est habituel [en Iran] face aux contestations populaires. Mais le nombre élevé de morts en un temps si court laisse penser que la décision de tuer, face aux mobilisations hostiles au système, est devenue une politique d’Etat », relève Raha Bahraini, d’Amnesty International.
Fin 2017 et début 2018, les autorités iraniennes avaient déjà dû faire face à une importante vague de contestation emmenée par les classes populaires. Les manifestations, qui touchaient surtout les petites villes où la cherté de la vie et le chômage se font sentir de manière plus douloureuse qu’ailleurs, s’étaient prolongées sur plusieurs semaines. Le bilan humain parmi les manifestants ne dépassait pas la trentaine.
Moins de deux ans plus tard, le pouvoir n’a rien laissé passer. Il a fallu frapper fort et vite car l’époque n’est plus la même et la République islamique, qui se vit comme assiégée, ne peut pas se permettre la moindre reculade. « La politique de pression maximale poursuivie par les Etats-Unis contre Téhéran depuis le printemps 2018 est directement liée à la peur existentielle ressentie par le leadership iranien de voir toute contestation prendre racine et remettre en cause l’existence même du système », indique Ali Vaez, directeur du programme sur l’Iran de l’International Crisis Group, insistant sur la perception par Téhéran d’un environnement extérieur particulièrement hostile.
De fait, face à la sortie de Washington de l’accord sur le nucléaire iranien de 2015 qui devait servir de préalable au retour hypothétique de l’Iran dans le concert des nations ordinaires, la République islamique a basculé dans une logique de confrontation. Les sanctions américaines ont réduit à des volumes minimes les exportations iraniennes de pétrole et exercent ainsi une pression sans précédent sur les recettes de l’Etat. Ces mêmes sanctions empêchent par ailleurs les puissances européennes signataires du pacte, la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne d’honorer leurs engagements vis-à-vis de Téhéran malgré les efforts déployés par Paris depuis la fin de l’été pour faire infléchir la position américaine.
Si l’escalade militaire graduée observée en retour par Téhéran contre les alliés de Washington dans le Golfe persique n’a pas été suivie de représailles, la République islamique voit d’un œil inquiet les foyers de contestations qui se développent dans son environnement proche.
La République islamique a réagi immédiatement
Car, à Beyrouth et dans le reste du Liban, un mouvement populaire remet en cause depuis la mi-octobre le système confessionnel qui profite au Hezbollah, la toute puissante formation politique et militaire chiite qui relaie les intérêts de l’Iran dans le pays, au voisinage direct d’Israël.
Plus encore, à Bagdad et dans le sud chiite de l’Irak, des milliers de manifestants refusent la mainmise de Téhéran sur leur pays. Majoritairement chiites, ces protestataires qui ont déjà vu au moins 340 des leurs tomber sous les balles de milices pro-iraniennes et des forces de sécurité qu’elles noyautent ne veulent pas de la tutelle de la République islamique et de ses formations satellites. Quand la contestation a semblé s’étendre avec ses spécificités à l’intérieur même du territoire iranien, la réaction ne s’est pas fait attendre.
« L’Iran percevait déjà ce qui se passait à Beyrouth et à Bagdad comme relevant d’une tentative de déstabilisation menée par ses ennemis, estime Saied Golkar, chercheur spécialiste des forces de sécurité iraniennes. Certaines unités chargées de la sécurité intérieure ont été déployées sur le terrain syrien, en soutien à Bachar Al-Assad. Dans ce contexte régional, leurs chefs ont décidé d’appliquer une logique de guerre, pas de maintien de l’ordre, et ils considèrent qu’ils ont gagné. » De fait, le récit que font désormais les autorités de la République islamique est celui d’une confrontation existentielle et son personnel politique fait bloc, toutes tendances confondues derrière le Guide suprême Ali Khamenei.
Un conseiller du président modéré Hassan Rohani, Hesamoddin Ashna, a ainsi comparé la vague de contestation lancée vendredi à un épisode célèbre de la guerre Iran-Irak, conflit utilisé comme référence par le régime actuel : l’attaque contre le territoire iranien en juillet 1988 de milliers de partisans de l’Organisation des moudjahidin du peuple, un groupe armé iranien sectaire hostile au pouvoir en place à Téhéran et soutenu par Saddam Hussein. Après avoir écrasé militairement ces ennemis de l’intérieur venus de l’extérieur, la République islamique a organisé l’exécution en masse de leurs partisans détenus dans les prisons du pays.
« Frustration sociale et politique »
Ces déclarations, qui résonnent comme un écho historique mêlant l’évocation d’un conflit extérieur, une cinquième colonne acquise aux intérêts de l’ennemi, et des souvenirs de dure répression interne, sont lourdes de sens dans le contexte régional actuel. « Après cet épisode de contestation durement écrasé, les tentatives de médiations internationales, analogues à celles menée depuis le mois d’août par le président français Emmanuel Macron et visant à apaiser les tensions régionales, ont encore moins de chance d’aboutir », regrette Ali Vaez de l’International Crisis Group.
Selon l’analyste, le mouvement de protestation est interprété par le président américain Donald Trump comme une preuve de succès de sa politique de pression maximale. La République islamique considérera, de son côté, que le maintien d’une ligne dure, lui, a réussi face à ce qu’elle perçoit de fait comme une tentative de sédition encouragée par l’étranger.
Pour Ahmad Salamatian, ancien vice-ministre des affaires étrangères de la République islamique et connaisseur intime de ses modes de fonctionnement, les dernières manifestations et leur répression sont perçues comme une opportunité par le leadership iranien. « Face à une société où la frustration sociale et politique augmente, le pouvoir a dû montrer les dents, chercher l’affrontement voire le provoquer. Il a pensé sa réponse sécuritaire comme une saignée au sens médical du terme, une purification du corps social qui lui permet de reprendre pied, sur un mode plus dur encore. »
Allan Kaval
• Le Monde. Publié le 23 novembre 2019 à 04h02, mis à jour à 19h40 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/11/23/iran-face-a-la-contestation-la-strategie-de-l-affrontement_6020228_3210.html
« J’ai peur d’une guerre civile » : en Iran, une révolte à huis clos
Déclenché contre la hausse des prix de l’essence annoncée sans préavis par le gouvernement, le mouvement de protestation a pris très vite une tournure politique.
Alors que la contestation fait rage dans tout le pays et que les morts de la répression pourraient se compter par centaines, les voix venant d’Iran se font très rares. Malgré le blocage presque total d’Internet, une mesure inédite imposée par les autorités, certaines d’entre elles parviennent malgré tout à se faire entendre.
« Un, deux, trois, on essaie. Vous entendez notre voix de la Corée du Nord », a ainsi tweeté le propriétaire iranien d’un compte au nom de Ghaffar, ironisant sur la chape de plomb qui s’est abattue sur l’Iran. Depuis le 15 novembre, le pays est le théâtre d’un mouvement massif de protestation et d’une répression brutale qui se déroule presque à huis clos.
Déclenché contre la hausse des prix de l’essence annoncée sans préavis par le gouvernement dans la nuit du 14 au 15 novembre, le mouvement a très rapidement pris une tournure politique, allant jusqu’à contester la légitimité même de la République islamique. Selon l’organisation Amnesty International, la répression a déjà fait au moins 106 victimes dans vingt et une villes iraniennes. Les autorités, qui n’ont, pour le moment, parlé que de la mort de quatre membres des forces de l’ordre, se bornent à dénoncer un complot de l’étranger. En absence d’Internet, et alors que les médias du pays sont tenus de ne pas couvrir les événements si ce n’est pour dénoncer les saccages des émeutiers ou pour relayer les déclarations officielles, tout laisse à penser que le bilan des victimes va s’alourdir.
« Un sentiment d’humiliation »
Malgré l’importance des événements en cours en Iran, les informations parviennent par bribes de l’intérieur du pays, avec un nombre très limité de vidéos, de photos, de récits relayés par des internautes ingénieux qui arrivent, avec peine, à contourner le blocage d’Internet. Le Monde a pu joindre certains d’entre eux qui témoignent de l’atmosphère de terreur et d’incertitude dans laquelle le pays est désormais plongé.
« Il y a, depuis l’annonce sur l’essence, un vrai sentiment d’humiliation. Je le vois chez tout le monde, explique, par le biais d’une messagerie cryptée, un journaliste iranien connu pour son indépendance. Un ami m’a raconté, avec beaucoup d’enthousiasme, comment, avec d’autres manifestants, ils ont bloqué la route. Il a été profondément content d’avoir pu amener chez lui une pièce arrachée à la pompe d’une station-service que les manifestants avaient attaquée. » Chez ce protestataire, comme chez d’autres, d’après le journaliste, s’exprimait la colère de voir Téhéran utiliser l’argent public au profit de ses projets de domination en Irak et sur la scène palestinienne alors que les Iraniens « ordinaires » souffrent.
Depuis le retrait unilatéral des Etats-Unis de l’accord sur le nucléaire et le retour des sanctions, l’économie iranienne, déjà affaiblie par une mauvaise gestion et une corruption endémique, est au plus mal. La hausse des prix à la pompe visait à renflouer des caisses publiques désormais vides. Elle a servi d’étincelle à un mouvement social qui couvait.
« Banques incendiées »
Malgré les assurances données par les autorités iraniennes selon lesquelles une aide supplémentaire serait versée à un nombre important de foyers modestes, les Iraniens craignent une dégradation de leur pouvoir d’achat. « Nous n’avons pas de voiture mais mon père est allé manifester parce qu’il s’est dit inquiet que le prix de toutes les denrées triple », explique Sima [tous les noms ont été modifiés], 35 ans, fille d’un chauffeur de camion aujourd’hui à la retraite. Jointe par téléphone, elle raconte que son père a été blessé par balle à la jambe lors d’une manifestation, samedi, à Malard, une ville ouvrière des environs de Téhéran. Leur famille de trois personnes ne gagne que 3 millions de tomans (230 euros) par mois, alors que le seuil de pauvreté est fixé 260 euros.
En Iran même, les informations indépendantes sur les manifestations ne circulent que de bouche à oreille, ou par téléphone et SMS. « Dimanche, je pensais que les manifestations étaient finies, mais, en traversant l’est de la capitale, j’ai vu un nombre incalculable de banques incendiées la veille. Même à Téhéran, on ignore ce qui se passe vraiment », indique au Monde un étudiant par messagerie cryptée.
Il confirme avoir vu, mardi soir, un nombre très important de membres des forces de sécurité en civil stationnant devant l’université de la ville. La veille, une vidéo, filmée par un téléphone portable à l’intérieur de la cour de l’établissement, montrait des étudiants prenant des policiers à partie. La voix masculine de celui qui enregistre la vidéo précise : « L’université de Téhéran, le 18 novembre. Nous sommes bloqués. Nous ne pouvons pas sortir. » La foule crie : « A bas le dictateur ! » Mardi, sur Twitter, certains étudiants ont relayé l’arrestation d’entre vingt et cinquante de leurs camarades survenue la veille. Parmi eux se trouvait l’étudiante syndicaliste Soha Mortezai.
« Guerre civile »
Dans un discours télévisé mardi soir, le guide suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei, a affirmé que « l’ennemi » avait été repoussé dans le pays. La répression sans merci orchestrée par le pouvoir, alliée à la coupure inédite d’Internet, a fait basculer de nombreux électeurs du président Hassan Rohani, issus de la classe moyenne, qui avaient préféré ne pas rejoindre la vague de contestation contre la cherté de la vie et le blocage politique lancée par les classes populaires fin 2017 et début 2018. A l’époque, ils accordaient encore leur confiance au président iranien et à sa politique de détente. Le ton est désormais différent.
Sur Twitter, depuis Téhéran, l’entrepreneur Farzad a condamné le pouvoir en place : « M. Rohani ! Les oubliés n’oublient jamais leurs pairs, surtout que nous avons été trompés par vos slogans de campagne, parlant de l’espoir et de la bonne gestion. » Javad, un autre internaute, estime, sur la même plate-forme, que la violence des manifestants a été inévitable : « Si vous voyez de la violence exprimée de la part du peuple, cela a été imposé par l’Etat. Quel autre choix avaient les gens ? Peuvent-ils avoir des syndicats ou une élection libre ? »
La violence des manifestations ne fait toutefois pas l’unanimité. « J’ai peur d’une guerre civile », affirme Sara, téhéranaise de 35 ans, qui craint la présence d’éléments provocateurs qui infiltrent les manifestations pour œuvrer à un renversement du régime. « Qui sont ces gens qui attaquent les gendarmeries et les caméras de circulation ? En 2009, nous ne faisions pas cela », continue celle qui a participé, cette année-là, avec beaucoup d’autres Iraniens de la classe moyenne, au mouvement de contestation contre la réélection de l’ancien président ultraconservateur, Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013).
Dans l’incertitude et la violence, les Iraniens ont déjà commencé à enterrer les premières victimes des forces de l’ordre tandis que l’ONU a dit, mardi, craindre que « des dizaines » de personnes aient été tuées lors des manifestations. Selon Amnesty International, Téhéran masque les traces de la répression. D’après cette même organisation, les forces de sécurité confisqueraient les cadavres des morgues, enlèveraient les blessés dans les hôpitaux. Certaines familles parviennent toutefois à récupérer leurs morts. Plus rares encore sont celles qui peuvent l’annoncer. Le journaliste iranien Javad Heydarian, lapidaire, a eu le courage de braver le risque en confirmant la mort de son cousin, tué dans les manifestations. « Le corps de Farzan Ansari a été rendu à sa famille. Il sera enterré aujourd’hui à Behbahan [province du Khouzistan] », a-t-il écrit sur Twitter mardi, à 13 h 46, heure de Téhéran.
Ghazal Golshiri
• Le Monde. Publié le 20 novembre 2019 à 04h06 - Mis à jour le 20 novembre 2019 à 20h55 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/11/20/en-iran-dans-la-terreur-et-l-incertitude-une-revolte-a-huis-clos_6019791_3210.html
Internet coupé en Iran : « Le niveau de sophistication de ce blocage est une première »
Face aux manifestations en cours, le régime a décidé d’empêcher brutalement les Iraniens d’accéder au réseau mondial. Une mesure rendue possible par l’architecture même du réseau iranien, explique la chercheuse Frédérick Douzet.
Depuis vendredi 16 novembre, l’Iran a procédé à une coupure sans précédent d’Internet. Afin de lutter contre les manifestations en cours dans le pays, le gouvernement a fait savoir, mardi 19 novembre, qu’il ne souhaitait pas que le réseau Internet soit « utilisé à mauvais escient » par la population. Les opérateurs du pays (il en existe trois – IPM, ITC et TIC –, directement contrôlés par le régime) ont bloqué, en l’espace d’une journée, l’accès à la quasi-totalité des connexions entre la République islamique et l’extérieur.
Si une forme d’Internet local subsiste bien, accessible aux organismes gouvernementaux et à certaines banques ou entreprises, la population ne peut plus échanger sur le réseau avec le reste du monde, et réciproquement. Les accès à des services et à des applications internationales, reposant sur des serveurs à l’extérieur de l’Iran (moteurs de recherches, réseaux sociaux…), ne fonctionnent plus. Résultat : la part de connectivité des Iraniens à Internet a été de l’ordre de 5 % de son activité habituelle ces derniers jours, selon des mesures effectuées depuis l’extérieur du pays par l’ONG NetBlocks.
[Vidéo]
Un tel blocage d’Internet à l’échelle d’un pays a été rendu possible par les spécificités de l’infrastructure du réseau iranien, explique au Monde Frédérick Douzet, professeure à l’Institut français de géopolitique (Paris-VIII) et directrice de Geode (un centre de recherche et de formation pluridisciplinaire consacré aux enjeux stratégiques et géopolitiques du numérique). Elle a répondu à nos questions, mercredi 20 novembre, avec l’aide de Loqman Salamatian, Kavé Salamatian et Kévin Limonier – une équipe de chercheurs, géographes, informaticiens et mathématiciens, qui ont étudié la structure du réseau Internet iranien.
Frédérick Douzet, professeure à l’Institut français de géopolitique (Paris-VIII) et directrice de Geode.
Michaël Szadkowski - Qu’ont fait les autorités iraniennes pour concrètement couper les accès à Internet pour la population ?
Frédérick Douzet - Le réseau iranien est connecté à l’Internet mondial par seulement trois points d’entrée. Ces trois points d’entrée sont des opérateurs [IPM, ITC, TIC] contrôlés par l’Etat, qui peuvent couper l’accès au réseau mondial. Le réseau iranien a été reconfiguré ces dernières années afin de permettre à ces trois opérateurs de sélectionner des catégories de trafic qui peuvent circuler entre l’intérieur et l’extérieur du réseau, ou de les bloquer totalement. Ce qui n’empêche pas le réseau de continuer à fonctionner en interne.
Pouvez-vous décrire comment a été conçue cette architecture du réseau iranien ?
L’Internet est un réseau constitué de multiples réseaux indépendants interconnectés. Ils sont reliés entre eux grâce à une série de connexions physiques et un empilement de protocoles, qui leur permettent d’échanger des paquets de données numériques.
Le réseau iranien est conçu pour permettre un contrôle par les autorités des chemins qu’empruntent les données afin de pouvoir les bloquer de façon sélective. A l’intérieur du réseau iranien, les connexions sont riches et assurent une bonne résilience, car les données peuvent emprunter une multitude de chemins différents pour se rendre d’un point à un autre. Le passage vers l’extérieur, en revanche, est sous contrôle et se limite à quelques chemins. C’est une forme de contrôle territorial de l’espace numérique. Comme quoi, à l’ère numérique, la géographie, ça sert encore à faire la guerre !
Peut-on savoir, depuis l’extérieur, les services, applications, sites qui ne sont plus accessibles aux Iraniens ?
C’est très difficile à mesurer. Cela dit, l’Internet est bidirectionnel, donc, les fournisseurs de services et d’applications peuvent constater une baisse de leur trafic en provenance de l’Iran.
De même, des plates-formes comme Alexa, qui recensent l’origine du trafic vers les sites les plus visités au monde, peuvent donner des indications. Enfin, on peut mesurer les chemins qu’empruntent les données et constater qu’il n’y en a plus vers l’Iran.
C’est ce type de mesures qui nous a permis, dans le cadre de recherches interdisciplinaires, de comprendre la géographie du réseau et la stratégie étatique qu’elle révèle.
Les Iraniens peuvent-ils utiliser des solutions comme des VPN [Virtual Private Network, réseau privé virtuel] ou applications proxys [programme pour se connecter à Internet en passant par des intermédiaires] pour contourner le blocage en cours ?
Dans le cadre du blocage actuel, les VPN ne seraient pas d’un grand secours, car l’opération de blocage est très sophistiquée. La connexion satellitaire pourrait être une solution, mais elle est difficilement accessible pour les Iraniens. La proximité d’une frontière peut potentiellement permettre une connexion à un réseau étranger voisin.
La situation dans laquelle se trouvent les Iraniens actuellement est-elle comparable avec la manière dont Internet fonctionne en Chine ?
La Chine a d’emblée conçu son réseau de manière à limiter les points de connexion vers l’extérieur, afin de pouvoir exercer un contrôle sur les contenus qui circulent dans le cyberespace. La Russie cherche aujourd’hui à cartographier ses réseaux pour comprendre comment recouvrer un contrôle souverain sur la circulation des données. D’où l’annonce d’une tentative de déconnexion de l’Internet mondial le 1er avril. L’Iran montre qu’il a déjà réussi à reconfigurer son réseau pour mieux le contrôler.
D’autres pays sont-ils en mesure de pouvoir, en vingt-quatre heures, couper l’accès à Internet à leurs habitants de manière aussi nette ?
En France ou aux Etats-Unis, le réseau s’est construit de façon libre et ouverte, totalement décentralisée, afin de favoriser avant tout la circulation des données. Il est connecté au reste du monde par de multiples canaux que l’on ne peut pas fermer brutalement. La Russie n’est pas encore en mesure de le faire, mais cela semble être un objectif. En Iran, c’est surtout une première par le niveau de sophistication de la coupure.
Le fait qu’un pays puisse procéder à un blocage d’une telle ampleur, et si vite, menace-t-il l’existence, ou l’équilibre, du réseau Internet mondial ?
On est dans un contexte de compétition stratégique dans lequel les Etats utilisent le cyberespace comme outil de pouvoir et d’affirmation de puissance, au risque d’en menacer la stabilité. Le routage est une infrastructure essentielle au bon fonctionnement de l’Internet mais aussi un vrai point de vulnérabilité.
C’est pourquoi, avec la Commission mondiale sur la stabilité du cyberespace, nous avons proposé de protéger le cœur public de l’Internet, ce qui figure dans la loi européenne de cybersécurité.
Propos recueillis par Michaël Szadkowski Publié le
• Le Monde. Publié le 20 novembre 2019 à 13h19 - Mis à jour le 21 novembre 2019 à 06h10 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/11/23/iran-face-a-la-contestation-la-strategie-de-l-affrontement_6020228_3210.html
En Iran, « nous nous serrons la ceinture un peu plus tous les jours »
Un an après le retrait américain unilatéral de l’accord sur le dossier nucléaire de Téhéran, le pays, miné par les sanctions de Washington, est confronté à une envolée de l’inflation.
Pour la première fois de sa vie, Sanaz (tous les prénoms ont été modifiés) n’est pas partie en voyage avec sa famille pendant les vacances du Nouvel An iranien, en mars. Comme beaucoup d’autres Iraniens, cette secrétaire dans un centre médical de Malard, une ville située à 50 kilomètres de Téhéran, n’en a plus les moyens.
Déjà, elle n’achète plus de viande rouge, dont le prix a triplé en un an, à 1,2 million de rials (7 euros) le kilo. « Et bientôt, je devrai également me passer du riz iranien, dont le tarif a triplé, et me contenter des productions indiennes, moins chères, mais de mauvaise qualité », explique l’Iranienne de 32 ans.
Depuis que le président américain Donald Trump a décidé, le 8 mai 2018, de se retirer unilatéralement de l’accord sur le dossier nucléaire de Téhéran, conclu en juillet 2015, et de réimposer les sanctions bancaires et pétrolières, l’Iran connaît une profonde récession. La monnaie a perdu 68 % de sa valeur en un an et l’inflation a frôlé les 31 % en 2018, selon les chiffres officiels.
Dans son dernier rapport, publié fin avril, le Fonds monétaire international (FMI) anticipe une chute de 6 % du produit intérieur brut (PIB) en 2019 et une inflation annuelle de 37 %, soit l’une des pires années que l’économie iranienne ait connue depuis la révolution khomeyniste de 1979.
Départ de nombreuses sociétés, notamment européennes
Le 8 mai, à l’occasion du premier anniversaire du retrait américain, les autorités iraniennes ont annoncé leur décision de suspendre « certains » de leurs « engagements » pris dans le cadre de l’accord sur le nucléaire. Ainsi, Téhéran arrête de limiter ses réserves d’eau lourde et d’uranium enrichi et a donné « soixante jours » aux pays parties prenantes pour « rendre effectifs leurs engagements, en particulier dans les secteurs pétrolier et bancaire » sous peine de ne plus respecter d’autres clauses dudit accord. Cette décision concerne notamment les Européens, qui, jusqu’à présent, se sont montrés incapables de permettre à l’Iran de bénéficier des avantages économiques qui lui ont été promis.
D’autant que l’extraterritorialité des sanctions américaines a incité nombre de sociétés, notamment européennes, à quitter le pays, à l’instar des constructeurs automobiles français Peugeot et Renault. Quant aux rares entreprises encore présentes, comme Samsung, elles ont réduit leurs activités de manière draconienne.
Pour faire face à ce contexte économique difficile, beaucoup d’entreprises iraniennes ont dû prendre des mesures pour diminuer leurs coûts
« Nous avons annulé toutes nos campagnes publicitaires et tiré un trait sur la rénovation de nos boutiques. Nous n’allons pas non plus en ouvrir d’autres, explique un employé du groupe coréen. Nous ne pouvons plus importer de téléphones, car les transactions bancaires sont impossibles avec l’Iran. Nous assurons une présence minimale, en espérant que, dans un avenir pas très lointain, la situation revienne à la normale. »
Pour faire face à ce contexte économique difficile, beaucoup d’entreprises iraniennes ont dû prendre des mesures pour diminuer leurs coûts. Ali, gérant d’une société privée de télécommunications à Téhéran, a choisi de ne pas renouveler le contrat de 60 de ses employés (sur 150). Comme beaucoup, il espérait que l’accord de 2015 et la levée partielle des sanctions internationales, à partir de 2016, permettraient au pays d’attirer des investissements étrangers, en particulier européens.
Comptes bancaires bloqués
Cependant, depuis le retrait américain, Ali ne se fait plus d’illusions. « Nous nous serrons la ceinture un peu plus tous les jours, souligne le trentenaire. Ce qui se passe aujourd’hui est pire que la dernière période des sanctions internationales [entre 2011 et 2013]. » Autour de lui, ses amis, actifs dans le domaine de la pétrochimie, voient leurs comptes bancaires bloqués, même en Turquie. Sa demande d’ouvrir un compte au Kenya a été rejetée. « Presque toutes les banques, un peu partout dans le monde, ont peur d’avoir des liens avec des Iraniens, de crainte d’être épinglées par les Etats-Unis », observe-t-il.
Confronté aux sanctions, l’Etat iranien a, de son côté, supprimé ses subventions pour l’achat de certains produits importés de l’étranger, dont la viande et le papier, et suspendu certains projets d’infrastructure. L’envoi des étudiants boursiers à l’étranger a aussi été stoppé, faute de moyens. « L’Iran va devoir sceller davantage de partenariats régionaux, relève l’analyste économique Esfandyar Batmanghelidj. Lors de l’embargo précédent, le pays s’était lié à la Chine, qui avait largement ignoré la campagne internationale de sanctions. Mais maintenant, même Pékin recule. Une plus grande stabilité en Irak et en Afghanistan et des relations plus étroites avec la Turquie doivent donner à Téhéran de nouvelles occasions de nouer des contacts avec les marchés frontaliers. »
En attendant que cette stratégie porte ses fruits, les rumeurs vont bon train sur de prochaines hausses de prix – sur les pâtes, le thon en conserve, etc. –, provoquant une ruée sur ces marchandises. Début mai, à la suite de la publication d’une information concernant l’augmentation des tarifs de l’essence, démentie par la suite, des queues interminables se sont formées devant les stations-service dans tout le pays.
Dans la société d’Ali, deux de ses partenaires ont d’ores et déjà vendu leurs parts pour aller vivre à l’étranger. Lui n’envisage pas de jeter l’éponge. « Les prochaines années s’annoncent très difficiles, mais je préfère rester. Vivre ces années en Iran, c’est comme lorsque vous attendez dans une queue pour acheter du lait alors qu’il n’y en a plus. Vous préférez partir, ou attendre un nouvel approvisionnement ? Moi, j’attends. »
Ghazal Golshiri
• Le Monde. Publié le 13 mai 2019 à 08h57 :
https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/05/13/en-iran-nous-nous-serrons-la-ceinture-un-peu-plus-tous-les-jours_5461340_3234.html