Hicham n’était pas connu pour être un casseur. Il n’avait pas d’arme sur lui. Tout ce qu’il avait dans sa sacoche était du matériel de premiers secours. Son gilet blanc indiquait qu’il faisait partie des “docteurs de la rue”, ces volontaires qui se dévouent pour soigner des manifestants blessés. Il n’a pu finir l’année d’études qui lui restait avant l’obtention de son diplôme à la faculté de médecine. Dans la matinée de jeudi 7 novembre, alors qu’il se hâtait pour porter secours à un blessé sur le pont Al-Ahrar, les forces antiémeutes ont tiré. Une balle l’a atteint et a maculé son gilet blanc de rouge.
Dès la nuit tombée, ses camarades ont accompagné sa dépouille dans une marche funèbre impressionnante, avec chants patriotiques et cierges, tout en hissant un gilet blanc au-dessus de leurs têtes pour dénoncer les violences policières dont ils sont victimes. Hicham a été enterré le lendemain, vendredi, mais à peine le jour s’était-il levé que les événements ont appelé les secouristes à reprendre leur travail de volontaires.
Escalade de la violence
Les balles sèment de plus en plus la mort à Bagdad. Cette escalade de la violence à l’égard des manifestants va de pair avec des fuites sur les rencontres entre responsables irakiens et iraniens et sur une réunion entre le Premier ministre Adel Abdel-Mahdi et de haut gradés militaires. Depuis, les choses s’accélèrent, avec un nombre croissant d’éliminations ciblées et d’arrestations. Le 6 novembre, une trentaine de manifestants sont morts. Et quand des manifestants se réfugient chez des habitants aux alentours, les forces de l’ordre font irruption pour arrêter tout le monde, manifestants et propriétaires des logements.
Dans la province de Mayssan [dans sud-est de l’Irak, le long de la frontière iranienne], il y a eu pas moins de cinq assassinats ou tentatives d’assassinat de militants. Selon Layan Mohsen, quelque vingt et une personnes auraient été arrêtées par des inconnus dans les ruelles du quartier Bataween immédiatement après la dispersion d’une des manifestations de la place Tahrir, non loin de là. “Beaucoup de nos camarades ont disparu, et nous n’avons aucune nouvelle d’eux, ajoute-t-il.
“Leurs familles nous appellent pour savoir s’ils étaient avec nous dans les manifestations. Nous leur répondons qu’ils y ont été, mais qu’ils étaient partis au cours de la nuit.”
Les coupures d’Internet depuis le 5 novembre ont largement empêché les manifestants de communiquer entre eux, mais ont aussi freiné l’impact de ces arrestations iniques sur l’évolution de l’opinion publique. Un des cas emblématiques est celui de la militante Saba Al-Mahdawi, disparue depuis plus d’une semaine.
Défiance vis-à-vis du gouvernement
Le gouvernement irakien essaie de faire porter le chapeau à d’autres : “Chaque fois qu’un assassinat, une arrestation ou une disparition fait quelque bruit, il accuse les milices, dénonce un membre anonyme d’un groupe armé.
“C’est en vain que nous répétons que nous sommes solidaires des manifestants pacifiques, et que nous n’avons aucun intérêt à ce qu’ils soient réprimés, au contraire. Ce gouvernement corrompu veut faire diversion à ses turpitudes.”
À Bagdad, Maan et deux de ses amis campent sur la place Tahrir, dans une tente qu’ils ont baptisée “Martyr Safa Al-Saray”, du nom de ce journaliste militant tué par balle quelques jours auparavant. Selon eux, leurs photos et leurs noms sont épinglés sur les murs de la police militaire, ce qui signifie qu’ils vivent sous la menace d’être tués à tout instant.
La prière du vendredi [d’Ali Al-Sistani, la principale autorité religieuse chiite irakienne] est devenue un des grands sujets de conversation. Les Irakiens la scrutent pour deviner les intentions gouvernementales. Le Premier ministre Adel Abdel-Mahdi n’affirme-t-il pas être “religieusement investi” par les plus hautes instances chiites irakiennes que dirige ce même Al-Sistani, et qu’il se sent “tenu de suivre les décisions” de celui-ci ?
Affrontements violents
Lors du prêche [du vendredi 8 novembre], Al-Sistani a réclamé l’arrestation des tireurs embusqués qui ont tué des manifestants. Mais il a également envoyé des messages plus accommodants envers le gouvernement, tels que : “Il ne faut pas que les manifestants coupent les routes et empêchent les gens d’aller travailler.” Le lendemain, les autorités ont adopté un décret selon lequel “tout manifestant qui essaie d’empêcher un fonctionnaire de se rendre à son travail est passible de trois ans de prison”.
Dans son prêche, Al-Sistani a également insisté sur l’exigence de maintenir le caractère pacifique des manifestations, exhortant les forces à l’ordre de ne pas brandir leurs armes en face des manifestants, “puisqu’ils sont pacifiques”. Mais le soir même, les forces antiémeutes de la police ont incendié les campements des manifestants à Bassorah et à Kerbala. Et, à Bagdad, elles ont utilisé des balles avec un noyau en métal enrobées de caoutchouc pour disperser les manifestants.
Les disparitions de militants, blogueurs ou simples manifestants se multiplient également. Selon les parents du blogueur Samir Al-Faraj, leur fils a disparu dans la province d’Al-Anba avant la manifestation du 25 octobre à cause d’un message sur Twitter dans lequel il appelait les habitants à la désobéissance civile. De même, “Ali Hachem a disparu le 7 novembre, son téléphone étant éteint depuis, et sa famille est au désespoir de le revoir”, témoigne Alaa Jaafar. Ou encore Saba Al-Mahdawi, dont on est toujours sans nouvelles. “Les instances officielles affirment qu’elles ne sont pour rien dans sa disparition, et font tout pour la retrouver. Et les milices que nous avons contactées nous répondent la même chose”, affirme Ahmed Al-Mahdawi.
Mêmes procédés qu’en Iran
En Iran, les militants et opposants suivent de près les événements en Irak. C’est ce qu’on voit en consultant les sites Internet et les comptes des réseaux sociaux proches de l’opposition. Selon Ihan Mohammedi, un Iranien qui a quitté Téhéran pour s’installer au Canada,
“les moyens de répression utilisés aujourd’hui par le régime irakien sont les mêmes qu’en Iran à l’époque [de la révolution islamique de 1979] : disparitions forcées et assassinats, coupure d’Internet, etc. Le tout sous couvert de discours religieux. La bigoterie à part, cela ressemble également à ce que faisait Saddam Hussein.”
Et il ajoute que le gouvernement iranien observe lui aussi la situation en Irak comme le lait sur le feu. En effet, il craint que la vague protestataire atteigne sa propre population. “Le peuple iranien est prêt à se soulever à nouveau, affirme-t-il.
“Le régime est à bout de souffle depuis que les sanctions américaines ont asséché ses sources de revenu. Il ne lui reste que le régime corrompu et vassalisé d’Irak pour lui apporter de l’argent. Et cet argent, il l’utilise pour financer des milices alliées en Syrie, au Liban et au Yémen. Pour lui, l’échec du soulèvement en Irak est une question vitale.”
Thanaa Ali
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