La mobilisation actuelle en Irak est-elle inédite ?
Loulouwa al-Rachid : Oui et non. L’Irak connaît des cycles constants de manifestations de plus ou moins grande ampleur, plus ou moins durables, et se vit comme une terre de révoltes. Dans l’imaginaire collectif, c’est un pays constamment en ébullition, indomptable et ingouvernable. L’Irak a connu des manifestations en 2011, d’autres flambées en 2015, en 2017 et à l’été 2018 à Bassora. La seule chose sur laquelle les Irakiens sont d’accord, c’est qu’ils vivent dans un pays d’intifada depuis au moins 1920 et le soulèvement national contre le mandat britannique, dont la répression, avec les premiers bombardements aériens de l’histoire du pays, a fait des milliers de morts.
Depuis, chaque soulèvement s’inscrit dans une continuité révolutionnaire. La colère, sa vitesse de propagation, la virulence des manifestants, le courage d’en découdre au prix de sa vie, la dénonciation de la corruption : tout cela était déjà présent dans les mouvements précédents, mais sans doute pas avec l’intensité qu’on voit depuis début octobre.
Ce soulèvement est néanmoins inédit, d’abord parce qu’il a éclaté là où on l’attendait le moins. D’habitude, cela flambe dans le Sud, à Bassora, ville sinistrée d’un point de vue sanitaire et socio-économique. Mais après les soulèvements de l’été 2018, le gouvernement a amélioré l’approvisionnement électrique de cette deuxième grande ville du pays pour « acheter » la paix sociale. Cette fois-ci, le soulèvement éclate à Bagdad, plus précisément à partir de la ceinture de pauvreté qui entoure la capitale, notamment Sadr City. Cette banlieue, construite à la fin des années 1950 pour loger les ruraux arrivant en ville, rassemble aujourd’hui presque un quart des habitants de la capitale. C’est à partir de là que la révolte s’est répercutée dans les grandes villes du centre (Nadjaf, Kerbela, etc.) et du sud du pays (Nassiriyya et Bassora).
Ce soulèvement est aussi inédit car il oblige à laisser tomber les prismes confessionnels ou ethniques qui sont toujours convoqués dès qu’on parle de l’Irak. Le conflit aujourd’hui se construit sur des bases purement socio-économiques. La dimension des sunnites qui rejetaient l’ordre politique post-2003 est absente. Là, on est face à des manifestants chiites qui affrontent un pouvoir aux mains de la majorité chiite. Les Kurdes et les sunnites restent en position de spectateurs, non sans quelque satisfaction de voir les chiites s’étriper entre eux, même s’ils ont aussi des griefs contre le pouvoir central.
Ensuite, c’est la première fois que les femmes ont autant de visibilité sur la place Tahrir. Cela montre que, depuis 2003, la société irakienne est en mouvement, en dépit de la chape de plomb du conservatisme imposé par l’islamisme chiite au pouvoir ou le salafisme dans les régions sunnites. On voit des jeunes femmes, sans voile et en jean, se mêler aux protestations sans peur du harcèlement sexuel. Cela montre à la fois des évolutions souterraines sur la place de la femme, et qu’on vit un moment de bascule où les cadres sociaux habituels s’ébranlent.
Enfin, un autre élément est le retour sur scène des corps constitués, des syndicats, qui étaient dans le coma. Les médecins, les ouvriers du secteur pétrolier, les enseignants ont appelé à la grève générale, ce qui est nouveau. Les travailleurs du port de Bassora appellent à bloquer ce qui constitue le poumon économique du pays, décisif dans un pays où la plupart des produits de première nécessité sont importés. C’est comme si la société irakienne tout entière fusionnait enfin dans un souffle révolutionnaire.
L’ampleur de la répression est-elle aussi inédite ?
Oui, surtout si on compare avec l’Algérie en révolte depuis des mois, sans qu’il y ait un mort. En Irak, le bilan est extrêmement lourd, avec plus de 250 morts et 8 000 blessés en un mois. En plus de la répression directe des manifestations à balles réelles et au gaz lacrymogène, on assiste aussi à des campagnes d’arrestations, des disparitions d’intellectuels et de militants.
Nous sommes pourtant dans un pays qui, théoriquement, est démocratique. Plusieurs scrutins électoraux ont eu lieu depuis 2005, avec un certain degré de pluralisme et d’alternance politique, ainsi qu’une liberté de la presse. En Irak comme au Liban, nous ne sommes pas face à un dictateur comme en Égypte, ou à une institution omnipotente, l’armée, comme en Algérie. Pourtant, les manifestants irakiens et libanais veulent aussi la « chute du régime ».
La raison en est qu’en dépit de cette façade démocratique, le système est dans l’impasse et s’avère incapable d’assurer un minimum de régulation socio-économique. L’explication est bien entendu la forte corruption des élites dirigeantes et des administrations publiques, mais il faut bien comprendre que cette corruption équivaut à un système bien rodé de prédation des ressources publiques à grande échelle ; l’argent de la rente pétrolière est ainsi détourné au profit d’une oligarchie prête à défendre ses privilèges au prix d’une répression brutale et sanglante. S’il veut préserver le statu quo, le régime n’a guère d’autre option que de se transformer en régime autoritaire et répressif, à l’instar de ses homologues arabes.
La particularité de l’Irak est qu’on se trouve dans un État qui réprime mais qui affirme ne pas connaître les agents de sa répression ! Les forces armées – police, armée, troupes anti-émeutes et celles du contre-terrorisme – disent que ce n’est pas en leur sein que se trouvent les snipers qui tirent sur les manifestants. La commission d’enquête sur les violences contre les manifestants a été incapable de désigner les coupables. Et on ne sait toujours pas à qui obéissent les hommes en uniforme tantôt noir et tantôt vert que l’on a vus à l’œuvre.
Vous soulignez qu’il s’agit d’un conflit interne au monde chiite. À quoi cela se repère-t-il et qu’est-ce que cela implique ?
Ce soulèvement a indéniablement une coloration chiite. Après la grande manifestation du 1er octobre, réprimée dans le sang, les manifestations se sont poursuivies mais ont toutefois marqué une pause pour respecter la marche de l’Arbaïn. Cette importante célébration religieuse chiite marque la fin du deuil du martyre de l’imam Hussein qui voit les fidèles converger à pied vers la ville sainte de Kerbala, où ce dernier a été tué. Le long des routes qui mènent vers Kerbala, les habitants, les familles aisées en particulier, ouvrent leurs portes et nourrissent les pèlerins, exactement comme ils l’ont fait, cette fois-ci, en apportant des marmites géantes de nourriture aux manifestants de la place Tahrir.
Il y a bien sûr, dans cette révolte des jeunes, des éléments que l’on retrouve dans d’autres pays arabes : la paupérisation massive de la population, des infrastructures publiques lamentables, un taux de chômage astronomique… On pourrait appliquer cette grille de lecture socio-économique au Liban, au Soudan, à l’Égypte, au Rif marocain, à l’Algérie. Mais, dans chaque pays, la révolte s’inscrit dans un récit différent, dans une trame nationale particulière. Par exemple, en Algérie, la manifestation du 1er novembre inscrit la révolte populaire dans la lignée de la guerre d’indépendance contre la France comme la volonté de se libérer d’un régime militaire perçu comme étranger à la société.
En Irak, existe cette problématique particulière du chiisme, arrivé au pouvoir après 2003 à la faveur du renversement Saddam Hussein par les Américains. Qu’a-t-il fait de ce pouvoir ? C’est un échec sur absolument tous les registres. La classe politique chiite dominante n’a pas su faire fonctionner socio-économiquement le pays, ni le nouveau régime politique, ni élaborer un projet national consensuel. Je crains, si l’on faisait aujourd’hui un sondage, que l’écrasante majorité des Irakiens, toutes confessions confondues, ne disent préférer un retour à l’ancien régime que ce qu’ils vivent aujourd’hui…
Or, derrière la mobilisation populaire actuelle, se lisent, en coulisses, les rivalités intenses du monde politique chiite qui est un monde pluriel, idéologiquement, culturellement, et économiquement : il est traversé par une violente lutte des classes qui est niée au nom de l’unité et de la défense du chiisme.
Quelles sont les forces rivales au sein du monde chiite irakien ?
Il y a d’abord les islamistes du pouvoir, rentrés d’exil en 2003, et qui monopolisent depuis tous les rouages politiques. Ils sont majoritairement issus des grandes formations politiques telles que le parti Al-Dawa (« L’Appel islamique ») et considèrent qu’ils ont une légitimité historique : le prix du sang payé face à la dictature de Saddam Hussein. Al-Dawa a donné au pays plusieurs premiers ministres (Nouri al-Maliki et Haïder al-Abadi). Ce sont des islamistes « soft » qui excellent dans le pragmatisme et la politique politicienne ; ils ne peuvent aujourd’hui prétendre à aucun leadership moral, tant le pouvoir et la rente pétrolière les ont corrompus. Ils forment désormais une élite préoccupée uniquement par le dépeçage du pouvoir et par ses prébendes.
À côté de cela, un autre islamisme chiite a émergé de l’intérieur après 2003. C’est un chiisme populiste et milicien. Sa composante la plus forte est incarnée par Moqtada al-Sadr, qui verse abondamment dans la démagogie, a peu d’expérience du pouvoir et des arènes internationales, mais peut se targuer de représenter les déshérités.
Il y a aussi toutes les autres milices armées qui ont proliféré dans le pays au nom de la lutte contre Daech, au point de devenir des institutions. C’est ce qu’on appelle la « mobilisation populaire ». Ces milices possèdent une légitimité religieuse car elles disent être nées d’une fatwa religieuse de l’ayatollah Sistani, qui représente la plus haute autorité religieuse du chiisme irakien. Aujourd’hui, elles réclament leur part du gâteau, avec d’autant plus de vigueur qu’elles sont auréolées de la victoire contre l’État islamique. Elles sont proches de l’Iran idéologiquement et se reconnaissent notamment dans le modèle des Gardiens de la révolution iraniens.
Les dernières élections législatives, en 2018, ont rebattu les cartes, puisque le courant sadriste et celui de la mobilisation populaire ont fait une entrée en force au Parlement, au point d’y constituer respectivement le premier et le deuxième bloc. Ce chiisme armé a donc un pied dans le pouvoir et un pied en dehors. Il contrôle des ministères et des niches administratives lucratives, mais se dit vierge de la corruption du pouvoir et menace de renverser la table à tout moment s’il n’obtient pas une plus grande portion du gâteau.
La question centrale en Irak est donc aujourd’hui l’issue de ce rapport de forces entre deux chiismes politiques tantôt alliés, tantôt concurrents.
Ce qui frappe, quand on regarde les manifestations en Irak, c’est l’extrême jeunesse des manifestants et le fait que, parmi les morts et les blessés, on ne voit quasiment que des visages d’adolescents…
Cette révolution est une révolution des jeunes et même des très jeunes, venus des marges déshéritées de la société. Les 15-25 ans, souvent des adolescents, sont en effet les acteurs principaux de la révolte. Bon nombre d’entre eux ont dû se transformer en chefs de famille, avec des pères morts, disparus ou partis du fait de la violence et des guerres successives. Ils travaillent dans l’économie informelle pour nourrir des familles entières. Selon la Banque mondiale, 60 % des Irakiens ont moins de 25 ans et leur taux de chômage dépasse les 40 %.
Mais cette mobilisation est frappante au-delà des conditions socio-économiques qui sont faites aux jeunes. Ainsi, les héros de ce soulèvement sont les conducteurs de « touk-touk » qui transportent au quotidien petites marchandises et travailleurs journaliers, dans la construction ou le commerce, venus des banlieues. Alors qu’ils incarnaient, aux yeux de beaucoup d’Irakiens, les bas-fonds et les classes dangereuses, accusés de harceler les jeunes filles, de se comporter en voyous et d’embouteiller les villes, ils ont structuré la mobilisation en ravitaillant les manifestants en eau et en servant d’ambulanciers.
Un autre aspect frappant est la façon dont ces jeunes envisagent leur entrée dans l’arène politique comme un jeu vidéo. On les surnomme la « génération PUBG », du nom d’un jeu vidéo en ligne qui a des millions d’adeptes en Irak, Players Unknown’s Battlegrounds. Le joueur y est parachuté sur un champ de bataille inconnu et doit se débrouiller pour trouver des vivres et des armes. Dans la façon dont ils se déplacent, la manière dont ils érigent des barricades, les jeunes manifestants s’inspirent de ce à quoi ils jouent quotidiennement. En avril 2019, le Parlement irakien, qui n’est pourtant pas fichu de légiférer sur quoi que ce soit, avait d’ailleurs voté une loi interdisant ces jeux vidéo incitant à la violence. Mais comme le gouvernement irakien n’a aucune capacité d’action, l’interdiction est restée lettre morte, même si elle avait été relayée par le clergé chiite.
Que peut-on alors dire du « champ de bataille » des jeunes révolutionnaires ?
Comme dans le jeu PUBG, il y a une forteresse à prendre, à savoir la « zone verte ». Celle-ci se trouve, par rapport à la place Tahrir qui constitue l’épicentre de la révolte, de l’autre côté du Tigre, après le pont de la République. Cette zone verte fortement sécurisée concentre les lieux du pouvoir : le Parlement, les ministères, le siège du conseil des ministres et pratiquement toutes les ambassades étrangères, celles de l’Iran et de la France mises à part. Elle est devenue une ville dans la ville, avec des hôtels de luxe, des clubs de sport, immunisée du reste de la société irakienne.
Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a, à l’entrée du pont, un bâtiment appelé le « restaurant turc », dont l’histoire et la façon dont il est aujourd’hui approprié racontent beaucoup de choses sur ce qu’est l’Irak. Ce bâtiment de 14 étages, construit en 1983, devait héberger un grand centre commercial qui n’a jamais vu le jour, même si un restaurant panoramique turc s’est installé au dernier étage, avec vue plongeante sur le Tigre et la place Tahrir. Il a été lourdement bombardé en 1991, pendant la guerre du Golfe, puis reconstruit, avant d’être à nouveau bombardé par les Américains en 2003.
Cette fois-ci, le bâtiment a été totalement laissé à l’abandon, d’autant que circulait la rumeur qu’il avait été contaminé par des substances radioactives. Mais, au moment du printemps arabe de 2011, les forces de l’ordre du gouvernement de Maliki ont occupé le bâtiment et des snipers ont tiré depuis les étages vides sur les manifestants, contribuant à tuer dans l’œuf le soulèvement.
Pour éviter que l’histoire ne se répète, au début de ce mois d’octobre, le premier objectif des manifestants a été d’occuper cet édifice. Les jeunes s’y sont rués, ont escaladé les façades et en ont fait le QG de la révolution, déroulant banderoles et drapeaux irakiens. La manière dont les révolutionnaires se réfèrent aujourd’hui à ce bâtiment est extrêmement significative. Certains d’entre eux le désignent comme « les jardins suspendus de Babylone », en référence aux grappes humaines assises aux étages sans garde-corps, les jambes ballantes dans le vide. Cette référence permet de se raccrocher à l’histoire mésopotamienne, celle d’un Irak berceau des civilisations.
D’autres l’appellent « Jabal Uhud », nom emprunté à l’hagiographie islamique puisque le mont Uhud, situé au nord de Médine, a été un lieu où se sont retranchés les premiers musulmans livrant bataille aux mécréants et auxquels les jeunes en révolte s’identifient.
L’Irak a toujours oscillé entre ces deux pôles de l’identité nationale : insiste-t-on sur la Mésopotamie pour dépasser les clivages ethniques et confessionnels ou sur la religion, au risque d’attiser les tensions entre sunnites et chiites ?
À cela s’ajoute une minorité qui se manifeste à travers l’expression « intifadat oktober ». Le mot oktober n’existe pourtant pas dans l’arabe irakien, où le mois d’octobre n’est jamais appelé comme cela. La référence est donc directement faite à la révolution d’Octobre 1917, trace du fait que l’Irak est le pays ayant eu le Parti communiste le plus puissant du monde arabe.
En ce qui concerne les slogans, deux sont dominants : « Je descends prendre mes droits » et « Je veux une patrie ». Au-delà de la dénonciation de la corruption et des injustices sociales, on en revient à l’identité de l’Irak et de ses composantes : le passé mésopotamien, l’islam, l’islamisme, le vieux fond révolutionnaire marxisant, les rapports avec l’environnement régional, à commencer par l’Iran…
À quelles conditions une sortie de crise est-elle envisageable ? Quel peut notamment être le rôle de Moqtada al-Sadr, à la tête à la fois d’un pouvoir milicien et du premier bloc parlementaire ?
Il y a aujourd’hui en Irak un déni de l’ampleur de la crise, qui est telle qu’il devient difficile de la regarder en face. Ce n’est pas en annonçant quelques déblocages de fonds qu’on peut encore espérer calmer les choses. Le système politique est en réalité dépourvu de toute capacité d’action. Le gouvernement n’a pas le monopole de la violence légitime et a perdu son levier financier, en raison du coût de la guerre contre Daech et de la chute du prix du baril de pétrole depuis 2013-2014.
Lorsque Maliki était premier ministre, le prix du baril se situait au-dessus de 100 dollars et le gouvernement pouvait encore tenter d’acheter la paix sociale à coups de subventions et de créations d’emplois dans la fonction publique, dont la taille a été multipliée par quatre depuis 2003. Aujourd’hui, il est obligé de recourir à l’endettement pour financer ses dépenses, notamment militaires. La délégitimation de ce pouvoir est telle qu’on entend certains manifestants en appeler à une tutelle internationale, ou du moins à des élections contrôlées par les Nations unies, qui déboucheraient sur une nouvelle Constitution.
Dans ce contexte, un élément clé sera la variable Moqtada al-Sadr, qui est le principal trouble-fête du système, dit tout et son contraire, est connu pour ses revirements d’alliance, peut inciter ses troupes à brûler le drapeau iranien un jour et s’afficher le lendemain à Téhéran aux côtés des plus hauts dignitaires iraniens. C’est l’enfant turbulent du système impossible de l’Irak post-baasiste. Lui-même est tiraillé entre la matrice de l’islam politique chiite et une irakité qu’il peine à transformer en formule de gouvernement. Il vient ainsi de donner l’ordre à ses partisans de se retirer de la place Tahrir, après les avoir encouragés. Il a appelé à la démission du premier ministre, avant de changer d’avis.
Moqtada, dont le père était un dignitaire religieux extrêmement populaire, assassiné par le régime de Saddam en 1999, possède donc un réservoir de mobilisation immense, dont il a hérité, mais qu’il risque de dilapider, à la manière dont Saad Hariri, au Liban, dilapide l’héritage économique et politique de son père assassiné.
Depuis 2003, Moqtada al-Sadr a tout essayé. Il a d’abord appelé à prendre les armes contre l’occupation américaine, il a envoyé ses troupes contre le gouvernement de Maliki, contre le clergé chapeauté par l’ayatollah Sistani… Puis il a fini par adopter une posture légaliste et réformiste, avec un bloc parlementaire et des ministères, mais il a alors vécu ce qui était arrivé aux autres partis de gouvernement : corruption, retournements d’alliance, compromissions… Cela a affaibli sa crédibilité et la solidité de son organisation.
Quoi que fasse Moqtada, dans ce contexte de tensions internes au monde chiite, il n’y aura pas de solutions tant que les injustices sociales et les infrastructures publiques ne seront pas abordées. La société irakienne est fortement polarisée entre des ceintures de pauvreté et des petites et grandes bourgeoisies urbaines bénéficiant des emplois dans la fonction publique et des circuits de redistribution de la rente. La classe politique dirigeante a, quant à elle, amassé des fortunes immenses et s’appuie sur l’establishment religieux, qui se situe lui-même dans une position d’ambiguïté, en appelant tantôt au calme et en soutenant tantôt les jeunes chiites révoltés. Le clergé chiite, qui est aussi une institution économique et financière, a tout à perdre de la table rase d’une colère populaire qui le prend aussi pour cible, tant il a été complice du système.
Quels sont alors les scénarios possibles ?
La seule capacité d’action dont dispose encore le régime, c’est celle de bloquer tout changement véritable. Et je ne vois pas comment même un changement de premier ministre pourrait suffire à faire rentrer chez eux des manifestants convaincus de la nécessité d’une table rase. On peut imaginer que la répression aura raison des ardeurs révolutionnaires. On peut imaginer que la situation demeure tendue, que la répression s’accroisse encore et qu’augmente le risque d’une guerre civile entre chiites dans une société où tout le monde est armé. Bagdad concentre comme aucune autre ville du pays des forces armées, régulières ou non. Si la situation dérape dans la capitale, il faut s’attendre à un bain de sang dont les premières semaines de manifestation ont montré le potentiel.
L’avenir dépendra aussi de l’Iran, qui tente d’arbitrer les choses pour maintenir un statu quo pourtant forgé par les Américains, mais qui lui profite grandement. Les Iraniens sont en effet très présents dans l’économie et la société irakiennes. L’Iran ne peut pas se désintéresser de l’Irak, parce que c’est un levier d’influence régionale, avec un réservoir de combattants susceptibles d’intervenir en Syrie ou ailleurs, un pays pétrolier, un débouché à l’exportation pour les produits iraniens et un système bancaire qui permet, par procuration, de desserrer l’étau des sanctions américaines. Mais l’Irak est aussi pour eux une question de politique intérieure.
Kerbala et Nadjaf constituent d’importants centres religieux avec des clercs venus de l’ensemble des mondes chiites. L’ayatollah Sistani, lui-même d’origine iranienne, qui chapeaute le clergé de Nadjaf, représente un chiisme théoriquement apolitique, plus libéral, prêt à jouer le jeu de la démocratie représentative, qui propose un autre modèle que celui de la République islamique d’Iran dans lequel le clergé est à la tête de l’État. L’Iran se retrouve donc contraint d’arbitrer entre différentes factions chiites irakiennes, pour éviter un basculement vers une guerre entre chiites qui ne pourrait que lui être dommageable.
Joseph Confavreux
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