Tout humanisme s’inscrit dans une histoire, tout humanisme a une histoire singulière. Explorer la première pour esquisser la seconde, c’est, dans le cas du Vietnam, nécessairement buter sur un double blocage épistémologique : en quels termes cerner le champ recouvert par la notion d’humanisme, quels repères mobiliser pour éclairer le cheminement de ce que recouvre cette notion sur le continent culturel extrême-oriental ? Ces deux difficultés résultent d’abord de l’absence de travaux véritablement conséquents ( 1) sur la thématique de l’humanisme telle qu’elle s’est structurée dans l’histoire particulière de ce continent comme d’une réflexion d’ensemble sur les représentations du sujet humain qui s’y sont côtoyées. Mais aussi de l’inexistence d’un dialogue critique entre la démarche historienne et l’approche philosophique sans lequel on ne peut conduire valablement cette réflexion. C’est donc par ces interrogations qu’il est raisonnable de commencer, à très gros traits certes et, autant que faire se peut, avec la prudence méthodologique et la rigueur intellectuelle qu’elles appellent.
« Humanisme » ? Un ensemble de représentations historiquement construites et acceptées dans un ensemble social à un moment donné de son développement, qui ont pour contenu organisateur essentiel de conférer une centralité, absolue ou relative, au sujet humain dans l’univers cosmique ou naturel ainsi que dans les configurations du futur disponibles à un moment donné de l’histoire de cet ensemble. Plus ou moins intériorisées par chacun, elles donnent sa cohésion à une civilisation dont les élites infèrent du contenu de ces représentations une éthique sociétale et un code de conduite dominant. Tout humanisme est pensée élaborée au terme d’une réflexion ontologique, en même temps que système de références philosophiques et de valeurs au moins partiellement socialisé. C’est une anthropologie dynamique au sens littéral de l’expression, « une théorie qui prend l’Homme comme fin et comme valeur suprême » selon la définition de J.P. Sartre (2), à laquelle renvoient non seulement une essence mais une existence, un habitus social et un code politique par lesquels l’individu doit se projeter dans le temps et construire par là même son humanité, et qui se réfèrent donc à l’auto-définition du sujet par sa volonté de détermination autonome et d’émancipation. Dans « humanisme », il y a « homme : en conséquence pas d’humanisme éthique et moral sans une construction imaginaire du sujet et de son devenir, sans une pensée de l’humanisation de l’homme. Il faut donc partir des représentations de l’Etre produites dans la société vietnamienne ancienne et, plus généralement, dans la civilisation chinoise classique dont elle participe depuis sa genèse au Ier millénaire de notre ère, afin d’en dévider le devenir dans le trouble cours du XXe siècle, lorsque ces représentations se sont trouvées confrontées avec celles qu’était en train d’importer en Asie orientale l’Occident, quelque réducteur que puisse être l’usage de ce terme.
VOIE DE LA NATURE, VOIE DE L’HOMME, HOMME -INDIVIDU
Comment pense-t-on l’homme dans la tradition chinoise et sino-vietnamienne ? En fait c’est un corpus de plusieurs traditions qu’il faut interroger. Fort diverses, elles s’appuient néanmoins sur une approche commune du statut ontologique du sujet et usent du même vocabulaire , tout en en déduisant des interprétations et des démarches philosophiques opposées.
Ce fond irréductible s’ordonne autour du principe d’une solidarité fondatrice de l’univers naturel (« tian » en chinois), du monde social et de la personne. Ce qui définit philosophiquement l’homme (« rén »), par exemple selon le concept d’humanité de l’homme que Confucius propose à partir de la tradition scripturaire des Six Classiques dont le texte a été établi sous les Han, est sa position dans une triade indissociable, qu’énonce avec éloquence Xunzi, le grand confucéen de la première moitié du IIIe siècle av. J.C (circa-340/305 - milieu du IIIe siècle) : « Le Ciel a ses raisons, la Terre a ses ressources, l’Homme a son ordre politique, formant ainsi avec les deux premiers une triade. Mais il fait erreur s’il ne respecte pas les fondements de cette triade en empiétant sur les des deux autres... » (3). C’est son rapport transcendantal à la nature, à l’ordre mouvant de l’univers, un ordre qui est lui-même un procès régulé par les rythmes du « qi », l’énergie constitutive et animatrice des êtres et des choses, selon une suite d’ alternances sans fin, dans un va-et-vient ininterrompu entre les différentes manifestations du cosmos : contraction/expansion, pulsations, déploiement, repli etc...
L’homme lui-même est une réalité prise dans la circulation de ces flux d’énergie et dans cette dialectique complexe de déterminations multiples. Il existe une homéostasie cosmique et sociale, une corrélation permanente et changeante entre la Nature et la civilisation, une articulation dialectique entre elles, doublée d’un faisceau de corrélations entre les hommes eux-mêmes. « La mutation, écrit au XIe siècle Zhang Zai (1020-1078), le plus important penseur confucéen de l’époque des Song, est une chose unique mais elle réunit les trois puissances cosmiques : Ciel, Terre et Homme ne font qu’un. Yin/Yang est leur « qi », dur-souple leur forme, humanité-moralité leur nature » (4). Cette philosophie organiciste de l’unité du monde est bien un humanisme en même temps qu’une pensée cosmique de l’universel. « Le Ciel, enseigne le même auteur, est mon père ; la Terre est ma mère. Et moi, Etre, je trouve ma place au milieu d’eux. Ce qui remplit le Ciel-Terre fait corps avec moi, ce qui régit le Ciel-Terre participe de la même nature que moi. Tout homme est mon frère, tout être mon compagnon. Le souverain suprême est le fils aîné de mon père et de ma mère, les grands ministres sont ses serviteurs. Ayez respect pour les anciens, de manière à traiter les plus âgés comme ils devraient l’être ; ayez amour pour les orphelins et les faibles, de manière à traiter les plus jeunes comme ils devraient l’être. Le Saint est celui dont la vertu ne fait qu’un (avec celle du Ciel-Terre), l’homme de valeur celui qui surpasse les autres. Tous ceux dans le monde qui sont las, infirmes, mutilés, malades, ceux qui sont esseulés après avoir perdu frères, enfants, épouse, mari, tous sont mes frères, eux qui, dans l’adversité, ne savent vers qui se tourner...Richesses, honneurs, bienfaits et largesses, m’assurent la prospérité dans la vie ; pauvreté, basse condition, souci et chagrin, me portent vers l’accomplissement personnel. Dans la vie, je suivrai et servirai (le Ciel-Terre) ; dans la mort, je serai en paix » (5).
Dans ces conditions, le bien, l’utile, consistent logiquement dans la préservation de ces solidarités, de ces connexions, et l’homme idéal - pour Confucius, l’« homme de qualité » (junzi), le Sage, par opposition à l’« homme petit » (xiao ren) - est précisément celui qui à son échelle singulière réalise cette adéquation et du même coup la propage autour de lui. Cette aptitude n’est nullement un donné mais s’acquiert par l’étude, par la méditation et par la réflexion raisonnée. « Apprendre, c’est apprendre à faire de soi un être humain », écrit encore Zhang Zai (6). Cet humanisme suppose un apprentissage des régulations de cette harmonie et des règles de son maintien par un travail sans fin sur soi destiné à atteindre l’exigence d’équilibre, d’équité, de mesure (« zhongyong) » à partir de la pratique de la vertu cardinale de « droiture » (« yi »). Ces régulations sont les rites (« li ») dont la mise en œuvre d’ensemble correspond à la « Voie » de l’univers (« dao »), de l’unité homme-nature et refonde sans cesse l’humanité de l’homme. Les connaître, c’est du même mouvement les diffuser autour de soi par rayonnement, par effet à distance de sa propre vertu, au travers du réseau des grandes relations sociales - les « cinq relations humaines », la piété filiale en particulier -, par la pratique desquelles chacun est à même de faire siennes ces règles.
Il en résulte deux conséquences. En premier lieu, la personne singulière, l’individu dans sa libre détermination, ne peuvent être la référence dominante de l’éthique et des codes sociaux, l’homme ne peut socialement exister que communautairement, dans la conformité de chacun à son rôle dans l’ensemble hiérarchisé qu’est le monde social et naturel, au sein de la totalité sociale faite de structures concentriquement emboîtées : famille lignagère ancestrale (en vietnamien « ho »), communauté villageoise (« xa » et « lang », avec leurs divers segments : « thôn », « phuong » etc...), réseau d’amis, relations d’études, Etat protecteur et régulateur de la société (« nha nuoc »). Toutes structures régies par la mise en œuvre quotidienne des cinq relations humaines. « Nulle part, encore aujourd’hui, observe Marcel Mauss dans les années 1930 à propos de la Chine, compte n’est plus tenu de l’individu, de son être social en particulier, nulle part il ne se classe plus fortement...L’ordre des naissances, le rang et le jeu des classes sociales fixent les noms, la forme de vie de l’individu, sa « face » dit-on encore. Son individualité, c’est son « ming », son nom. La Chine a conservé ses notions archaïques. Mais en même temps, elle a enlevé à l’individualité tout caractère d’être perpétuel et indécomposable. Le nom, le « ming » est un collectif, c’est une chose venue d’ailleurs : l’ancêtre correspondant l’avait porté, comme il reviendra au descendant du porteur. Et quand on a philosophé, quand dans certaines métaphysiques, on a essayé d’exprimer ce que c’est, on a dit de l’individu qu’il est composé de « shen » et de « kwei » (encore deux collectifs) pendant cette vie. Taoisme et bouddhisme passèrent encore par là-dessus, et la notion de personne ne se développa plus » (7).
On est bien en présence de ce que Louis Dumont a nommé des sociétés « holistes » (8). Ou plus exactement des visions « holistiques » que leurs élites pensantes et dirigeantes ont produites de ces sociétés dernières et qu’ont reformulées et systématisées les observateurs occidentaux qui, de l’extérieur, les étudiaient. Ce sont ces structures et la pratique de ces relations qui sous-tendent tout le système pronominal de la langue vietnamienne dont les actuels pronoms personnels ont sans doute longtemps renvoyé - et pour certains d’entre eux jusqu’à aujourd’hui -à des positionnements sociaux très précis, même les neutres « tôi » (« moi », « je », originellement et littéralement « sujet » du roi dans la relation « vua » roi- « tôi » sujet), « tao » et « mày », tous deux chargés d’une connotation d’infériorité, et dans lequel les pronoms de positionnement à la troisième personne sont d’un usage général. Certes ce type d’interprétation sémantique peut prêter à discussion, sans être pour autant infirmé. D’une manière générale, en vietnamien, on ne se pose pas volontiers comme personne séparée : « moi » est un rôle social, pas un individu.
Non pas que l’individu ne puisse exister comme « soi », mais il ne peut le faire qu’en se dégageant peu ou prou du statut de l’« homme-dans-le-monde », qu’en s’installant délibérément en dehors du tout social, dans une acception particulière de la notion de « wu wei » (« ne pas agir »). Comme rebelle par exemple ou comme sage retiré du monde, par le retrait dans l’intime, dans la peinture ou la littérature, la poésie allusive et désespérée. C’est « l’individu-hors-du-monde », selon la formule de Louis Dumont, le renonçant bouddhiste, « bikkhu » (moine) ou laïc, en transit d’une existence à l’autre dans l’impermanence des choses, tendu vers l’accumulation de mérites, en marche vers sa propre libération de la souffrance humaine, le lettré en retrait temporaire ou définitif du monde officiel ou encore le sage taoiste, l’ermite perdu dans l’humble observation de l’univers, cultivant le détachement suprême et la dissidence, en quête de l’homme vrai et d’une fusion avec l’ordre du cosmos.
Par contre, au regard de la société et de l’Etat, l’individu ne peut avoir le statut d’une référence collective, l’individualisme, cette sacralisation sociale du sujet autonome, ne peut, pour la tradition sino-vietnamienne, être constitutif du lien social, il n’a au fond pas de sens, puisque le sujet ne peut exister socialement par lui-même. La liberté existe à condition d’entrer peu ou prou en renoncement. Il n’existe donc pas d’individualisme au sens de valeur dominante, fondatrice du social, pas de société fondée par essence , au plan des représentations, sur le principe de liberté et sur son double, le principe d’incessante compétition interindividuelle. Le sujet social, c’est-à-dire à la fois le sujet actif et la référence centrale du social, n’est pas l’individu en soi et pour soi, libre et par conséquent égal, c’est l’homme communautaire. Peut-être est-ce là forcer le trait. Mais, la tradition de pensée chinoise et vietnamienne associe indissolublement son système de représentation du sujet à une éthique collective d’où l’individualisme est absent. Ce qu’elle valorise c’est un humanisme sans droits de l’homme.
Seconde conséquence : de cette représentation de l’homme découle une conception éthique et ritualiste du politique et de sa gestion, en dehors de laquelle l’humanisme extrême-oriental ne saurait fonctionner. Ce dernier a été historiquement inséparable d’un agir politique directement édifié sur l’éthique sociale en vigueur, en somme d’une « politique éthique », d’un mode de gouvernement qui cherche à épouser le sens naturel des choses par la mise en ordre correct des relations humaines fondamentales, qui s’exerce par l’éducation et la ritualisation des conduites personnelles et collectives, l’une et l’autre censéesassurer l’intériorisation par chacun de ce qui fait l’humain. Gouverner se dit en chinois « zhèng » (« autorité juste »), caractère formé à partir des caractères « pu » (« corriger comme un père ») et zhèng (« ce qui est correct, juste »), qui ne connote pas la tenue et la manœuvre du gouvernail comme dans le latin « gubernare » ou le grec « kubernan » ( ), mais l’idée d’ordonner justement le monde. Ce mode d’exercice du pouvoir c’est le « gouvernement par la vertu » (« dé ») du souverain - vertu étant pris dans un sens assez proche de celui du latin « virtus » : ascendant, charisme qui se dégage de quelqu’un - et renvoie à l’élite instruite qu’il sélectionne. L’Etat est logiquement une bureaucratie (« quan » en vietnamien), au sommet de laquelle se tient la figure impériale responsable du bon fonctionnement des régulations civilisatrices. Dans cette conception du politique, il n’existe pas de place pour une quelconque idée de libre-arbitre des sujets gouvernés, de droits « naturel » et imprescriptibles de l’homme, d’un quelconque individualisme, érigés en absolu, en principe social. Et jusqu’au XIXe siècle, tout au long de la si riche histoire intellectuelle du continent chinois, même si fort nombreux ont été les critiques segmentaires, les interprétations hétérodoxes, les dissidences, les doutes qu’a suscités cette rationalisation philosophique du sujet, rien de fondateur n’est venu en modifier la texture logique et l’acceptation sociale.
On se trouve donc très loin de la représentation du sujet, de la métaphysique de l’Etre européennes, il s’agit d’une logique sociale et idéologique totalement différente de celle qui l’emporte progressivement à l’âge moderne, mais pas complètement ni définitivement, dans ce que l’on appelle par commodité la civilisation occidentale, en fait un ensemble non moins fragmenté que l’orientale, entre le XVe et le milieu du XIXe siècle. Le terme « humanisme », d’usage tardif en son sens philosophique - il n’est utilisé sous cette acception qu’au milieu du XIXe siècle, sous la plume des historiens de langue allemande de la Renaissance Georg Voigt en 1859 et surtout Jacob Burkhardt en 1860 -, se réfère à un mouvement d’idées bien antérieur. Car en Extrême-Occident, à partir du milieu en voie d’autonomisation des lettrés, des juristes et de la Robe, s’est accompli depuis quatre siècles - et le moment essentiel est à cet égard la séquence 1637 (le « Discours de la méthode ») - 1760 environ - un formidable basculement du rapport Homme/Nature au profit d’un recentrage anthropocentrique de ce couple, d’une révolution anthropologique qui débouche sur l’invention de l’homme-individu, sur la redéfinition ontologique, socialement acceptée, du sujet comme individu séparé de la totalité. « Le centre de gravité passe, ici, du cosmos à l’anthropos, écrit Tzvetan Todorov, du monde objectif au vouloir subjectif ; l’être humain ne se soumet plus à un ordre qui lui est extérieur mais veut lui-même fonder cet ordre. Le mouvement est donc double : un désenchantement du monde et une sacralisation de l’homme ; les valeurs, ôtées à l’un, seront confiées à l’autre. Le nouveau principe, dont nous n’avons sans doute pas fini de tirer toutes les conséquences, est responsable du visage que présentent notre politique et notre droit, nos arts et nos sciences. C’est lui aussi qui préside aux Etats modernes et, si on les accepte, on ne peut renoncer sans incohérence au principe. On peut le faire en revanche au nom d’un retour à la suprématie de la religion (ainsi dans le fondamentalisme théocratique) ou à la primauté d’un ordre naturel qui ne réserve aucune place particulière à l’homme. »(9). Si la pensée occidentale réfléchit cependant tout autant à l’autre dimension du monde humain, le lien social qui fonde l’universel, la singularité de l’homme-individu reste la préoccupation centrale de sa tradition philosophique. « Parce que c’était lui, parce que c’était moi... », dit Montaigne de l’amitié qui l’unit à La Boétie. Bien plus, cette singularité ontologique, objet du dialogue incessant entre le « je » et le « tu », est pensée comme constitutive de l’universalité. « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition », écrit encore Montaigne (10).
C’est bien une révolution du sujet qui s’est alors engagée en Europe sans qu’on en perçoive même aujourd’hui le terme. Le « cogito » en définit les trois significations qui vont ultérieurement s’enchevêtrer. D’abord l’unicité de l’individu. « Je » suis du simple fait que, par nature, je suis un être pensant unique, séparé de (et supérieur à) l’Etat et à la communauté, donc potentiellement libre et égal à mes semblables. En second lieu son positionnement philosophique et politique comme acteur central du monde social, donc comme sujet du politique. En troisième lieu, la refondation de l’Etat et de la société à partir de l’homme-individu, propriétaire du fait de sa nature de droits imprescriptibles, sur une nouvelle base philosophique : le contrat politique conclu entre les individus librement contractants, les
... , qui fait que la société politique, c’est-à-dire la Nation, n’est au plan de l’imaginaire bien entendu, qu’un corps d’associés individuels. Qu’il s’agisse de la société politique ou de la société civile, le sujet humain, l’homme-individu, est pensé comme en étant l’acteur fondamental.
En définitive, à l’âge moderne de l’Occident, s’engage à la Renaissance et s’accomplit au XVIIe siècle un séisme historique sans précédent, à la fois révolution philosophique, révolution de la théorie politique, notamment à partir du « Léviathan » de Hobbes (1651) et de l’ « Essai sur l’Entendement Humain » de Locke (1690), avec l’émergence du contrat et du citoyen, révolution du système des représentations, et finalement révolution tout court, nationale, atlantique, continentale, qui a fait et ne cesse de faire le tour de la planète. Révolution du sujet, fil rouge qui court tout au long de l’histoire de la pensée et de la littérature européennes. La société est désormais « considérée comme une association par contrat » (J. Rohou). Les premiers humanistes découvrent avec Erasme et bien d’autres le continent humain, comme l’écrit, émerveillé, en 1486, Pic de la Mirandole dans le « De Dignitate Hominis » : « J’ai lu, dans les livres des Arabes, qu’on ne peut rien voir de plus admirable dans le monde que l’homme... ». L’Amérique de l’homme, c’est l’homme. De cette révolution de l’humanisme européen Kant exprime l’esprit trois siècles plus tard dans son saisissant raccourci : « l’homme est la fin dernière de la nature » (« Critique de la faculté de juger », paragraphe 84), dont aucune pensée européenne n’a, depuis, pu au fond s’affranchir. Même pas les décrochements théoriques les plus audacieux auxquels a pu donner lieu cette révolution depuis deux siècles, depuis l’hegelianisme radical du XIXe siècle jusqu’aux philosophies dites de la mort du sujet, de la fin de l’homme, de Nietzsche à la déconstruction structurale et historique du sujet tentée par L. Althusser et surtout par Michel Foucault. Pour Feuerbach, « l’homme est principe et fondement de l’absolu ». Quant à la pensée de Marx, en dépit de sa critique de la métaphysique et de l’idéalisme philosophique, elle ne rompt pas avec la logique fondatrice de l’humanisme européen, elle cherche à en développer toute la dimension émancipatrice : « Etre radical, écrit-il, c’est prendre les choses à la racine. Mais la racine de l’homme c’est l’homme lui-même... La critique de la religion aboutit à cet enseignement que l’homme est l’être suprême pour l’homme, c’est-à-dire à l’impératif catégorique de renverser tous les rapports sociaux qui font de l’homme un être humilié, asservi, abandonné, méprisable... » (« Sur la religion »).
Ainsi « l’individu-dans-le monde », l’« homo aequalis » de Louis Dumont, envahit-il toutes les représentations, de concert avec son double interchangeable, « homo oeconomicus », à mesure que progresse parallèlement dans le fonctionnement global des sociétés occidentales l’individuation anthropologique de la personne, que se répandent, au rythme de la civilisation des moeurs mise en lumière par Norbert Elias, les pratiques de l’individualisme et que s’affirme partout, quoique dans de nombreuses versions différenciées, la religion de l’individu. Et c’est avec cette révolution anthropologique à l’œuvre en Occident qu’à partir du XVIIe siècle la tradition humaniste extrême-orientale entre en collision. Y aura-t-il confrontation motrice, synthèse ou, par une opération d’« imagination créatrice », comme aurait pu dire Bergson, dégageant les voies philosophiques d’un humanisme réellement universalisé, synthèse et dépassement créateur des deux figures opposées de l’homme désormais en présence ?
LE VIETNAM, LIEU HISTORIQUE D’UNE RENCONTRE MANQUEE
Dans cette longue confrontation, l’espace culturel vietnamien ne saurait être considéré comme négligeable. Certes il n’a pas eu l’immense importance de l’espace de contact chinois, qui est resté jusqu’à aujourd’hui philosophiquement productif. C’est en effet en Chine qu’a été tenté aux XVII et XVIIIes siècles le premier dialogue intercontinental sur la métaphysique du sujet. Rencontre particulièrement prometteuse, que mettent notamment en œuvre, avec une intelligence inouïe de ses enjeux, les Jésuites à la suite de Matteo Ricci. Au reste, la Chine n’est nullement en situation d’immobilisme philosophique et intellectuel (il est probable que plus d’ouvrages y ont été publiés avant 1750 que dans le reste du monde). C’est la grande époque du « Han Hiue », l’approche critique et philologique des textes anciens, de la réinterprétation réaliste des conceptions du néo-confucianisme du XIIIe siècle, du réexamen critique de la culture savante chinoise, du retour au pragmatisme et à une philosophie de l’immanence. Pourtant la rencontre est manquée... L’incompréhension des lettrés les plus brillants, leur stupeur philosophique, sont en effet complètes devant les présupposés de la philosophie occidentale en pleine effervescence, toute à la réévaluation du statut ontologique de l’être et du rapport Homme/ Nature, et à la découverte des problématiques de la « dénaturation »(11). « Voici ce qu’enseignent les barbares : vaincre la Nature, voilà ce qu’on appelle le Dao . On ne peut revenir à la perfection du Dao, sans la vaincre », écrit au XVIII ème siècle le lettré Huang Zizhen, « ...Si l’on dit que vaincre la nature c’est vaincre le Dao, ajoute-t-il, à quoi donnera-t-on le nom de nature ? La nature est ce qui est premier et inné, et les habitudes sont les imprégnations postérieures. Si ces gens-là parlaient de vaincre les mauvaises habitudes, cela serait admissible. Mais ils parlent de vaincre la nature. Or la nature n’est pas une chose qui nous vienne de l’extérieur. A quoi servirait de la vaincre ? Si notre nature est vaincue et éliminée que restera-t-il de nous-mêmes ? Serait ce que le Dao est en nous et la nature hors de nous ? » (12).
Depuis, la divergence n’a pas cessé. Le Vietnam en a été l’un des lieux importants, à certains égards peut-être même assez décisif. Parce que, du fait de son entrée, à partir de 1858, en situation de dépendance coloniale, ses élites se sont trouvées, de par la violence et la durée de cette situation - laquelle n’est pas aujourd’hui totalement effacée et se prolonge souterainement dans l’esprit collectif là-bas et ici -, contraintes d’assumer l’extraordinaire défi de la culture philosophique de l’Europe, dont la France était l’un des foyers et des vecteurs essentiels ( à la fin du XIXe siècle on peut par le truchement de la langue française accéder à Hobbes, Locke, Kant, Hegel, Schopenhauer, Darwin, Nietzsche, Marx etc...). Et pourtant le Vietnam n’a pas été ce lieu philosophique important qu’il aurait pu devenir et où aurait pu s’accomplir une rencontre théorique contradictoire mais motrice.
Témoignage en est apporté par le douloureux destin du principal philosophe vietnamien de l’âge contemporain, le seul à avoir été largement reconnu, Tran Duc Thao (1917-1993). Né à Hanoi, issu d’une famille de petits fonctionnaires de l’administration coloniale, brillant élève du lycée Albert Sarraut (il obtient le second accessit de philosophie au concours général de 1935), bachelier à dix-sept ans, il part en France en 1936 avec une bourse du Gouvernement général de l’Indochine, est reçu troisième au concours d’entrée de la prestigieuse Ecole Normale Supérieure en 1939 puis premier à l’agrégation de philosophie en 1943. C’est alors un jeune philosophe particulièrement doué, séduit par la phénoménologie de Husserl, dont il est l’un des introducteurs en France, par l’existentialisme de Heidegger et de Sartre, très proche de Maurice Merleau-Ponty avec lequel il se lie à la rue d’Ulm en 1941 et de Jean Cavaillès (il prépare son diplôme d’études supérieures sous sa direction). Engagé dans l’activisme anticolonialiste à partir de 1944, il adhère au Part communiste français et semble avoir été arrêté d’octobre à décembre 1945. Collaborateur des « Temps modernes », il commence à s’éloigner de la phénoménologie husserlienne en 1948, en publiant dans les « Temps modernes » un article d’adieu - « La phénoménologie de l’esprit et son contenu réel » - pour embrasser le marxisme en son état scientiste de l’époque qu’il essaie encore toutefois de concilier avec la phénoménologie husserlienne et pour adhérer à la révolution que conduisent les communistes staliniens de son pays. C’est cette critique de Husserl qu’il exposera en 1951 dans « Phénoménologie et matérialisme dialectique » (13), auquel il a commencé à travailler en 1942. Après un brillant exposé de la philosophie de Husserl, Thao y développe une lecture théorique des origines de la conscience, inspirée des hypothèses marxiennes et de ce qu’elles sont devenues dans les années 1930-1940, destinée, entre autres visées intellectuelles, à la fois à donner une assise matérialiste à la phénoménologie et à fonder philosophiquement son adhésion au marxisme communiste et son engagement dans la lutte révolutionnaire. L’ouvrage a un écho certain. Paul Ricœur en fait l’éloge dans « Esprit », tout en en critiquant la démarche. Thao confronte dans cet ouvrage les deux approches théoriques, la seconde étant censée résoudre les problèmes philosophiques posés par la première. Toutefois il affirme l’autonomie de relative de la superstructure par rapport à la production de la vie matérielle, ce qui lui permet de continuer à valoriser la problématique de la conscience. En 1948, il publie dans « Les temps modernes » un article sur Alexandre Kojève dans lequel il conclut à la supériorité de Marx sur Hegel.
A la fin de 1951, Tran Duc Thao rentre au Vietnam , juste au moment où dans les « zones libérées » du Viêt Bac s’engage la première « campagne de rectification » (« chinh huan ») maoiste. Les intellectuels les plus brillants y sont conviés à auto-dénoncer leurs productions « petites-bourgeoises » antérieures. Pendant l’hiver 1951-1952, avec Phan Khoi, Tu Mo, Van Cao, Nguyên Công Hoan, le jeune philosophe suit avec l’enthousiasme du néophyte un cours de rectification dirigé par l’écrivain To Hoai, s’habille en paysan, contracte le paludisme – il dort volontairement sans moustiquaire – , cherche à s’immerger « existentiellement » dans la vie populaire. Il écrit des essais pour la nouvelle revue historique « Vân Su Dia » (« Littérature, Histoire, Géographie »). Une fois la guerre finie, il est l’un des fondateurs en 1956 de l’Université de Hanoi dont il devient le doyen de la Faculté d’Histoire. Entre 1956 et 1958, il se trouve pris dans les remous qui secouent la République démocratique de Ho Chi Minh après 1954, alors que s’y établit solidement le modèle stalino-maoiste d’organisation de l’Etat et de prise en mains de la société (14). C’est l’époque où se généralisent les campagnes de rectification par lesquelles le Parti étend son emprise sur toute la vie intellectuelle. Poètes et écrivains doivent dénoncer avec ardeur et sincérité leur moi, démontrer leur volonté de s’en dépouiller. Trân Duc Thao prend part une bonne foi naïve à ce pervers mouvement d’autocritique. En même temps, il s’engage en 1956-1958 aux côtés des plus brillants intellectuels du Nord dans la tentative critique des revues « Nhân Van » (« Humanisme ») et « Giai Pham » (« Les Belles Œuvres ») qui suit la terrible répression qui a accompagné la généralisation sur un mode maoiste de la réforme agraire en 1956. Il privilégie le rôle du peuple comme avant-garde du mouvement historique sur celui du Parti et publie dans le « Nhân Van » du 15 octobre 1956 le texte « Développons les libertés démocratiques », sévère critique des « erreurs » du groupe dirigeant et de l’appareil communistes lors de la réforme agraire, dans laquelle il réclame la mise en place des libertés, notamment celles de réunion et de presse. Le développement collectif, affirme-t-il n’est pas contradictoire avec le développement de l’individu mais bien au contraire l’implique. Dans un second article de 1956, il accentue ses attaques de la bureaucratie, du factionnalisme, du culte de la personnalité et des exactions des petits cadres, revendiquant en somme une réforme du Parti, mettant en cause virtuellement le monopole qu’il exerce sur toute la vie politique et culturelle.
Dès lors Trân Duc Thao est pris dans la grande campagne déclenchée en 1958 par l’appareil du Parti contre le « révisionnisme ». Les deux revues « Nhân Van » et Giai Pham en sont les cibles. Leur dénonciation devient modèle de moralité publique. Une incroyable marée de calomnies et de diffamations est lancée contre Nguyên Huu Dang, Phan Khoi, Truong Tuu, Thuy An (Luu Thi Yên). Phan Khoi, Truong Tuu tiennent bon. Le premier meurt, le second est emprisonné. Beaucoup se rétractent. Trân Duc Thao, dénoncé dans les meetings d’accusation collective par ses propres collègues, entreprend, peut-être sous la contrainte, son autocritique, qui est publiée dans le « Nhân Dân », le quotidien du Parti, les 22 et 24 mai 1958 : « Je suis un enfant de l’impérialisme français… Mais malgré cela, je haïssais l’impérialisme français… ». Son autocritique n’en est pas moins dénoncée comme incomplète et insidieuse, comme manquant de sincérité et n’ayant pas « révélé sa véritable nature » selon Nguên Hoan et Pham Huy Thông (« Le véritable visage de Trân Duc Thao », 1959). Ce qui lui est reproché, en fait, est le grief classique adressé aux « autocritiquants insincères » : chercher à préserver, conformément à la distinction qu’avait faite Merleau-Ponty, un espace de langage « fertile », celui de l’écrivain et de l’intellectuel, non totalement concordant avec le langage « institutionnel », celui du Parti. Une distinction qui n’a pas cessé de travailler la vie intellectuelle et culturelle du Vietnam jusqu’à aujourd’hui.
Trân Duc Thao n’a pas été emprisonné, à la différence de Trân Thieu Bao (condamné à dix ans de prison en 1960) ou de Thuy An (quinze ans). Il est interdit d’enseignement pendant deux ans. Puis il est relégué à la campagne dans la province de Son Tây puis autorisé à revenir à Hanoi et confiné à d’obscurs travaux de traduction, surveillé, toléré, épié, condamné à la solitude absolue et à la pauvreté. Son existence est désormais un cauchemar intérieur, une sorte de quotidien schizophrénique. Ses recherches personnelles sont à nouveau autorisées dans les années 1960, après le XX ème congrès du PCUS, mais elles portent maintenant sur l’origine du langage et de la conscience et ne sont pas publiées, elles ne paraissent qu’en France (15). En fait, Tran Duc Thao a abandonné le programme de travail sur l’être qui était le sien initialement et l’on a pu parler de sa « seconde mort » ( 16). Il cherche désormais à vérifier l’hypothèse d’une genèse entièrement matérialiste de la conscience, débarrassée de toute optique phénoménologique, fondée sur le refus d’une nature humaine a-historique et sur la critique de l’Oedipe freudien. Elles sont totalement isolées, démunies, coupées de l’immense renouvellement de la production philosophique et scientifique en Occident, il n’a pas d’élèves, pas de séminaire, lui autour duquel aurait pu prendre corps une véritable école philosophique vietnamienne et se construire une pensée de la confrontation, une critique ontologique parallèle à la démarche de « L’Etre et le Néant ». Dans la confrontation philosophique entre le sujet individuel et l’« individu de classe », Tran Duc Thao, sans doute le plus brillant des intellectuels vietnamiens de la grande génération sacrifiée des années 1940, se sera finalement trouvé dans l’impasse. Il n’a pas été à même de l’approfondir ou de la dépasser, il est resté dans l’aporie, absorbé - égaré ? - qu’il était dans la critique de l’idéalisme hegelien ou husserlien. Mais, notamment dans sa critique d’Althusser (« A propos de l’homme et de l’anti-humanisme théorique », paru en vietnamien à Ho Chi Minh-Ville en 1989) et dans ses articles de 1992-1993, rédigés lors de son ultime voyage en France où il devait mourir au printemps de 1993, il a toujours soutenu la thèse de l’humanisme du marxisme, de l’unité de ce dernier et de la pensée du sujet européenne. En fait, la dérive scientifique du philosophe enterré vivant est emblématique d’un possible théorique non advenu : il a existé au Vietnam une possibilité de contribuer à repenser philosophiquement l’homme dans la perspective d’un nouvel universalisme et elle a tourné court. C’est la fermeture de ce possible qu’il faut sonder historiquement.
En commençant par réinterroger le phénomène colonial français, ce grand absent du travail intellectuel vietnamien d’aujourd’hui en histoire, en sociologie et, plus généralement, en sciences humaines (17). En quoi a-t-il été un facteur déterminant, mais pas le seul bien sûr, dans l’échec de la rencontre des deux vivantes traditions humanistes ? Car la colonisation, si on la considère dans toute son épaisseur historique, est venue corroder, et à terme bouleverser, dans toutes les aires culturelles où elle s’est exercée les représentations de l’homme qui y étaient en place. Elle y a, de fait, imposé un travail de reconfiguration à plus ou moins longue échéance du sujet. Les remarques qui suivent se ramènent simplement à cette constatation que la colonisation indochinoise a effectivement ouvert la possibilité d’une rencontre créatrice entre les deux traditions humanistes, celle des dominants, celle des dominés, mais, du même mouvement, l’a rendu impossible. Elle a porté en elle et reproduit une ambivalence historique durable, transcrite dans une situation de coexistence inégale des systèmes de représentations, dans un long processus de « double bind » culturel .
Au Vietnam, comme ailleurs, l’entreprise coloniale fut nécessairement colonisation de l’imaginaire, transfert d’une culture d’importation, laquelle a été le vecteur, selon des rythmes bien sûr très variables, d’une modernisation scientifique et technique, d’une nouvelle civilisation matérielle. Mais aussi d’un soudain élargissement de l’horizon et de la lecture du monde des Vietnamiens, du moins de celle de leurs élites. Et, tout autant, de la vision de l’homme-individu, sujet de pratique et de pensée rationnelle, défini par le principe de séparation et de singularité, jusque dans son corps, sa manière de le vêtir et de le mettre en scène, psychiquement auto-construit suivant le principe de sa liberté et de son rapport égal à son semblable et, corollairement, de sa capacité autonome au progrès et à la compétition universelle. De plus, la colonisation contraint les lettrés vietnamiens du début du siècle, Phan Boi Chau en est un bon exemple, à ouvrir le dialogue avec la nouvelle pensée chinoise et japonaise, celle d’un Yan Fu, d’un Kang Youwei ou d’un Liang Qichao, qui découvre et explore le continent culturel occidental, à la recherche non seulement d’une culture nationale moderne mais d’un nouvel universel. La colonisation indochinoise met aussi en place des institutions scientifiques embryonnaires, un système scolaire moderne à double réseau certes mais entrouvert aux élites colonisées. Bien plus le sens de la condition humaine qu’elle propose ne peut pas ne pas se référer à l’idée européenne moderne de l’homme, ne pas se réclamer de l’idée du progrès humain dont l’individu est l’acteur.
L’impérialisme, dans sa version française, s’avance armé de l’idée, actualisée et plus ou moins amputée en fonction de ses besoins, de liberté du sujet humain et de libre arbitre individuel, ce que symbolise l’éphémère et paradoxale installation en 1886 d’une réplique réduite de la statue de la Liberté éclairant le monde de Bartholdi sur le pagodon du Petit Lac à Hanoi. Il s’accompagne d’un début de transfert sur le champ culturel vietnamien de la philosophie du contrat et des droits de l’homme, que cherchent à promouvoir, à leur échelle relativement modeste mais non négligeable pour autant, les loges locales de la Franc-maçonnerie, constituées dès la fin du XIXe siècle et les sections indochinoises de la Ligue des Droits de l’Homme créées dans la première décennie du XXe siècle. Philosophie dont les autorités n’hésitent pas à reprendre les promesses à leur compte comme le fait par exemple Albert Sarraut, gouverneur général de l’Indochine, dans son célèbre discours de 1919 au temple de la Littérature de Hanoi, dans lequel il n’hésite pas à effleurer la question de la citoyenneté. En même temps, la colonisation procède dans les vingt premières années du dernier siècle à la cassure du système d’éducation élitiste en place par la suppression des anciens concours littéraires - vers 1920 l’école confucéenne a vécu - et, par la généralisation de l’écriture romanisée, le quoc ngu, à une véritable révolution des signes. C’est le déclin accéléré de l’idéogramme et l’entrée dans l’univers des signes occidentaux. Ces ruptures et ces innovations capitales sont propagées, sur un registre élémentaire, par l’école, ses maîtres, ses manuels, ses livres de morale : trois millions de manuels scolaires, dont 660 000 de morale sont édités en 1929, en 1921 il y a environ 150 000 élèves dans les écoles modernes, 800 à 900 000 vers 1944, environ 1500 étudiants la même année à l’Université de Hanoi, sans parler de ceux qui étudient en France, et peut-être alors 10 000 « lecteurs » de journaux et de livres modernes au seul Tonkin, le Nord du Vietnam actuel.
Plus grave, la situation coloniale a eu pour effet majeur l’entrée en crise de la conception classique du statut philosophique de l’homme qui fondait l’espace social et la société politique vietnamienne, de toutes les expressions rituelles, visibles et lisibles, de cette conception, et, par-dessus tout l’ébranlement décisif de la configuration de la légitimité par laquelle faisaient sens les structures de pouvoir existantes. Celles-ci, la figure impériale, la Cour, la bureaucratie et l’appareil mandarinal, subsistent certes, du moins dans les deux protectorats du Nord et du Centre, mais elles ne sont plus les lieux réels du pouvoir, ce dernier ne s’y origine plus réellement, car elles sont désormais connectées directement à la machine à dominer étrangère commandée depuis une capitale européenne. Le « gouvernement de la vertu » n’est plus que l’ombre de lui-même, ses palais, ses citadelles sont « archéologisés », « muséifiés ». Le pouvoir s’est retiré de ses institutions légitimes et, en conséquence, la source de la légitimité s’asséche en quelques décennies. L’élite instruite se trouve virtuellement placée en état de disponibilité intellectuelle. Sans compter que la colonisation introduit au Vietnam sous la forme d’assemblées consultatives élues au suffrage (très) restreint - avec évidemment un extraordinaire luxe de précautions, de pressions et de contrôles - les éléments embryonnaires du gouvernement représentatif, lui-même construit en Europe à partir de la notion d’individu -sujet du politique.
Dans le même temps en revanche, le pouvoir colonial limite et circonscrit strictement le transfert du modèle de l’homme occidental, il l’ampute de toutes ses implications subversives et n’en propose en fait qu’une hybridation contradictoire. Non seulement parce qu’à partir de la fin du premier tiers du XXe siècle et jusqu’en 1945, il met fin à toute réforme du statut politique des trois « ky », prohibe énergiquement l’accès des masses populaires au système représentatif qu’il a mis en place à l’intention de ses partenaires de l’élite colonisée. Les assemblées restent consultatives (sauf en Cochinchine et encore), leur désignation se fait sur un mode restrictif et censitaire, leur accès reste limité aux élites sociales anciennes et modernes. Le pouvoir français refuse les droits à l’écrasante majorité du peuple colonisé, vérifiant ainsi le constat qu’avait fait au début du siècle Kipling : « L’action des droits de l’homme cesse à l’Est de Suez... ». Surtout, il recycle, réutilise aux fins de son propre exercice l’ensemble de appareils, des conceptions de gouvernement et de l’éthique du
« gouvernement de la vertu », lequel s’il est dénaturé ne s’en trouve pas moins instrumentalisé et prorogé. C’est ce qu’assure, sous la tutelle de la République coloniale, la longue persistance du mandarinat classique - un cas unique en Asie orientale - , de son éthique et de ses pratiques, sans qu’on doive pour autant sous-estimer sa capacité certaine de gestion du social : entre 1900 et 1920, environ 420 mandarins et 800 à 900 employés subalternes, formés et recrutés comme à l’époque impériale, suffisent à administrer le Tonkin.
Dans le même style, l’école coloniale instrumentalise, dans ses manuels de morale notamment, le discours moral confucéen, l’ « homo hierarchicus » dont il justifie et diffuse le modèle, les normes et les rituels d’obéissance et de conformité conservatrice qui lui sont associés. Après les graves trouble de 1930-1931, c’est une sorte de stratégie de reconfucianisation de la société que le gouvernement colonial cherche à mettre en œuvre de manière brouillonne à l’encontre de ses initiatives et de ses composantes de relative démocratisation antérieures, notamment sous l’impulsion du gouverneur général Pierre Pasquier, l’auteur érudit de « l’Annam d’autrefois » et l’inventeur de la notion d’ « Etats associés » promise à un si médiocre futur dans le contexte ultérieur de la guerre d’Indochine. De concert d’ailleurs avec les courants traditionalistes de la société vietnamienne, dont l’opérateur principal est la revue « Nam Phong » (« Vent du Sud »), publiée depuis 1917 par Pham Quynh, l’un des plus brillants intellectuels vietnamiens du siècle. Va dans le même sens l’immense travail savant des lettrés et des intellectuels traditionalistes, d’un Trân Trong Kim par exemple. Il s’agit de revaloriser et de moderniser l’humanisme confucéen en le référant à la fois aux courants conservateurs de l’idéologie occidentale, voire à la pensée d’un Maurras par exemple, et aux apports si riches de l’anthropologie et de l’orientalisme français. Ainsi cherche à s’affirmer un néo-confucianisme moderne, qui entend reconstruire l’homme vietnamien dans la perspective d’une « restauration philosophique » dont on ne peut sous-estimer l’impact profond, car, menée avec dynamisme et constance des années 1930 à 1945 (et au-delà), elle a contribué à une imprégnation sociale alourdie, jusque chez ses adversaires, peut-être même jusque dans la culture communiste, de l’éthique confucéenne, de la lecture communautaire, « familialiste » et conservatrice de l’homme, que pouvait nourrir l’héritage culturel sino-vietnamien.
La mêlée coloniale a, en somme, pour effet global de bloquer la mutation de l’éthique sociale. Elle greffe bien sur une partie de la société colonisée l’humanisme occidental et dévalorise la vision de l’homme communautaire, mais, en même temps, en se refusant à la mise en œuvre conséquente de l’implication logique de cet humanisme, la culture démocratique, et en subordonnant l’humanisme classique extrême-oriental à ses fins propres, elle tend à réduire ce dernier à la fonction de simple code social privé du sens originel qui était le sien. Sur le plan de l’éthique comme sur bien d’autres, la « révolution coloniale » aura été une révolution conservatrice.
Enfin, et ce n’est pas le moindre corollaire de cette situation historique, les problématiques conjuguées de la nation et de la modernisation s’imposent très tôt - dès les premières années du XXe siècle - comme préoccupation prioritaire des élites vietnamiennes anciennes et nouvelles. En raison du refus final des milieux dirigeants français d’opter pour un gradualisme décolonisateur, celle-ci prend le pas chez les colonisés sur toute autre recherche intellectuelle, en particulier sur toute mise à jour critique de la tradition humaniste confucéenne . Il en résulte que la problématique moderne du sujet va se trouver ajournée pour longtemps, subsumée par celle du sujet collectif de l’Etat national. La colonisation française a mis en place une problématique culturelle et philosophique durable mais contradictoire, à laquelle les élites vietnamiennes, ni même dans le long terme la société vietnamienne, ne pourront échapper. Elle impose une mise en concurrence inégale de l’ancien système des représentations de l’humain avec le modèle occidental de l’homme moderne tout en valorisant ses dimensions conservatrices, en l’instrumentalisant en idéologie d’un contrôle social lourdement prégnante et en limitant strictement l’accès des colonisés au modèle concurrent. Les élites nationalistes se trouvent donc devant la nécessité objective d’inventer une nouvelle culture capable à la fois de refonder l’idée nationale et d’ouvrir les voies éthiques d’une survie historique de l’identité vietnamienne. Cette problématique de la redéfinition de l’homme dans les conditions historiques d’une dépendance coloniale a donc été terriblement contradictoire, d’autant qu’elle a toujours été une problématique de l’urgence, qu’à chaque étape de l’histoire du nationalisme vietnamien, le temps a été compté.
On conçoit dès lors le dilemme que vont affronter toutes les générations intellectuelles vietnamiennes jusqu’à aujourd’hui. Qu’emprunter à l’humanisme occidental, celui de l’adversaire, que conserver de l’homme extrême-oriental ? Comment s’occidentaliser et rester soi-même, devenir autre et rester soi ? Dilemme que conçoit avec lucidité le plus brillant des nouveaux intellectuels du Sud, Nguyen An Ninh, en 1923 : « l’oppression nous vient de France mais l’esprit de libération aussi... ». D’où la longue quête, impérative, confuse, non aboutie, d’un nouvel humanisme, qui, au Vietnam, accompagne le trouble XXe siècle et qui sera léguée aux générations présentes.
VERS UNE REVOLUTION DU SUJET ?
Cette quête s’accomplit selon des cheminements incertains qui parfois s’enchevêtrent sans qu’une issue ne se dégage ni ne s’impose véritablement, bien au contraire sans doute. A défaut de pouvoir être complet, trois groupes de remarques sont aujourd’hui du domaine du possible.
Tout d’abord, il faut souligner que la voie qui, sans être la seule, s’est trouvée privilégiée de manière croissante au XXe siècle pour penser la figure de l’homme moderne vietnamien, un homme-individu doté par nature de droits, sujet de la démocratie politique à venir, a longtemps été la voie politique. C’est en fait par le politique que tente d’émerger ce dernier entre les années 1900 et la Seconde guerre mondiale, au cours - un très long cours - des recherches et des débats absolument foisonnants des lettrés modernistes groupés autour de Phan Châu Trinh (18), l’auteur du célèbre « Mémoire au gouverneur général Paul Beau » d’avril 1906, de la « Lettre à mes compatriotes » de mars 1907 et d’un très grand nombre de textes ultérieurs, « Monarchie et démocratie » par exemple ou les grandes conférence qu’il prononce en novembre 1925 à Saigon, notamment « Ethique et morale d’Europe et d’Asie orientale » (« Dao duc va luan ly A Chau và Au Chau »). Sa pensée inspire toute sa génération : la jeune presse vietnamienne du Sud, notamment le « Luc Tinh Tân Van » (« Les Nouvelles des Six Provinces ») de Gilbert Chieu avant 1914, les débuts du mouvement Constitutionnaliste dans les années 1920, de grands esprits au Centre du pays, tels Trân Quy Câp ou Huynh Thuc Khang (19), qui va animer à Hué pendant presque trois décennies après 1920 le journal « Tieng Dân » (« Le Cri du Peuple »), enfin les premiers intellectuels modernes, en particulier l’avocat Phan Van Truong, longtemps exilé en France, auteur d’une thèse de droit sur le Code de l’empereur Gia Long, publiée à Paris en 1913. Mais l’on ne saurait méconnaître l’action iconoclaste et l’immense travail journalistique et littéraire, beaucoup trop oubliés, de Nguyen Van Vinh (20) dans le Nord, qui, dans les revues et journaux qu’il lance, « Dong Duong Tâp Chi » (« La Revue indochinoise »), le « Trung Bac Tân Van » (« Les Nouvelles du Nord et du Centre ») en 1916, le « Hoc Bao » (« Le Journal des Etudes ») en 1919 et le fascinant « L’Annam Nouveau » en 1931, cherche empiriquement à mettre en place les éléments multiples d’une nouvelle synthèse civilisationnelle.
Dans les années 1923-1927 cependant, l’initiative dans la redéfinition du sujet passe aux mains de la jeune intelligentsia issue des écoles modernes, notamment dans le Sud. Celle-ci a pour maître à penser la personnalité complexe et si séduisante autant que méconnue de Nguyen An Ninh (1900-1943), cette figure nietzschéenne et romantique de l’histoire vietnamienne, dont le parcours (21) mérite qu’on s’y arrête, car, parmi les non-conformistes de l’entre-deux-guerres, elle aura été particulièrement initiatrice. Nguyen An Ninh est à maints égards un remarquable pionnier. Il traduit les chapitres 1 à 6 du premier Livre du « Contrat social » de Rousseau en 1926, avant de publier en français, la même année,
dans son journal « La Cloche fêlée », le « Manifeste communiste » de Marx et d’Engels et de tenter en 1938 une réévaluation critique du bouddhisme (22). Dans son iconoclaste conférence du 15 octobre 1923 à Saigon sur « Les aspirations de la jeunesse annamite », il associe à la dénonciation de la « mission civilisatrice » du colonisateur celle du confucianisme et proclame l’impossibilité théorique de séparer l’émancipation de l’individu, la libération politique et la transformation radicale de la société. « C’est contre votre milieu, proclame-t-il, qu’il faut lutter, contre votre famille qui paralyse vos efforts, contre la société vulgaire qui pèse sur vous, contre les préjugés étroits et entravants qui rôdent autour de toutes vos actions, contre les idéaux sans vigueur, sans noblesse, bas, « humiliamment » (sic) bas, qui abaissent chaque jour davantage le sang de notre race. C’est là que doit être la lutte, elle est bien plus lourde à mener que l’autre (la lutte purement politique), mais c’est cette lutte seule qui peut vous donner la véritable victoire. Les plus grands idéalistes ont toujours jusqu’ici conseillé à ceux qui veulent être leurs disciples de fuir « la maison de leur père ». Et nous aussi, les jeunes actuels, il nous faut quitter la maison de notre père. Il nous faut fuir notre famille, nous échapper de notre société, nous éloigner de notre pays. Il nous faut une vie de lutte qui réveille le peu de vigueur qui nous reste, il nous faut une société qui révèle notre valeur véritable, il nous faut un milieu qui élève notre intelligence. Il nous faut un sommet où dans la solitude, nous puissions sentir toute notre force et prendre possession de notre âme, et, par un regard d’ensemble tout de vie et d’amour, comprendre le monde et notre harmonie avec lui. Et alors, nous quitterons ce sommet que nous aurons pu atteindre et qui aura été pour nous un temps comme une terre d’exil, pour revenir vers la société, vers celle où nous pourrons utiliser le maximum de notre force créatrice. C’est-à-dire que nous Annamites à qui il aura été donné d’arriver à la conscience de notre propre valeur, de la plus haute valeur possible de l’individu et des lois qui régissent le monde, nous reviendrons en Annam... ». Par Nguyên An Ninh plus que par tout autre peut-être, la révolution du sujet s’inscrit désormais dans le projet historique national et social.
Car c’est l’individu-sujet de l’action révolutionnaire qu’ont aussi découvert dans ces trois premières décennies du siècle, par l’assimilation des modèles venus d’Europe, lettrés patriotes et jeunes instruits exilés au Japon et en Chine, groupés autour de la puissante personnalité de Phan Boi Chau (1867-1940) dans le « Viet Nam Duy Tân Hôi » (« Société pour un Vietnam Moderne ») et dans le « Viet Nam Quang Phuc Hôi » (« Société pour la Restauration du Vietnam ) », ces préfigurations des partis révolutionnaires ultérieurs. Découverte relayée et réactualisée à partir de 1925 par les jeunes intellectuels qui donnent corps simultanément au nationalisme révolutionnaire et au communisme, à la fois au Vietnam, en Chine et en France. Entre 1930 et 1938, c’est ce dernier qui s’installe durablement au cœur de la société politique vietnamienne moderne en cours de constitution. Si, dans ces années de sa genèse, une nouvelle configuration de l’homme se cherche au Vietnam, c’est donc d’abord sous les traits de l’homme-citoyen, porteur et demandeur de droits, sous ses deux visages parallèles et concurrents, le démocratique ou le révolutionnaire, mais aussi au travers de nombreux va-et-vient de l’une à l’autre versions, comme le montre l’itinéraire de Phan Boi Chau lui-même, peu à peu rallié à partir de 1917 au gradualisme réformiste et à la non-violence de la « Collaboration franco-annamite ». Surtout, c’est sous les traits de l’homme-sujet de la nation à à penser et à construire qu’elle s’invente. Il s’agit au fond d’un mode d’invention, par l’apprentissage du politique moderne à l’occidentale, d’un individu pensé comme en en étant le sujet actif, dans le cadre intellectuel d’un projet national.
Les références de cet apprentissage sont d’ailleurs parlantes. Presque toutes sont occidentales même lorsqu’elles proviennent de la lointaine Union Soviétique. C’est Montesquieu et « L’Esprit des lois », d’abord dans la traduction chinoise qu’en avait donnée Yan Fu vers 1900. C’est Rousseau, que l’on a également d’abord lu en chinois (en Chine, son principal propagateur a été Liang Qichao, auteur de plusieurs articles sur lui parus au Japon en 1901-1902, articles qu’avait lus Phan Boi Chau), puis, après 1925, Marx , Lénine surtout et Boukharine et, de manière grandissante, la littérature politique du Komintern. Au total, par cette séparation qu’introduit de manière ténue la société politique vietnamienne en gestation, l’individu commence en un sens à se détacher des structures communautaires anciennes du Vietnam, famille, lignage et communauté villageoise, et surgit au décours d’un lent processus politique. On retrouve ici les prémisses classiques de l’imaginaire de l’ « homme nouveau » tel que l’ont produit bien des sociétés en travail révolutionnaire depuis le XIXe siècle.
Cette mise à jour, et c’est un second ensemble de données à considérer, a pourtant eu une forte dimension proprement culturelle et littéraire, non moins importante que celle qui vient d’être évoquée. Son opérateur initial a été le durable « mouvement pour la nouvelle culture », pour une nouvelle civilisation (« van minh »), inauguré en 1907 à partir de la réflexion de Phan Châu Trinh et des lettrés modernistes par l’ « Ecole Dong Kinh Nghia Thuc » (« Ecole de Dong Kinh - un ancien nom de Hanoi - pour la Juste Cause »), éphémère mais effervescente expérience qui secoue en 1907 l’élite instruite et a des échos jusque dans le petit peuple. Une dynamique multiple, quasi ininterrompue, est désormais lancée, dont l’une
des voies importantes est la révolution journalistique qui s’accomplit entre 1917 et 1928 avec le pullulement de journaux et de périodiques vietnamiens en français et en quôc ngu à Saigon, Hanoi et Hué, presse qui mène une campagne permanente pour la modernisation radicale de la société, de la culture et des moeurs, tout en se constituant en force d’opposition à l’administration franco-annamite.
Dans cette floraison il faut faire place au premier rang aux journaux, plus ou moins éphémères, qui se sont multipliés à Saigon à l’exemple de « La Cloche fêlée » qu’avait lancée Nguyen An Ninh en 1923, et dont les plus influents ont été sans conteste, dans les années suivantes, le « Phu Nu Tân Van » (« Les nouvelles des femmes »), le « Dông Phap Thoi Bao » (« Le Temps France-Indochine ») de Trân Huy Liêu et « L’Annam » de Phan Van Truong. A Hanoi, oeuvrent dans le même sens les journaux, déjà cités, de Nguyen Van Vinh, les revues « Phong Hoa (« Les moeurs », 1932) et « Ngay Nay » (« Temps actuels », 1935). Une autre voie est l’immense travail sur la langue accompli par les lexicographes, Dao Duy Anh en particulier, auteur de deux fameux dictionnaires chinois-vietnamien et français-vietnamien, et par les premiers scientifiques vietnamiens, tel le jeune polytechnicien Hoang Xuan Han, agrégé de mathématiques, futur ministre et surtout historien d’une étourdissante érudition, qui créent le vocabulaire moderne (23). En outre, ce qui semble se construire lentement dans la langue vietnamienne en cours de modernisation accélérée - à supposer, certes, que les présentes hypothèses soient vérifiées - c’est le « je », le « moi » parlant abstraitement de lui-même à la première personne, par glissement de sens des mots de l’ancien vocabulaire de l’interlocution et par l’utilisation pronominale des termes « tôi », « tao », « mày » etc...,même si cette mutation sémantique est encore inachevée. Parallèlement s’est peut-être également produit un phénomène simultané de neutralisation sémantique du vocable respectueux « nguoi » qui servait à désigner l’homme et le genre humain, et de large diffusion du terme concurrent, à connotation plus philosophique, « nhân », équivalent du chinois « rén » (24).
Une troisième voie est celle de la riche littérature du « moi » initiée dans les années 1930-1945 par divers groupes littéraires, en tout premier lieu par le « Tu Luc Van Doan » (expression sans véritable équivalent, « Groupe littéraire qui tire sa force de lui-même ») fondé à Hanoi en 1933 par le licencié ès-sciences, journaliste et écrivain Nhat Linh (Nguyen Tuong Tam, 1906-1963) et par le grand romancier Khai Hung (Trang Khanh Du, 1896-1947). Le « Tu Luc Van Doan » développe une critique des moeurs, des valeurs esthétiques et littéraires, et met en avant la figure de l’individu en lutte pour s’affranchir de la famille communautaire qui inspire une vaste production romanesque - on publie 488 romans modernes en quôc ngu entre 1934 et 1936 contre 69 en 1923 -, l’œuvre majeure étant « Doan Tuyêt » (« Rupture », 1935) de Nhât Linh. L’un de ses membres les plus actifs, l’essayiste, poète et romancier Hoang Dao (Nguyen Tuong Long, 1907-1948) en formule le sens dans « Ngay Nay » le 13 septembre 1936 dans « Les dix voeux de la jeunesse » (« Muoi dieu tâm niêm « ) : « 1) Refuser l’ancien mode vie et de pensée,2) Croire au progrès, 3) Vivre selon un idéal, 4) S’engager dans l’action sociale, 5) Forger son propre caractère, 6) Reconnaître le rôle de la femme dans la société, 7) Promouvoir l’esprit scientifique, 8) Oeuvrer sans souci des honneurs et des titres, 9) Développer son propre corps, 10) Avoir l’esprit d’organisation ». Décuple manifeste qui appelle à la greffe de la culture occidentale sur le corps social national. « Il faut, explique Hoang Dao, que chacun se fasse l’avocat de l’occidentalisation et de la libération de l’individu. Nous ne devons plus penser la famille comme auparavant... Cette époque, ajoute-t-il, est celle des vivants, celle des individus ou plus noblement du collectif... L’individu est en train de se libérer, de rompre avec les structures oppressives qui le canalisaient, en le trompant, vers le petit chemin boueux... L’individu doit se décider seul ». Nouvelle culture destinée à construire un homme nouveau - l’inaccessible individu ? - en écho inconscient, car il ne semble pas avoir été connu au Vietnam, au retentissant « Appel à la Jeunesse » lancé vingt ans plus tôt en Chine par Chen Duxiu dans la revue « Xin Qingnian » « (La Nouvelle jeunesse ») en septembre 1915 : « 1) Soyez indépendants et non serviles, 2) Soyez progressistes et non conservateurs, 3) Soyez agressifs et ne vous retirez pas, 4) Soyez cosmopolites et non isolationnistes, 5) Soyez utilitaires et non formalistes, 6) Soyez scientifique et non imaginatifs... Jeunesse ! Lève-toi et remplis ta mission ! ». Tel est l’homme nouveau qu’au Vietnam l’on l’imagine alors, un être doté des attributs de pensée de l’homme-individu : libre-arbitre, capacité à raisonner, esprit scientifique. Appel qui, en fin de compte, aura globalement été entendu, car entre les deux guerres et au-delà, se façonnent une série de générations qui, peu ou prou, se situent en rupture avec l’homme ancien et de manière souvent radicale car devenir nationaliste, communiste - ou trotskyste - dans les années 1930, c’est aussi être culturellement iconoclaste.
Et pourtant...Il y a en effet un troisième constat, plus incertain, auquel on est conduit si l’on pousse plus loin l’interrogation sur le devenir, dans cette phase de remise en question multiple, de la représentation classique de « l’homme-dans-le-monde ». Si la tentation de l’Occident s’exerce fortement sur les nouvelles générations intellectuelles, ce qui n’est pas moins frappant dans ce premier vingtième siècle c’est l’absence au Vietnam, à la différence de la Chine, d’une renaissance intellectuelle de la tradition humaniste ancienne, à tout le moins de tentative conséquente de la remettre en mouvement : pas de réévaluation de ses présupposés, pas de tentative de la réélaborer par sa confrontation raisonnée avec l’individualisme occidental. L’une et l’autre restent juxtaposées mais ne se fécondent pas mutuellement. Le choc du monde moderne et de l’univers marchand avec le statut de l’homme confucéen ou bouddhiste ne donne guère lieu à réflexion. C’est ce que suggère un sondage grossier dans la bibliographie publiée entre 1930 et 1935 (25) : à peine douze articles et ouvrages consacrés à la philosophies, qu’elle soit occidentale ou orientale, y figurent, dont trois de Pham Quynh et un de Phan Van Hum. S’il y a démarche d’acculturation, recherche de syncrétisme ce serait plutôt dans la sphère religieuse qu’elles s’épanouissent, comme l’atteste le dynamisme des grandes sectes qui surgissent à l’époque dans le sud du Vietnam.
En contraste s’observe un imprégnation accrue, une emprise sociale toujours forte sinon grandissante, au moins en apparence, des modèles anciens du sujet humain. Ils donnent lieu à pléthore de commentaires didactiques et de publications, et aussi à des travaux d’érudition de grande qualité, en particulier les trois volumes de « Nho Giao » (« La Doctrine des lettrés », 1932-1933) de Trân Trong Kim (1882-1953), dont le grand orientaliste E. Gaspardone donne dès sa parution un compte-rendu élogieux dans le Bulletin de l’Ecole Française d’Extrême-Orient et qui est une fort bonne histoire du confucianisme, soit au total 23 ouvrages et articles dans la période 1930-1935. Mais il s’agit en majorité de travaux d’érudition et surtout de vulgarisation. Un seul article est plus audacieux, celui que le jeune juriste Phan Anh consacre dans « Nam Phong » en 1934 à « L’idée de progrès dans le confucianisme ». Ce qui l’emporte massivement dans la production éditoriale c’est la publication de manuels, d’ouvrages édifiants destinés à consolider le néo-confucianisme officiel, à faire l’éloge des cinq relations humaines, des cinq vertus, à propager le bouddhisme, le taoisme même, comme codes sociaux et qui, au mieux, cherchent à résister à la modernité occidentale en absorbant certaines de ses valeurs vidées de leur sens originel. Le bouddhisme par exemple donne lieu au cours de la période à la formation de huit associations, à l’édition de sept périodiques en vietnamien dans les mêmes années, de 30 livres et articles, dont 19 en vietnamien, dont plusieurs remarquables, comme ceux de Trân Van Giap (les autres étant publiés par des orientalistes français Jean Przyluski, Louis Finot, Suzanne Karpelès), mais surtout à la prolifération d’une abondante littérature de vulgarisation, de moralisation et d’édification : 42 biographies plus ou moins mythologiques du Bouddha et des Boddhisattva, 118 exposés de la doctrine, commentaires pieux, conseils pour la pratique religieuse, pour l’accumulation des mérites et pour la vie morale. Quant au taoisme, il inspire 39 publications, toutes en vietnamien sauf une, presque toutes étant des manuels de prières, des recueils d’invocations ou des rituels. En matière de création linguistique ou de traduction des concepts modernes, nombre de glissements de sens sont à l’œuvre. Ainsi cherche-t-on à confucianiser la notion de liberté dans le concept de « tu do »- construit à partir des termes d’origine chinoise « tu » - le « soi », « soi-même » - et « do », qui signifie « provenir de », « résulter de », « par », ce qui évacue une grande partie des connotations du concept européen : la liberté ce sera devenir fort, puissant, en référence au vieux concept sino-vietnamien d’« auto-renforcement », de « self-strengthening », etc...
De même « humanisme » va renvoyer aux notions classiques de « voie de l’homme », de « vertu » (nhân dao) : Dao Duy Anh rend le terme français par les tournures vietnamiens « chu nghia nhân dao » (littéralement : « vertu morale » mais aussi « voie ») ou « chu nghia nhân ban » (« ban » : ce qui est premier, origine, principe), ce qui revient à associer condition humaine et vertu d’humanité en tirant la notion d’humanisme dans le sens de l’éthique, de la classique « voie de l’homme », de l’habitus social, non dans celui d’une rupture conceptuelle ou d’un renouvellement spirituel et ontologique de son contenu. C’est en ce sens d’ailleurs que s’orientent à l’époque les critiques de l’individualisme, à l’exemple du texte qu’avait publié Tran Huu Dô en 1926 (26). Il y a donc bien, sous la plume d’auteurs vietnamiens de fort diverses qualités certes - du très médiocre au plus savant -, une offre doctrinale traditionaliste considérable. Peut-être doit-on penser pour l’expliquer l’existence d’un « marché moral » très porteur, indice possible d’une sorte de « retraditionnalisation » en cours de la société , de moralisation du social, qui ne résulte pas seulement d’une politique volontariste du pouvoir colonial, lequel a été beaucoup moins monolithique qu’on peut le penser, mais plus probablement d’une forte demande sociale de religieux, de codification des rapports sociaux, d’un phénomène de popularisation en profondeur, de pénétration sociale accrue, des visions « traditionnelles » de l’homme, comme toujours, sous leur apparente immuabilité, en perpétuel et banal travail de réinvention.
L’on se trouve bien en présence de trois démarches différentes, articulées certes mais de manière plutôt contradictoire, la dernière étant de sens opposé aux deux autres. En fin de compte, ce qui a déterminé la résultante de ce processus socio-culturel complexe aura été le mode de constitution historique de la nation et de l’Etat modernes au Vietnam, la spirale révolutionnaire dans laquelle la dynamique nationale s’est trouvée finalement emportée après 1937 et jusqu’en 1975. Le sujet citoyen, finalement introuvable dans le contexte colonial, s’accomplit sous la forme du militant et du combattant. Le modèle lui aussi importé, mais
d’Union soviétique et de Chine, de l’« homme nouveau », très adaptable à la vision historique empreinte de darwinisme social des pères spirituels du nationalisme en Asie orientale, se nationalise au Vietnam en se définissant par l’engagement révolutionnaire et militaire, l’aspiration à la nouvelle culture se réalise ou cherche à le faire dans le cadre mental du socialisme stalinien et maoiste et dans la mise en place de l’Etat national bureaucratique et de sa brève contrepartie, l’Etat national militaire dans le Sud. Parallèlement, l’homme confucéen se trouve lui aussi mobilisé et instrumentalisé, incorporé dans les pratiques sociétales qui conduisent à cette mise en place. Le modèle dominant de l’homme moderne qui s’instaure en Chine et au Vietnam n’est qu’un avatar parmi d’autres de ce que Marx avait appelé « l’individu social » dans ses « Thèses sur Feuerbach » de 1845 et dans les « Gündrisse », avatar issu d’une radicale réinterprétation de l’humanisme marxien - jusqu’à son déni philosophique... - par ses épigones bolcheviks puis communistes. A distance lui feront d’ailleurs écho dans les années 1960 les tentatives de nouvelle théorisation du sujet qu’esquisse le marxisme européen avec le concept d’« humanisme scientifique » de Lucien Sève ou celui inverse d’« anti-humanisme théorique » développé par l’école althusserienne à partir d‘une mise en mythe philosophique des terribles expériences de terrain en cours à l’Extrême-Est (27), tentatives qui n’ont pas été sans effet en retour dans les deux Vietnam de l’époque parmi les intellectuels. Dans toutes les sociétés en travail révolutionnaire de l’Asie révolutionnaire, et le Vietnam n’y échappe pas dans ces années de plomb, c’est à une aporie historique qu’aboutit la quête, inaugurée à l’aube du siècle, d’un nouvel humanisme.
C’est du reste un bilan très mitigé de la situation de la personne, une situation marquée par la confusion, l’incertitude, le brouillage des repères éthiques comme par la lenteur des procès d’individuation, que dresse dans les années 1960 la sociologue vietnamienne Phan Thi Dac : « Des expressions désordonnées que le Vietnamien a emprunté en ce temps à l’Occident, constate-t-elle, nous ne pouvons déduire qu’une soif de liberté intense et un désarroi non moins complet. Son « moi » ne se sent pas chez lui dans des concepts et des problèmes importés. Tout ce qu’on peut dire c’est qu’il vit toujours. Peut-être comme autrefois, sa seule et vraie confidente et amie reste-t-elle la même silencieuse et compréhensive nature ! Et qui sait si le bohême ne continue pas toujours à hanter ses rêves ! De toute évidence, il se cherche encore. Ce qu’il va comprendre de lui-même, nous ne saurions l’inventer pour lui. Ce sera une acquisition et une conquête, difficiles et coûteuses. Mais il faut que cet être s’engage, fasse ses expériences et s’approfondisse lui-même ; les notions empruntées ne l’avanceraient en rien. Le peu de consistance de la littérature vietnamienne du « moi » ... en est la preuve. Sur un plan plus général, nous pouvons... nous appuyer sur la présence indéniable d’une individualité consciente d’elle-même à travers certaines spontanéités du langage et certaines aspirations secrètes des Vietnamiens pour reconnaître une fois de plus la personne comme une réalité première et immédiate, se passant de toute consécration sociale et de toute formulation conceptuelle. Mais force nous est de conclure que la notion d’individualité en tant qu’être perpétuel et indécomposable, tel que le définit M. Mauss, n’existe pas au Vietnam » (28).
On doit donc se demander aujourd’hui jusqu’où a été conduite dans les élites vietnamiennes du présent siècle la « révolution du sujet ». Certainement moins loin qu’on aurait pu initialement s’y attendre. Un non-aboutissement dont il conviendrait de saisir le sens. Au Vietnam, l’homme moderne comme l’« individu social » de la pensée utopique de Marx ont-ils été les grands vaincus de l’histoire nationale ? En 2001,le gouvernement vietnamien annonçait que le prix Ho Chi Minh était décerné à Trân Duc Thao. A titre posthume. Revanche de l’intellectuel humaniste, héros du conflit des années soixante entre l’Etat post-colonial et le sujet individuel, ou hommage du vice à la vertu… ?
EPILOGUE
Cette situation de la personne a pour résultante aujourd’hui que la problématique du sujet humain reste plus que jamais ouverte. Il est d’ailleurs symptômatique que ce soit dans les termes d’un humanisme théorique à définir que se sont formulées périodiquement bien des protestations contre cette absorption du Vietnam et des Vietnamiens dans les tourbillons de l’âge des extrêmes. A l’ère post-coloniale, l’invocation de cette référence a été le nouvel avatar d’une culture humaniste à la recherche d’elle-même. Au Sud-Vietnam après 1954, celle-ci affleure constamment dans les combats difficiles, diffus et confus, de ce que l’on a pu appeler par une sorte d’antiphrase la « Troisième Force ». Au Nord, dès que retombent les tensions de la première guerre d’indépendance, la quête du sujet a inspiré, on l’a vu à propos du parcours de Trân Duc Thao, la récurrente protestation, même si elle est souvent si ténue, des intellectuels et le grand moment, à la fois fondateur et douloureux, en a été l’épisode dit des « Cent Fleurs » par référence aux événements de Chine de 1956 : l’explosion protestataire - ou la remontée en surface - des intellectuels vietnamiens de la République démocratique (29), qui s’exprime dans les revues « Nhân Van » (septembre à décembre 1956) et « Giai Phâm » (« Belles Oeuvres », février 1956) auxquelles collaborèrent, outre Trân Duc Thao, nombre de brillants intellectuels de formation française comme Trân Dan, Dao Duy Anh, Dang Van Ngu, Nguyên Manh Tuong, Nguyên Huu Dang etc..., ou de formation classique comme le romancier Phan Khoi, ou encore issus des services culturels de l’armée. Certes cette protestation collective d’une partie des intellectuels du Nord a été vite brisée par la répression policière, par l’isolement, par les « chinh huân » (sessions de « rectification de la pensée »), close par le grand procès de janvier 1960 et la condamnation d’un certain nombre de ses animateurs à des peines de cinq à quinze ans de prison. Mais c’est bien au nom d’un humanisme à inventer (« nhân van » veut dire « culture humaine », « humanisme ») que s’est formulée la contestation de 1956, au nom d’une volonté de donner un autre sens au communisme et au réalisme socialiste, le canon culturel officiel à l’époque dans les pays communistes : « Le réalisme socialiste, écrivait alors Trân Dân, est tourné vers l’homme, vers son émancipation,vers l’esprit de l’humanisme ».
Aujourd’hui, depuis plus d’une décennie, dans le grand désenchantement post-révolutionnaire et post-guerrier qui s’est instauré dans la société vietnamienne contemporaine, la question de l’humanisme reste au centre des préoccupations des chercheurs d’avenir en matière de culture, voire de démocratie politique. Une préoccupation qu’expriment plus ou moins explicitement l’intéressante production romanesque d’aujourd’hui qui, à nouveau, prend comme thème d’inspiration central le « moi » intime, la destinée de l’individu singulier, dans les nouvelles et les romans de Nguyên Huy Thiêp, Duong Thu Huong, Pham Thi Hoai, Bao Ninh, Duong Huong et de bien d’autres auteurs (31), de même que dans le cinéma vietnamien, en particulier dans le film poignant de Dang Nhât Minh « La saison des goyaves », diffusé en 2002. Elle ne peut surprendre. La question de l’humain n’est-elle pas l’un des éléments de l’interrogation plus générale sur le sens de la tragédie vietnamienne du siècle ? Dans le vide éthique et politique qui s’est créé sur les ruines intellectuelles et morales du communisme soviétique, on ne peut en effet interroger ce sens qu’en dernière analyse au nom de l’humanité de l’homme : à quoi ont servi tant de sacrifices, tant de victimes, pour quel homme ? S’il n’y a pas de réponse élaborée à cette interrogation, dans la nouvelle situation historique se pose à l’évidence l’ancienne question philosophique : quelle redéfinition de l’humanité de l’homme concevoir ? Bien sûr, elle ne se pose pas qu’au Vietnam, loin de là. Elle y fait d’ailleurs écho au débat récurrent sur « l’esprit humaniste » qui s’est ouvert depuis 1989 en Chine populaire.
L’un des animateurs de ce débat collectif, le sociologue Mo Luo, jeune professeur réputé de l’une des universités de Pékin, rendu célèbre par plusieurs essais sur « l’humiliation historique » des intellectuels chinois et sur « l’homme schizoïde », cette figure centrale, selon lui, du séisme culturel engendré par le nouveau cours asiatique et planétaire du capitalisme contemporain , énonce ainsi les termes des questionnements d’aujourd’hui sur l’humanisme, pas très éloignés finalement du discours des intellectuels chinois comme vietnamiens des années 1900-1920, dans un article de 2002 : « Est-il possible que la Chine, ce vieux pays riche d’une civilisation de cinq mille ans, soit vraiment arrivée à un tournant sur le plan culturel et à une époque charnière pour le reconstruction d’un système de valeurs ? Serait-ce vraiment à notre génération de nous débarrasser de cette formidable inertie historique qui nous a ligotés depuis plusieurs milliers d’années ? Si tel était le cas, cela devrait être considéré comme un grand bonheur. » (29).
Encore faut-il ajouter que cet héritage de l’incertain humanisme des Vietnamiens du XXe siècle, tout comme celui de l’ « individu-dans le monde » apparemment plus assurée des Occidentaux, ne sont précédés d’aucun testament. L’un comme l’autre se trouvent plus que jamais aujourd’hui renvoyés à l’aporie philosophique que formulait il y a un demi-siècle Alexandre Koyré dans ses « Etudes newtoniennes » : « En cela consiste la tragédie de l’esprit moderne qu’il résout l’énigme de l’Univers mais seulement pour la remplacer par l’énigme de lui-même ». Mais aussi, en ce début d’un siècle qui en est d’ores et déjà à la même hauteur de tragique que le précédent, à l’obscurcissement des pensées existantes de l’humain en regard des horizons, sinon du chaos, vertigineux que découvrent les bouleversements en cours de la connaissance et de l’inventivité scientifiques, dans le domaine de la biologie par exemple. Comme si refaisaient sens bien des lectures anciennes du rapport de l’homme à la nature, celle d’un Xunzi il y a vingt-trois siècles, celle d’un Huang Zizhen et des lettrés de l’époque des Qing évoquées dans ce texte ou encore celle de Rousseau s’interrogeant, au même moment, en 1762, au début de l’« Emile » : « Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme. Il force une terre à nourrir les productions d’une autre, un arbre à porter les fruits d’un autre ; il mêle et confond les climats, les éléments, les saisons ; il mutile son chien, son cheval, son esclave ; il bouleverse tout, il défigure tout, il aime la difformité, les monstres ; il ne veut rien tel que l’a fait la nature, pas même l’homme ; il le faut dresser pour lui, comme un cheval de manège ; il le faut contourner à sa mode, comme un arbre de son jardin ».
Un constat qui suppose que soit repensées en totalité les significations de l’humain. Peut-être qu’à cet effet la pensée humaniste des anciens Vietnamiens, celle aussi que nombre d’entre eux ont cherché à formuler tout au long du XXe siècle, auront quelque
chose à dire à ceux d’aujourd’hui et, à distance, à nous-mêmes. « Moi » clivés, là-bas, ici, entre les représentations désaccordées du sujet humain : la question de l’homme ne cesse pas d’être neuve. Elle défie le siècle. Un défi dont l’échelle est maintenant celle du monde. L’humanisme est à réinventer, mais désormais le monde est un.
N O T E S
1) On se reportera aux articles et ouvrages fondamentaux suivants : J. Gernet, « L’intelligence de la Chine. Le social et le mental », Paris, Gallimard, 1994 ; F. Jullien, « Figures de l’immanence », Paris, Grasset, 1993 ; Id., « La propension des choses. Pour une histoire de l’efficacité en Chine », Paris, Ed. du Seuil, 1992 ; Id., « Fonder la morale. Dialogue de Mencius avec un philosophe des Lumières », Paris, Ed. Du Seuil, 1992 ; J.R. Levenson, « Confucian China and its Modern Fate », Berkeley, University of California Press, 1958 ; Léon Vandermeersch, « Wangdao ou La Voie royale », Paris, Ecole Française d’Extrême-Orient, deux volumes,1977 et 1980. Sur la tradition culturelle vietnamienne, on consultera les ouvrages pionniers de D. Marr, « Vietnamese Tradition on Trial, 1920-1945 », Berkeley, University of California Press, 1981 ; P. Mus, « Viêt-Nam. Sociologie d’une guerre », Paris, Ed. du Seuil, 1952 ; Nguyen Van Ky, « La société vietnamienne face à la modernité. Le Tonkin de la fin du XIXe siècle à la seconde guerre mondiale », Paris, L’Harmattan, 1995 ; J. Rohou, « La révolution anthropologique du XVIIe siècle », « Le Débat », mai-août 2004 ; Trinh Van Thao, « Vietnam, du confucianisme au communisme. Un essai d’itinéraire intellectuel. », Paris, l’Harmattan, 1990 ; A.B Woodside, « Vietnam and the Chinese Model. A Comparative Study of Nguyen and Ch’ing Civil Government in the First half of the Nineteenth century », Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1971.Sur la question du sujet, d’une immense bibliographie on retiendra : L. Dumont, « Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne », Paris, Ed. du Seuil, 1983 ; E.G. Sledziewski, « Révolutions du sujet », Paris, Ed. Méridiens Klincksieck, 1989, et T. Todorov, « Le Jardin imparfait. La pensée humaniste en France », Paris, Grasset, « le livre de poche », 1998.
2) J.P. Sartre, « L’Existentialisme est un humanisme », Paris, Nagel, 1946, p. 90.
3) « Xunzi », chapitre 17, cité par A. Cheng, « De la place de l’homme dans l’univers : la conception de la triade Ciel-Terre-Homme à la fin de l’Antiquité chinoise », in « Extrême-Orient, Extrême-Occident », n°3,1983.
4) « Propos sur le Shuogua (« Explication des figures ») », cité par A. Sheng, « Histoire de la pensée chinoise », Paris, Ed. du Seuil, 1997,p. 432.
5) Extrait de la célèbre « Inscription de l’Ouest », qui figure au début du chapitre 17 du « Zhengmeng » (« L’initiation correcte »), in « Zhang Zai ji » (« Oeuvres de Zhang Zai »), Pékin, édition, 1978, cité par A. Sheng, « Histoire de la pensée chinoise », op. cit., p. 431.
6) In « Zhangzi yulu » (« Propos rapportés de Maître Zhang »), cité par A. Sheng, « Histoire de la pensée chinoise », op. cit., p. 436.
7) M. Mauss, « Sociologie et anthropologie », Paris, PUF, 1950, p. 349.
8) L. Dumont, « Homo hierarchicus . Essai sur le système des castes », Paris, Gallimard, 1966.
9) T. Todorov, « Le jardin imparfait... », op. cit., p. 20.
10) Montaigne, « Essais, III, 2, 805.
11) J. Gernet, « Chine et christianisme. Action et réaction », Paris, Gallimard, 1982.
12) Cité par J. Levi, « Solidarité de l’ordre de la Nature et de l’ordre de la société : « loi » naturelle et « loi » sociale dans la pensée légiste en Chine ancienne », in « Extrême-Orient, Extrême-Occident », n°3, 1983.
13) A Paris chez l’éditeur vietnamien « Minh Tân ». Sur le douloureux itinéraire de Trân Duc Thao, voir les pages que lui consacre Trinh Van Thao, in « Vietnam, du confucianisme au marxisme », op. cit., p. 295 à 302, et surtout dans le chapitre III de son récent et remarquable ouvrage sur « Les compagnons de route de Hô Chi Minh », Paris, Karthala, 2004, p.138-172, ainsi qu’un texte inédit de Trân Duc Thao, « Trân Duc Thao, Un itinéraire », juillet 1992 et le document inédit de Thierry Marchaise, éditeur de « L’ordre philosophique » aux Editions du Seuil, « Tombeau sur la mort de Trân Duc Thao », cité par F. Dosse, « Paul Ricœur. Le sens d’une vie », Paris, La Découverte », 1997, p. 210.
14) Voir le solide article de Shawn McHale, « Vietnamese Marxism, Dissent, and the Politics of Postcolonial Memory : Tran Duc Thao, 1946-1993 », « The Journal of Asian Studies », 61,1,février 2002,7-31.
15)« Recherches sur l’origine du langage et de la conscience », Paris, 1973.
16) Pham Tong Chanh dans la revue « Thê Ky 21 », juin 1993.
17) A l’exception des ouvrages importants de Trinh Van Thao et de Nguyên Van Ky, cités à la note 1.
18) Les œuvres complètes de Phan Châu Trinh sont en cours de publication au Vietnam : Lê Thi Kinh, « Phan Châu Trinh (1872-1926) qua nhung tài liêu moi » (« Phan Châu Trinh à travers les nouveaux documents »), tome 1, Da Nang, Editions de Da Nang, 2001.
19) Il existe une autobiographie de Huynh Thuc Khang ( en vietnamien ) : Huynh Thuc Khang, « Tu truyên », Hué, 1963.
20) Sur Nguyên Van Vinh, lire la stimulante étude de Chr. Gosha, « The Modern Barbarian : Nguyên Van Vinh and the Complexity of Brokering Western « Modernity » into colonial Vietnam », à paraître.
21) Parmi diverses références, Hue Tam Ho Tai, « Radicalism and the Origins of the Vietnamese Revolution », Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1992, qui en fait, ce qui est discutable, un libertaire, et Nguyên Thi Minh, « Nguyên An Ninh », Ho Chi Minh-Ville, 2001 (en vietnamien).
22) « Tôn giao ; phê binh Phât giao » ( « De la religion ; critique du Bouddhisme »), Saigon,
1938.
23) Hoàng Xuân Han est notamment l’auteur de « Danh tu khoa hoc » (« Vocabulaire scientifique »), Paris, Ed. Minh Tân, 1942
24) Les dictionnaires les plus anciens, le « Dictionarium Annamiticum, Lusitanum et Latinum » du Père Alexandre De Rhodes, publié à Rome en 1651, et le « Dictionarium Annamiticum-Latinum » de Mgr Taberd, vicaire apostolique de la Cochinchine, publié à Serampore en 1838, dont on peut penser qu’ils enregistrent un état ancien de la langue, n’utilisent que les termes « nguoi » et « loài nguoi » pour traduire les concepts d’« homme » et de « genre humain », jamais le mot « nhân ».
25) A partir de la « Bibliographie de l’Indochine, 1930-1935 » de Paul Boudet, Paris, Maisonneuve, 1967.
26) Trân Huu Do, « Tiêng chuông truy hôn » (« La cloche qui appelle les âmes »), Saigon, 1926.
27) L. Sève, « Marxisme et théorie de la personnalité », Paris, Editions Sociales, 1969 ;
L. Althusser, « Marxisme et humanisme », in « Pour Marx », Paris, François Maspero, 1964.
28) Phan Thi Dac, « Situation de la personne au Viêt Nam », Paris, Editions du CNRS, 1966.
29) L’ouvrage de G. Boudarel, « Cent fleurs écloses dans la nuit du Vietnam », Paris, Ed. Jacques Bertoin, 1991, en est la meilleure analyse historique. Voir également les intéressants apports de Judy Stove, « Revisionism in Vietnam », paper présenté à la Conférence sur la Guerre du Vietnam, Centre Woodrow Wilson, 1998, et de Shawn McHale, op.cit.,note 14.
30) Quelques traductions françaises : Nguyên Thiêp, « Le général à la retraite », La Tour d’Aigues, Ed. de l’Aube, 1990 ; Duong Thu Huong, « Les paradis aveugles », Paris, Ed. des Femmes, 1991 ; Id. « Roman sans titre », Paris, Ed. des Femmes, 1992 ; Pham Thi Hoai, « La messagère de cristal », Paris, Ed. des Femmes, 1991 ; Bao Ninh, « Le chagrin de la guerre », Arles, Ed. Philippe Picquier, 1994 ; Id. « Vents sauvages », in « Terre des éphémères », Arles, Ed. Philippe Picquier, 1994 ; Duong Huong, « L’embarcadère des femmes sans mari », traduction de Cam Thi Doan Poisson et Emmanuel Poisson, La Tour d’Aigues, Ed. de l’Aube, 2002. Sur le nouveau roman vietnamien, on se reportera avec profit aux analyses de Cam Thi Doan, « La guerre du Vietnam au prisme de la littérature : amours entre ennemis dans trois fictions vietnamiennes contemporaines », étude à paraître.
31) Article paru dans la revue « Tianya », publiée à Haikou, traduit dans le « Courrier International », mars 2002.