Samar Yazbek. MARCO CASTRO POUR « LE MONDE »
Elle brûle, Samar Yazbek. Et le feu qui, à la fois, la consume et l’anime, vous captive, vous atteint. Elle brûle des souvenirs atroces rapportés de Syrie, son pays tant chéri, aujourd’hui moribond. Elle brûle de colère, d’indignation, d’écœurement. Et de fatigue aussi.
Les larmes affleurent fréquemment, et elle s’agace quand il arrive qu’un sanglot mal contenu interrompe ses phrases saccadées. Elle s’en excuse. Et reprend d’une voix forte, cherchant des mots qui claquent, des mots de journaliste qui cernent la vérité, des mots de romancière qui savent la faire vibrer, agacée qu’ils ne coulent pas aussi facilement en français qu’en arabe, sa langue natale, alors que des torrents d’images, d’histoires rugissent dans sa tête, qu’elle voudrait partager.
Comment faire ? Elle sait que les gens détournent désormais la tête quand on évoque la Syrie, trop complexe et si déprimante. Mais quand même, dit-elle, ce qui s’y est passé depuis 2011 et les débuts d’une révolution qui se voulait pacifique est si « dantesque » qu’on n’a pas le droit de le laisser sombrer dans un de ces trous noirs de l’histoire qu’on renonce à comprendre et expliquer. « Pas le droit ! », répète-t-elle d’une voix brune probablement acquise au fil de ses nuits blanches en fumant clope sur clope devant l’ordinateur qui la relie, depuis Paris, lieu de son exil, à ses frères et sœurs syriens.
« Il y a tant d’autres éléments à montrer des Syriens que cette image de victimes fracassées, minées par l’amertume. Ils se sont battus. Ils ont agi. Ils ont espéré. Et la cause était noble », dit Samar Yazbek
Il ne faut pas laisser se dissoudre la mémoire des événements survenus depuis les premières manifestations de mars 2011 pour demander plus de démocratie. La mémoire de ce qui fut vécu par les Syriens ébahis, piégés à la fois par un régime dictatorial et le fanatisme religieux. La mémoire de leur lutte, au quotidien, pour résister, survivre sous les bombes, s’organiser sous les décombres, rechercher les cadavres sous la mitraille en continuant d’éduquer les enfants dans les caves et en militant pour la vie.
« Il s’est passé tant de choses, dit-elle, magnifiques et cruelles, qu’il faut arracher à l’oubli. Et il y a tant d’autres éléments à montrer des Syriens que cette image de victimes fracassées, minées par l’amertume. Ils se sont battus. Ils ont agi. Ils ont espéré. Et la cause était noble. Il faut leur rendre justice. Dire la vérité ! Vite, avant que nous ne sombrions dans une amnésie collective. J’ai si peur que nous perdions tous la mémoire ! »
Descente aux enfers
C’est son obsession. Depuis son départ de Syrie, en 2011, et son arrivée à Paris, la poétesse, romancière, journaliste n’a cessé de témoigner. Ses livres sont un apport inestimable à qui veut comprendre la descente aux enfers des Syriens.
Dans Feux croisés (Buchet-Chastel, 2012), elle tenait un journal fiévreux des trois premiers mois du soulèvement auquel elle a participé, à Damas, avant d’être arrêtée, interrogée par les services secrets, emmenée dans une prison afin qu’elle voie les tortures infligées aux contestataires et rentre ainsi dans le rang. C’était mal connaître cette femme téméraire qui, à 16 ans, avait déjà quitté sa famille bourgeoise alaouite pour vivre seule et élever sa fille, et qui avait acquis depuis une belle notoriété. Elle n’était pas du genre à se désolidariser du mouvement, mais plutôt à raconter son expérience.
Dans Les Portes du néant (Stock, 2016), elle évoquait ses trois incursions clandestines, en 2012 et 2013, dans une Syrie désormais en guerre, en se faufilant sous les barbelés turcs, pour aider les femmes syriennes à travers une association qu’elle venait juste de créer, Women Now for Development, et collecter un maximum d’histoires auprès d’activistes, de combattants, de citoyens. Elle voulait tout enregistrer et prenait des notes sans relâche, angoissée d’avoir en face d’elle les futurs martyrs d’un pays défunt.
Il lui a été impossible, depuis, de retraverser la frontière, mais sa tâche de scribe est devenue sa « façon de résister ». Mieux : elle est sortie de l’urgence sauvage qui la guidait jusqu’alors pour amorcer, sciemment, une sorte de grand œuvre : consigner la mémoire du conflit syrien. Rien de moins. Dans ses mots : « raconter, par les femmes, la vraie histoire de la Syrie ».
La précision est d’importance : « par les femmes » ; mais elle ne rétrécit en aucun cas l’ambition de l’écrivaine. « Au contraire, se récrit-elle, il n’y a que les Syriennes à avoir la capacité – et le courage – de dire la vérité ! » La vérité sur la dictature de Bachar Al-Assad, ses violences et les viols commis dans ses geôles. Sur les groupes « rebelles » et djihadistes, leur radicalisation graduée, leurs rivalités devenues guerres, leurs trahisons. Sur l’organisation Etat islamique (EI), bien sûr, et ses ignominies terrifiantes.
« Les femmes sont entrées dans la révolution en rêvant d’une nouvelle société qui prônerait l’égalité hommes-femmes. Et elles se retrouvent deux cents ans en arrière »
Enfin, sur ce régime patriarcal ancestral qui a toujours fait des femmes des êtres mineurs pour mieux les enfermer, et « dont les valeurs les plus machistes, les plus conservatrices, ont été importées dans la révolution par nos camarades hommes, ceux-là mêmes qui se disaient laïcs, démocrates et modernes ! »
Oui, insiste-t-elle, « les femmes ont affronté un monstre à têtes multiples. Elles sont entrées dans la révolution en rêvant d’une nouvelle société qui prônerait l’égalité hommes-femmes. Et elles se retrouvent deux cents ans en arrière. Elles ont été piégées, cernées, assiégées. Les hommes, bien sûr, ne raconteront pas ça. La parole des femmes est donc la seule qui permette d’approcher la vérité. »
« Le sens du reste de ma vie »
Alors, Samar Yazbek, 49 ans, a décidé de les faire témoigner. Longuement. Méthodiquement. Mais en liberté. Dans leur style et leur langage. Dans la diversité de leurs âges, confessions, histoires, niveaux d’éducation, classes sociales, origines géographiques et destins bouleversés par la guerre. Un travail de titan, étendu sur plusieurs livres, planifié sur des années. « Jusqu’à ma mort je ferai ça ! » La phrase est lancée sur le ton du défi. « J’alternerai romans et travail de mémoire. Mais je n’arrêterai plus d’interroger les femmes. C’est mon devoir d’intellectuelle et mon dû envers les morts. Voilà le sens du reste de ma vie : aider à comprendre la tragédie syrienne, contrer le récit qui s’emploie à justifier les crimes commis, raconter la juste révolution dont on nous a privées. »
« Vous savez, depuis l’âge de 7 ans je rêve de changer le monde grâce au pouvoir des mots. Je continue d’y croire »
Elle parle vite, vite, vite. Quand elle bute sur un mot, exaspérée, elle se tourne vers son amie traductrice et embraye sur l’arabe, un ton plus élevé. Mais elle ne lui laisse guère le temps de tout traduire. Elle la coupe. D’autres mots jaillissent en français qui, pense-t-elle, affineront son propos. « Voyez, je suis stressée, toujours à chercher mon souffle. Je travaille nuit et jour en lien avec mon pays. Peut-être mourrai-je d’un coup ? Plusieurs de mes amies en exil sont parties brusquement, arrêt cardiaque ou dépression. Il ne faut pas. J’ai du boulot et je dois absolument survivre à la dictature. » Elle esquisse un sourire. « Vous savez, depuis l’âge de 7 ans je rêve de changer le monde grâce au pouvoir des mots. Je continue d’y croire. Mais je n’étais pas destinée à écrire toujours sur la mort… »
Avant donc un prochain livre consacré aux Syriennes des classes les plus vulnérables réfugiées dans des camps, un autre sur les femmes kurdes, un autre encore sur les femmes opposées depuis le premier jour à la révolution par certitude que le régime en place n’en ferait qu’une bouchée, Samar Yazbek publie cet automne le premier ouvrage de ce vaste projet, sobrement intitulé 19 femmes (Stock, 300 pages, 25,50 euros). Dix-neuf récits à la première personne derrière laquelle l’écrivaine s’efface, se refusant à utiliser sa patte de romancière afin de mieux garantir l’authenticité des propos. Dix-neuf histoires recueillies dans les pays d’exil de ces femmes (France, Allemagne, Liban…), à l’exception de deux, enregistrées par Skype depuis la Syrie. Et c’est un monument, on pèse le mot.
« Une déchirure terrible »
Elles ont entre 20 et 77 ans, habitaient à Damas et la Ghouta, Idlib et sa campagne, Alep, Homs, Deir ez-Zor, Hama, Rakka, et elles ont en commun d’être issues de la classe moyenne, éduquées. Toutes se sont soulevées contre le régime syrien. Et toutes ont déchanté, contraintes, sous le feu des snipers, les bombardements d’armes chimiques ou les barils d’explosifs largués par les hélicoptères, d’entrer également en lutte contre leur propre camp, celui de la révolution, et devoir défendre leurs droits les plus fondamentaux.
« Une déchirure terrible » pour ces résistantes prises en étau entre les différents dangers, réduites à n’être que des corps, et fréquemment prises en otage, tantôt par le régime, tantôt par les groupes armés de l’opposition, telle une marchandise sur laquelle se jouent des questions d’honneur. Une marchandise que le califat a jetée encore plus bas que terre.
Pourtant, quel courage et quelle force de vie ! On est glacé, on est bluffé, à l’instar de l’écrivaine qui nous les cite pêle-mêle, Sara, Dima, Zayd, Mouna, Zaina… Elles filment, écrivent, documentent le conflit ; elles se forment comme infirmières urgentistes et travaillent nuit et jour dans les cliniques et les dispensaires ; elles ouvrent des ateliers, improvisent dans des sous-sols des centres d’enseignement et d’aide psychologique pour les enfants ; et toujours, toujours, subissent l’opprobre, la critique, l’humiliation puis la diffamation de leurs compagnons, jaloux qu’elles prennent trop d’importance.
Elles font du renseignement, deviennent ambulancières, se chargent de l’aide alimentaire, construisent des fours à pain quand menace la famine, mais se voient rackettées par des combattants qui préfèrent acheter des armes, exigent qu’elles se voilent et ne frayent avec aucun homme sous peine d’être dénoncées à leurs pères comme femmes de mauvaise vie.
« Nous nous sommes soulevées pour la vie et c’est la mort que nous récoltons », disait Sara
Elles ramassent les cadavres après les bombardements ; il en est même qui tentent désespérément de recoudre des membres éparpillés avant de les présenter aux familles, mais, après le bombardement à l’arme chimique, des hommes laissent mourir des femmes contaminées au motif que retirer leurs vêtements est haram – « interdit ». D’ailleurs, la règle s’imposera peu à peu : les médecins hommes ne soigneront plus les femmes, fussent-elles gravement blessées, fussent-elles en danger de mort.
Travail de greffière
Quand arrive l’EI, et son délire totalitaire, l’obsession des femmes est alors à son comble : elles sont fouettées publiquement, emprisonnées, torturées pour une abaya non réglementaire, l’absence d’un gant noir, une chaussure à talon ou un peu trop sonore. « La femme qui marche en faisant du bruit suscite le trouble chez l’homme. » La femme n’est plus rien. Quelle gifle quand on sait ce que leur doit la résistance. « Nous nous sommes soulevées pour la vie et c’est la mort que nous récoltons », disait Sara.
L’écrivaine, au fond, est la 20e femme du livre. Héroïne, bien sûr. Au même titre que les autres. Elle continue sans relâche son travail de greffière. Et son association qui réunit maintenant un réseau de 11 000 femmes organise des passerelles fécondes entre celles qui sont restées en Syrie et les exilées.
« Les femmes, c’est indéniable, cherchent toujours les clés pour maintenir ou construire la vie. En dépit des hommes. En rusant avec eux. Quelle triste conclusion. » Au plus profond de la guerre, elles pensaient à nourrir, éduquer, alphabétiser et même donner des cours de démocratie. « Je sais, c’est incroyable. Alors on a perdu, c’est vrai. Mais quand on les écoute, on en ressort tout de même plein d’espoir. » Samar Yazbek a redonné leurs voix aux résistantes syriennes. Et fait un livre pour l’histoire.
Annick Cojean