« La plus grande manifestation du Chili. » C’est ainsi que restera, dans les mémoires, le rassemblement de ce vendredi 25 octobre à Santiago, où plus de 1,2 million de personnes ont gagné la plaza Italia et l’Alameda, l’avenue qui mène au palais présidentiel.
« C’est la première fois que l’on voit ça depuis la manifestation pour le non au référendum de Pinochet, en 1988 », souligne Julio Pinto, historien de l’université de Santiago du Chili. A l’époque, plus de 1 million de personnes étaient descendues dans les rues de la capitale pour exiger la fin de la dictature militaire (1973-1990), à la veille d’un référendum pour décider du maintien ou non au pouvoir du général Augusto Pinochet. Ce vendredi, alors que le mouvement social dure depuis déjà une semaine, Santiago a connu sa journée la plus intense de mobilisation sociale. « Cela montre bien l’ampleur du mécontentement, qui ne faiblit pas », note M. Pinto.
« Trop de demandes urgentes »
Pour Marta Lagos, analyste politique et fondatrice de l’institut de sondages Latinobarometro, « une porte s’est ouverte, et elle ne va pas se refermer de sitôt. La société chilienne a accumulé trop de demandes urgentes ». Dans un pays où 1 % de la population, une poignée de milliardaires – parmi lesquels figure le président de droite Sebastian Piñera –, concentre près du tiers des richesses, « l’indignation et le malaise se sont profondément accentués », indique Marco Kremerman, économiste de la Fondation Sol.
Vu de loin, tous les voyants économiques du Chili, réputé l’un des plus stables d’Amérique du Sud, pourraient sembler au vert : croissance ininterrompue depuis trente ans, taux de pauvreté de 8 % – contre 35 % en Argentine – faible inflation… « Mais ce qu’il faut se demander, c’est à qui bénéficie vraiment la croissance… L’économie chilienne paraît prospère, mais les salaires ne sont pas du tout alignés sur le coût de la vie », analyse Marco Kremerman. Au Chili, la moitié des travailleurs gagne 400 000 pesos (500 euros) ou moins par mois, « alors que le coût de la vie y est équivalent à celui d’un pays européen », explique l’économiste. « Ces dernières années, un problème s’est aussi particulièrement aggravé : celui de l’endettement de la population. Sur 14 millions d’adultes, plus de 11 millions sont endettés. »
C’est le cas de José Quezada. Ce Chilien de 21 ans a contracté une dette de 30 millions de pesos (plus de 37 000 euros) pour financer ses six ans d’études en génie civil, dans une université privée de la capitale. Il manifestait plaza Italia, ce mardi, le visage blanchi par l’eau bicarbonatée, afin de contrer les effets du gaz lacrymogène. « Cela va probablement me prendre plusieurs décennies pour tout rembourser, déplore le jeune homme. J’ai grandi en sachant qu’il fallait s’endetter pour étudier, puis qu’il fallait travailler dur pour rembourser son prêt, puis qu’on allait avoir une retraite misérable. »
L’éducation, la santé, les retraites… et même l’eau : tout est privatisé au Chili. Le système de retraite, qui fonctionne par capitalisation individuelle auprès de fonds de pension privés, ne permet pas à l’immense majorité des personnes âgées de vivre dignement. Magdalena Cid, la soixantaine, touche 250 000 pesos (310 euros) par mois. « C’est déjà beaucoup, j’ai presque honte de le dire. Mais le fait est que je ne peux pas payer mon loyer, qui s’élève à 260 000 pesos, avec ça. Au lieu de profiter de ma retraite, je dois continuer à travailler ! s’indigne la sexagénaire, qui a un petit boulot de vendeuse pour subvenir à ses besoins. Pour l’instant, ça va, mais je ne sais pas ce que je ferai lorsque ma santé ne me permettra plus de travailler. » Magdalena Cid soutient entièrement le mouvement contre les inégalités sociales, et attend du gouvernement chilien des réformes profondes.
« Avec ces mesures, le gouvernement a poussé plus loin encore l’idée d’un Etat néolibéral qui subventionne des entreprises privées. Ce n’est pas du tout un changement de paradigme »
Le président Sebastian Piñera a annoncé mardi soir une longue série de mesures, comprenant notamment une hausse de 20 % du minimum retraite. « Cela peut sembler beaucoup, mais si l’on part d’un montant très bas, c’est-à-dire 110 000 pesos [136 euros], 20 % d’augmentation représente très peu d’argent supplémentaire », fait remarquer l’économiste Marco Kremerman. Le gouvernement chilien a aussi fixé un seuil de revenu minimum de 350 000 pesos, s’engageant à compléter les revenus des salariés travaillant dans des entreprises qui ne pourraient pas leur verser ce montant. « Avec ces mesures, le gouvernement a poussé plus loin encore l’idée d’un Etat néolibéral qui subventionne des entreprises privées. Ce n’est pas du tout un changement de paradigme », estime le chercheur.
Pour l’analyste politique Marta Lagos, « les mesures du gouvernement auraient été applaudies il y a un mois. Mais le Chili de cette époque a cessé d’exister ». Les manifestants réclament aujourd’hui un virage à 180 degrés.
D’abord provoquée par la hausse du coût de la vie dans le pays – et en particulier par l’augmentation, annulée depuis, du prix du ticket de métro à Santiago –, la colère des Chiliens s’étend aujourd’hui à la réponse disproportionnée du gouvernement face au mouvement social. « Faire appel à l’armée, qui n’est pas préparée à maintenir l’ordre dans la société civile, a été une grande erreur », affirme l’historien Julio Pinto. Selon l’Institut national des droits humains (INDH), organisme public indépendant, plus de 3 000 personnes ont été arrêtées en une semaine, et près de 400 blessées par arme à feu. Un bilan provisoire fait état de 19 morts.
« Un climat de peur »
Au moins cinq de ces personnes auraient été tuées par les forces de l’ordre, selon l’INDH, qui recense une quinzaine de cas de violences sexuelles. Michelle Bachelet, ex-présidente socialiste du Chili, haute-commissaire aux droits de l’homme de l’ONU, a annoncé qu’une commission se rendrait lundi dans le pays pour enquêter sur les allégations de violations des droits de l’homme.
Plaza Italia, José Quezada brandit une pancarte sur laquelle il a écrit « El derecho de vivir en paz » (le droit de vivre en paix), en référence à la chanson de Victor Jara, assassiné dans les jours suivant le coup d’Etat militaire de septembre 1973. Ces derniers jours, elle est devenue l’hymne des manifestants contre les violences policières, résonnant de balcon en balcon dès les premières minutes du couvre-feu, instauré depuis sept nuits consécutives dans de nombreuses villes du pays.
« Nous, les Chiliens, pensions que le respect des droits de l’homme était un sujet résolu, un acquis définitif de la démocratie, indique Julio Pinto. Le gouvernement Piñera a voulu instaurer un climat de peur. » C’était sans compter sur la capacité de mobilisation des jeunes Chiliens, en première ligne dans ce mouvement de contestation sociale. « Nos parents ont connu le coup d’Etat et la dictature, déclarait Carla Rojas, étudiante de 26 ans, dimanche 20 octobre, lors d’une grande manifestation pacifique plaza Nuñoa. Mais nous, non, alors nous n’avons pas peur du couvre-feu, ni de sortir dans les rues pour manifester comme il se doit ! »
Aude Villiers-Moriamé (Santiago, envoyée spéciale)
• Le Monde. Publié le 26 octobre 2019 à 10h27, mis à jour à 14h00 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/10/26/mobilisation-historique-au-chili-contre-les-inegalites_6017008_3210.html
« Président, les Chiliens veulent du changement, pas des mots »
Les manifestants ne sont pas convaincus par les promesses de réformes faites par le président Sebastian Piñera.
« Je sais que j’ai parfois eu des mots durs (…) mais comprenez-moi, compatriotes, c’est parce que cela m’indigne de voir ce que cette violence et cette délinquance provoquent. » Loin de son discours belliqueux de la veille – durant lequel il avait déclaré : « Nous sommes en guerre contre un ennemi puissant et implacable » –, Sebastian Piñera a adopté un ton plus conciliant, lundi 21 octobre au soir, lors d’une déclaration retransmise en direct à la télévision, quelques minutes après l’entrée en vigueur du couvre-feu – pour la troisième nuit consécutive – à Santiago, la capitale. Le président de droite a annoncé qu’il allait réunir les présidents de partis politiques chiliens, y compris d’opposition, afin de parvenir à un « accord social » et à des « solutions pour les problèmes qui affectent les Chiliens ». Amélioration des pensions, baisse du prix des médicaments, revalorisation des salaires…
M. Piñera a évoqué plusieurs pistes sans toutefois en préciser aucune. « La société attendait des annonces beaucoup plus conséquentes », estime Lucía Dammert, sociologue à l’université de Santiago du Chili, selon qui « le seul point intéressant de ce discours est que M. Piñera a laissé entendre qu’il serait prêt à faire marche arrière sur certains de ses objectifs de campagne, comme la réforme des impôts ».
Les réunions de ces prochains jours seront scrutées attentivement par les Chiliens, qui ont été nombreux à utiliser le mot-dièse #piñerarenuncia (Piñera démission) ce lundi sur les réseaux sociaux et attendent, a minima, un remaniement ministériel et l’annonce rapide de mesures concrètes pour réduire les inégalités sociales qui rongent le pays. Reste à savoir si les représentants de l’opposition prendront part à ces réunions. Sur Twitter, Beatriz Sanchez, ancienne candidate à la présidentielle de 2017 et porte-parole du Frente Amplio (coalition de gauche), interpellait lundi Sebastian Piñera : « Président, les Chiliens veulent du changement, pas des mots. »
« Répression très lourde »
Le même mot d’ordre s’était fait entendre, plus tôt dans la journée de lundi, lors de nouvelles manifestations massives à Santiago. Des milliers de personnes ont convergé vers la plaza Italia, dans le centre-ville, pour participer à un rassemblement pacifique qui s’est dispersé à l’approche du couvre-feu, à 20 heures. Des affrontements violents ont également éclaté en marge du rassemblement entre manifestants et militaires déployés dans cette zone, point névralgique de la contestation.
Citrons en poche et bandana au cou, les manifestants ont travaillé leur résistance au gaz lacrymogène, après quatre jours de mobilisation intense. Casey Lucero, 26 ans, brandit une pancarte rouge vif sur laquelle elle a écrit « Stop à la violence ». La foule réunie ce lundi est composée d’une majorité d’étudiants. « Nous sommes pacifiques, défend-elle. Peut-être que le mouvement a démarré de manière violente, mais ceux qui sont mobilisés aujourd’hui cherchent le dialogue. C’est l’Etat qui se montre violent en nous envoyant l’armée dans les rues ! »
« Cela fait des années que l’on manifeste pacifiquement et qu’il ne se passe rien »
Les déclarations du président chilien, dimanche, contre les « délinquants qui ne respectent rien ni personne » ont exaspéré les manifestants, qui sont nombreux à souhaiter s’affranchir de cette image de violence qu’ils estiment alimentée par les médias chiliens, qui passent en boucle les images de commerces saccagés et incendiés. Les émeutes ont provoqué la mort de onze personnes le week-end dernier. « Le gouvernement instrumentalise fortement cette violence, qui est le fait de petits groupes dont les motivations sont difficiles à saisir », indique la sociologue Lucia Dammert. « Mais en recourant immédiatement à une répression très lourde, le gouvernement a au contraire créé de l’indignation et encouragé les jeunes gens à se mobiliser davantage. »
Assise en tailleur sur le trottoir d’une immense avenue jonchée de barricades, Carina Espinoza fait une pause avant de se joindre de nouveau au cacerolazo – le concert de casseroles – de la plaza Italia. Cette étudiante en médecine dit avoir été surprise par l’ampleur qu’a prise, en quelques jours, un mouvement social parti de la lutte contre une augmentation du prix du métro à Santiago – hausse qui a depuis été annulée. « Je ne pensais pas que tant de personnes partageaient mon indignation face aux inégalités de la société », s’étonne-t-elle. Carina estime que la violence peut être un recours nécessaire pour se faire entendre. « Cela fait des années que l’on manifeste pacifiquement et qu’il ne se passe rien », assène-t-elle.
« Nouvelle Constitution »
Un sentiment que ne partagent pas Joaquin Sierpe et Sofia Centeno. Équipés de gants épais et de masques, les deux étudiants ont passé la matinée du lundi à nettoyer les dégâts causés par les manifestations violentes du week-end. « Nous soutenons évidemment la cause, mais pour nous, la violence n’est jamais la solution et ces incidents entachent le mouvement », explique Joaquin, tandis qu’il déverse une quantité impressionnante de débris de verres dans le sac que tient Sofia. A midi, les deux amis se rendent à l’assemblée générale organisée par les étudiants de l’université du Chili.
Comme dans les autres universités de la capitale, les cours y ont été annulés, ce lundi. Sur un grand tableau blanc, les organisateurs de l’AG ont inscrit la liste des thèmes à débattre : « Comment continuer la mobilisation ? Quelles doivent être nos demandes et nos priorités ? » Un jeune homme en tee-shirt rayé se lève et prend la parole : « On doit exiger une nouvelle Constitution, toute autre mesure sera inutile. » Cette revendication d’en finir avec la Constitution instaurée par le dictateur Augusto Pinochet (1973-1990) – un texte qui a ouvert la voie aux privatisations des services publics – revient comme un leitmotiv dans le débat politique chilien, et dans les manifestations de ces derniers jours.
Mais pour la chercheuse Lucia Dammert, « la Constitution, c’est un débat de long terme. Il faut des mesures rapides pour tranquilliser la société ». La sociologue admet toutefois que « dans ce type de manifestation de frustration vis-à-vis d’un modèle de société, il est difficile de penser à une réponse traditionnelle, avec une série de dix lois concrètes, par exemple. Les Chiliens demandent un changement profond ». Le discours évasif de Sebastian Piñera, ce lundi, ne semble pas, pour l’heure, répondre à cette exigence.
Aude Villiers-Moriamé (Santiago du Chili, envoyée spéciale)
• Le Monde. Publié le 22 octobre 2019 à 11h03 - Mis à jour le 22 octobre 2019 à 13h25 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/10/22/president-les-chiliens-veulent-du-changement-pas-des-mots_6016438_3210.html
Au Chili, « il n’y a plus d’espoir que le modèle néolibéral de développement porte ses fruits »
Si c’est la hausse du prix du ticket de métro qui a lancé la contestation, « le mouvement dépasse largement cette question », analyse la chercheuse Cécile Faliès.
Le Chili est une « véritable oasis » dans une « Amérique latine affaiblie », se félicitait, début octobre, le président de la République, Sebastián Piñera. Emeutes, état d’urgence, couvre-feu : c’est pourtant un pays « en guerre » que le chef de l’Etat a décrit quelques jours plus tard, dans la soirée du dimanche 20 octobre, après un week-end de manifestations qui a coûté la vie à douze personnes.
« L’immédiateté du soulèvement a de quoi surprendre, mais pas vraiment par l’ampleur du mécontentement », estime cependant Cécile Faliès, maître de conférences en géographie à l’Université Paris-I-Panthéon-Sorbonne et spécialiste du pays.
Importantes fractures
Souvent érigé en modèle pour le sous-continent, le Chili est devenu le premier pays de la région à intégrer l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), en 2010. Pendant plusieurs décennies, il a connu une croissance spectaculaire dopée par les exportations de cuivre, sa principale richesse. En parallèle, son taux de pauvreté s’est fortement réduit et atteint aujourd’hui 8,6 % de la population. Quant à ses indicateurs, ils restent au beau fixe, notamment avec une croissance qui devrait atteindre, cette année, 2,5 % du produit intérieur brut (PIB).
Mais ce tableau idyllique cache pourtant d’importantes fractures. Ansi, les disparités de revenus dans le pays sont supérieures de plus de 65 % à la moyenne de l’OCDE. Et, en 2018, son « coefficient de GINI » – un indicateur d’inégalités –, était de 0,46. Soit l’un des pires au sein de l’organisation.
Selon le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), en 2017, 1 % des Chiliens concentraient 33 % des revenus du pays. Parmi eux, l’actuel président, Sebastián Piñera, dont la fortune est estimée à 2,8 milliards de dollars (2,5 milliards d’euros) par le magazine Forbes. Lors des récentes manifestations, nombre de protestataires ont d’ailleurs dénoncé le pouvoir économique des dirigeants et l’injustice d’un système qui favorise avant tout le capital ; de nombreuses pancartes y faisaient référence aux scandales de corruption dans lesquels ont été impliqués de puissants groupes proches du chef de l’Etat.
« La base mobilisée s’est élargie »
Si c’est bien l’annonce d’une augmentation du prix du ticket de métro qui a marqué le début de la contestation, « le mouvement dépasse largement la question du tarif des billets, insiste Mme Faliès. Dans les cortèges, on entend ce slogan : “On ne se bat pas pour 30 pesos, mais contre trente ans de politique libérale.” »
Très vite, les revendications des manifestants se sont élargies à la contestation d’un modèle économique hérité de la dictature d’Augusto Pinochet. Basé sur la doctrine néolibérale de l’école de Chicago, il a été marqué par les privatisations, la réduction du rôle de l’Etat et de libéralisation quasi complète de l’économie, du secteur de la santé à celui de l’éducation, en passant par le système de retraites.
L’accès aux études secondaires, et surtout supérieures, est très coûteux. Même constat pour les soins médicaux. « Lors de l’une de mes études dans le pays, j’ai été confrontée au cas d’un avocat qui a été contraint de déscolariser son enfant pendant un semestre pour pouvoir s’acquitter de la facture de son traitement médical », raconte Cécile Faliès. Quant à la retraite publique, son montant n’atteint même pas le seuil du salaire minimum et beaucoup de personnes âgées sont dans des situations d’indigence.
La contestation va-t-elle se poursuivre ? Au cours des dernières années, le pays a déjà été secoué par des manifestations de moindre ampleur, comme celles des retraités en 2017 ou des étudiants en 2011. Mais, « là, la base mobilisée s’est élargie, estime Mme Faliès. L’Etat néolibéral au Chili a été à la fois très précoce et marqué par son ultraorthodoxie. Or, aujourd’hui, on peut considérer que celui-ci a tout donné, il n’y a plus d’espoir que ce modèle de développement porte ses fruits ».
Aude Lasjaunias
• Le Monde. Publié le 22 octobre 2019 à 00h56 - Mis à jour le 22 octobre 2019 à 14h22 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/10/22/derriere-le-miracle-economique-chilien-une-societe-profondement-inegalitaire_6016385_3210.html
« Le soulèvement au Chili est le produit de quarante ans d’orthodoxie néolibérale »
Pour l’historien Olivier Compagnon, la colère trouve ses racines dans le décalage entre une croissance économique forte et des inégalités sociales criantes.
Un pays « en guerre », selon son président, Sebastian Piñera, où onze personnes sont mortes dans des émeutes au cours du week-end : le Chili connaît depuis quelques jours une colère sociale inédite depuis la fin de la dictature en 1990. Une explosion de violence dont l’étincelle a été l’annonce par le gouvernement conservateur de la hausse du prix du ticket de métro, qui a mis au jour l’envers de la médaille d’un pays présenté comme un modèle de réussite en Amérique latine. L’historien Olivier Compagnon, directeur de l’Institut des hautes études de l’Amérique latine (IHEAL), revient sur les origines de cette rébellion.
Aude Lasjaunias - Le Chili est souvent présenté comme un modèle de réussite économique en Amérique latine. Il y a quelques jours, le président Piñera le qualifiait d’« oasis » dans une région en proie aux crises. Dans ce contexte, comment expliquer le soulèvement actuel ?
Olivier Compagnon : Ce qui se passe aujourd’hui n’a rien d’étonnant. Le Chili est le premier Etat dans lequel ont été appliquées les recettes de la doctrine néolibérale portée par les « Chicago Boys ». Sous la dictature du général Pinochet, ces disciples de Milton Friedman [économiste américain, Prix Nobel en 1976 et ardent défenseur du libéralisme] ont été chargés de redresser le pays à grand renfort de privatisations, de réduction du rôle de l’Etat et de libéralisation quasi complète de l’économie.
Grâce à ces principes, le « Jaguar de l’Amérique latine » ou l’« oasis vertueuse », selon la formule du président Piñera, affiche une croissance dont le taux ferait pâlir n’importe quel pays européen. Mais, sur le plan intérieur, les conséquences sont plus complexes. Le Chili est, en fait, le champion des inégalités dans la région, avec le Brésil. Le soulèvement actuel est le produit de quarante ans d’orthodoxie néolibérale.
Le pays n’a-t-il pourtant pas connu une réduction drastique du nombre de pauvres ?
Dans les années 2000 jusqu’à environ 2012, la hausse du prix des exportations de matières premières a permis un boom économique dans de nombreux pays d’Amérique latine. Au Chili, qui dispose de grandes ressources de cuivre, celui-ci s’est accompagné, comme au Brésil, d’une baisse de la pauvreté. Mais cela n’est pas synonyme d’une réduction des inégalités, qui nécessité la mise en place d’une politique de redistribution.
Il est d’ailleurs intéressant de voir que la doctrine promue par les « Chicago Boys » n’a jamais été remise en cause, malgré le retour à la démocratie et indépendamment de l’orientation politique du gouvernement – même sous la socialiste Michelle Bachelet.
Les Chiliens ne battent pas le pavé pour obtenir des hausses de salaires, ils demandent aujourd’hui de pouvoir bénéficier de prestations leur permettant d’assurer une dignité personnelle. Ce qui a mis le feu aux poudres, c’est l’augmentation du prix du ticket de métro, et si l’on écoute les revendications des manifestants, elles touchent aussi aux accès à l’eau et à l’électricité…
La forme de cette protestation, qui allie manifestation et émeute, rappelle « le caracazo » de 1989 au Venezuela. A l’époque, le président, Carlos Andrés Pérez, avait annoncé une série de réformes libérales, suivant les recommandations du Fonds monétaire international (FMI) après des discussions pour renégocier la dette du pays. Déjà à l’époque, un point sensible était l’augmentation des prix des transports. Aujourd’hui comme alors, les pilleurs s’attaquent aux symboles de la société de consommation.
Le président Piñera, qui est parmi les hommes les plus riches du monde, a été élu en 2018 après un premier mandat de 2010 à 2014. N’est-ce pas surprenant au regard du mouvement actuel ?
Si beaucoup de jeunes sont aujourd’hui dans les rues, cela ne veut pas dire que d’autres pans de la société ne soutiennent pas le chef de l’Etat. Les membres des élites, mais aussi les mineurs, entre autres, approuvent son action. Et il y a des nostalgiques de la dictature, pas dans le sens « bolsonarien » du terme, mais des gens qui se sont enrichis à cette époque et apprécient la stabilité de l’autoritarisme. Le Chili est un pays extrêmement clivé, socialement mais aussi politiquement.
Ce qui m’a le plus surpris finalement, c’est la puissance de la répression. Le chef de l’Etat parle de « guerre », pointe un ennemi intérieur… On est proche d’une rhétorique pinochienne où le « délinquant » a pris la place du « communiste ». Et là, nous ne mentionnons que le discours, mais les chars ont aussi été déployés dans les rues. La démocratie consolidée s’approprie les méthodes héritées de ses heures sombres.
Propos recueillis par Aude Lasjaunias
• Le Monde. Publié le 22 octobre 2019 à 10h50 - Mis à jour le 22 octobre 2019 à 12h41 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/10/22/au-chili-le-soulevement-est-le-produit-de-quarante-ans-d-orthodoxie-neoliberale_6016433_3210.html
Chili : « explosion de colère sociale » dans le pays, où les émeutes ont continué malgré un couvre-feu
Onze personnes sont mortes ce week-end lors de manifestations provoquées par la hausse du prix du métro, une mesure annulée depuis par le gouvernement.
Panneaux de signalisation à terre, immeubles tagués, gaz lacrymogène qui saisit à la gorge… L’avenue Vicuña-Mackenna, grande artère du centre de Santiago, la capitale chilienne, ressemble à un champ de bataille dimanche 20 octobre. Quelques manifestants y défilent par petits groupes dispersés, se dirigeant vers la plaza Italia, le point névralgique de la contestation, où les affrontements avec la police et l’armée se sont multipliés ces derniers jours.
Certains portent autour du cou des masques à gaz de fabrication souvent artisanale, la plupart tiennent à la main une casserole, qu’ils font résonner à un rythme régulier à l’aide d’une cuillère en bois. Les cacerolazos, ces concerts de casseroles typiques des manifestations sud-américaines, s’entendent à chaque coin de rue à Santiago. « Nous allons continuer jusqu’à ce que ce gouvernement nous donne des solutions pour que nous puissions vivre notre vie dignement », affirme Pilar Borges, la soixantaine, selon qui les Chiliens « se sont lassé de l’injustice sociale. »
Dimanche, le président Sebastian Piñera (droite) a confirmé que la hausse du prix du ticket de métro – annonce qui avait mis le feu aux poudres la semaine du 14 octobre – serait annulée. Sans réussir pour autant à apaiser la colère des Chiliens, qui ont continué de manifester, même après l’entrée en vigueur du couvre-feu instauré pour la deuxième nuit consécutive dans plusieurs villes du pays.
« Privatisation de la vie quotidienne »
« L’augmentation du ticket de métro, c’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, estime Carlos Ruiz, sociologue et président du think tank Fundacion Nodo XXI. Cette explosion de colère sociale est avant tout liée à l’extrême privatisation de la vie quotidienne : la santé, l’éducation, les retraites, l’eau… Ici, le citoyen est de plus en plus considéré comme un consommateur. »
Le Chili est l’un des pays les plus inégalitaires de l’OCDE. Selon les Nations unies, 1 % des Chiliens concentrent plus de 25 % des richesses du pays. Le coût de la vie y est sans cesse plus élevé : la moitié des travailleurs chiliens gagne l’équivalent de 500 euros ou moins par mois. Le prix du ticket de métro à Santiago, qui devait être relevé de 800 à 830 pesos (environ 1,04 euro) aux heures de pointe, serait devenu impayable pour de nombreux usagers. « On est fatigués de la vie chère, de la mauvaise qualité de la santé publique, de devoir s’endetter pour pouvoir étudier… », dit dans un soupir Liliana Silva, qui vient de terminer des études en audiovisuel qu’elle va devoir rembourser pendant vingt-cinq ans, l’âge qu’elle a actuellement.
Dimanche après-midi, la plaza Nuñoa, au cœur de la capitale chilienne, s’est rempli de jeunes gens venus manifester pacifiquement. « Nous voulons montrer que ce mouvement n’est pas violent, que les incidents sont le fait d’une minorité », insiste Luis Santana, 27 ans.
« Ennemi puissant »
De nouveaux saccages et pillages de magasins ont eu lieu dans plusieurs quartiers de la capitale chilienne. L’incendie d’une usine de vêtements, dans le nord de Santiago, a entraîné la mort de cinq personnes, portant à onze le nombre de morts depuis le début des émeutes. Le président chilien s’est emporté, lors de son discours télévisé dimanche, contre les « délinquants qui ne respectent rien ni personne et qui incendient notre pays ».
Sebastian Piñera a réitéré son soutien au général Javier Iturriaga, qu’il a chargé du maintien de l’ordre dans le pays : « La démocratie a le droit et le devoir de se défendre. » Avant d’insister encore, plus tard dans la soirée : « Nous sommes en guerre contre un ennemi puissant (…) qui a l’organisation et la logistique propres à une organisation criminelle. »
Pour le sociologue Carlos Ruiz, le gouvernement de Sebastian Piñera a commis une erreur en déployant plus de 9 000 soldats dans les rues de Santiago : « Je crois qu’il est dépassé par les événements. Pendant les premiers jours de la crise, il n’a quasiment pas pris la parole, et a laissé un général le faire à sa place. C’est une image très lourde de sens, ici. » Les chars parcourant les rues de la capitale ainsi que le premier couvre-feu que doit endurer la population depuis des décennies ravivent chez de nombreux Chiliens le traumatisme de la dictature militaire d’Augusto Pinochet (1973-1990). Le slogan « Les militaires dehors ! », s’étale en grandes lettres rouges sur les murs et les pancartes des manifestants.
Ces derniers comptent bien rester mobilisés dans les jours à venir. Plusieurs organisations sociales appelaient à une grève générale lundi 21 octobre. Alors que le service de métro restait paralysé et que de nombreux établissements scolaires et universités avaient annoncé suspendre les cours jusqu’à mardi, le gouvernement chilien a appelé les entreprises à faire preuve de « flexibilité » vis-à-vis de leurs salariés.
Aude Villiers-Moriamé (Santiago (Chili), envoyée spéciale)
• Le Monde. Publié le 21 octobre 2019 à 00h56 - Mis à jour le 22 octobre 2019 à 09h12 - Mis à jour le 21 octobre 2019 à 15h34 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/10/21/au-chili-sept-morts-lors-de-violentes-emeutes-contre-les-inegalites-sociales_6016291_3210.html
Chili : sept morts au cours du week-end lors de violentes émeutes contre les inégalités sociales
Emeutes, état d’urgence, couvre-feu… Le pays vit depuis le 18 octobre l’une des plus violentes contestations sociales depuis des décennies.
Emeutes, état d’urgence, couvre-feu… Le Chili vit depuis vendredi l’une des plus violentes contestations sociales que le pays ait connues depuis des décennies. Dimanche 20 octobre, un bilan faisait état de sept morts au cours de ces troubles provoqués par la hausse du prix du métro.
Pour la deuxième nuit consécutive, une mesure de couvre-feu a été décrétée à Santiago entre 19 heures et 6 heures (heure locale). L’état d’urgence est également en vigueur dans plusieurs régions, dont celle de la capitale de sept millions d’habitants, Santiago. Il a été étendu dimanche soir à plusieurs grandes villes du sud et du nord du pays.
« La démocratie a l’obligation de se défendre », a déclaré le président Pinera pour justifier ces mesures d’exception, à l’issue d’une réunion avec les présidents de la Chambre de députés, du Sénat et de la Cour suprême. Le général Javier Iturriaga, chargé vendredi de la sécurité publique par le président Pinera, a, de son côté, appelé les habitants à rester « calmes » et à ne pas sortir de chez eux.
« Nous sommes en guerre contre un ennemi puissant, implacable, qui ne respecte rien ni personne et qui est prêt à faire usage de la violence et de la délinquance sans aucune limite », a encore déclaré le président, Sebastian Piñera à la presse dimanche.
Près de 1 500 arrestations
Dimanche, des affrontements ont eu lieu entre manifestants et policiers dans l’après-midi dans le centre de Santiago, tandis que des pillages se déroulaient dans plusieurs endroits de la capitale.
Cinq personnes ont péri dans l’incendie d’une usine de vêtements en proie à des pillages selon les pompiers de Santiago. Deux personnes étaient déjà mortes dans la nuit de samedi à dimanche dans l’incendie d’un supermarché également pillé par des manifestants dans le sud de la capitale et une troisième avait été blessée, le corps brûlé « à 75 % », selon les autorités.
Deux personnes ont également été blessées par balle et hospitalisées dans un état « grave » après un incident avec la police lors de pillages, également dans le sud de la capitale, selon la même source.
Près de 10 000 policiers et militaires ont été déployés. Les patrouilles de militaires dans les rues sont une première dans le pays depuis la fin de la dictature du général Augusto Pinochet (1973-1990). Selon les autorités, 1 462 personnes ont été arrêtées, dont 644 dans la capitale et 848 dans le reste du pays.
Après trois jours de violences, le centre de la capitale chilienne et d’autres grandes villes, comme Valparaiso et Concepcion, offraient des visages de désolation : feux rouges au sol, carcasses de bus carbonisées, commerces pillés et incendiés.
Plusieurs centaines de vols ont été annulés à l’aéroport de Santiago pendant la durée du couvre-feu. Des milliers de voyageurs se sont retrouvés bloqués pour la nuit dans l’aérogare. Les bus et les stations de métro ont été particulièrement ciblés par les violences : selon le gouvernement, 78 stations de métro ont subi des dommages, dont certaines ont été totalement détruites.
Ces dégâts dans le métro sont évalués à plus de 300 millions de dollars et un retour à la normale sur certaines lignes pourrait prendre « des mois », a fait savoir, dimanche, le président de la compagnie nationale de transports publics, Louis de Grange.
Suspension de la hausse du prix du métro
Les manifestations ont débuté vendredi pour protester contre une hausse – de 800 à 830 pesos (environ 1,04 euro) – du prix des tickets de métro à Santiago, réseau le plus étendu (140 km) d’Amérique du Sud qui transporte quotidiennement environ trois millions de passagers.
M. Pinera a décidé de faire marche arrière, samedi, en suspendant cette hausse. Mais les manifestations et les violences se sont poursuivies, nourries par la colère face aux conditions socio-économiques et aux inégalités dans ce pays loué pour sa stabilité économique et politique, mais où l’accès à la santé et à l’éducation relève presque uniquement du secteur privé.
« Il ne s’agit pas seulement du métro, mais de tout. Les Chiliens en ont eu marre des injustices », a déclaré sur une chaîne de télévision locale, Manuel, un travailleur qui tentait dimanche de gagner son lieu de travail.
Le Monde avec AFP
• Le Monde. Publié le 20 octobre 2019 à 02h43 - Mis à jour le 21 octobre 2019 à 09h47 :
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