L’Irak se trouve à un tournant de son histoire moderne alors que son peuple attend de voir si le couvre-feu et le bouclage d’Internet par le gouvernement mettront fin aux manifestations en cours.
Je me tiens à l’hôtel Bagdad, dans la rue Sadoon dans le centre de Bagdad, non loin de la place Tahrir, centre de la plupart des mouvements de protestation en Irak. Mardi, j’avais prévu de visiter les bases de l’armée irakienne au nord de Bagdad pour savoir si Isis constituait toujours une menace et quelles seraient les possibilités qu’il revienne.
Je n’ai pu m’y rendre : le mardi après-midi, vers 16 heures, j’ai commencé à entendre des coups de feu au loin que j’ai tout d’abord ignoré, m’imaginant qu’il pourrait y avoir un mariage ou une autre fête. Mais le bruit devint de plus en plus fort et bientôt il y eut le bruit caractéristique de tirs à proximité. Dans le hall de mon hôtel, un homme m’a arrêté et m’a dit : « Il y a déjà 10 morts et les affrontements vont aller de pire en pire ».
Il s’est avéré que le gouvernement avait réussi à transformer en un incident majeur une petite manifestation de 3000 personnes sur la place Tahrir, qui protestait depuis trois mois contre la corruption dans les institutions, le manque d’emplois et la médiocrité des services. Les manifestants avaient tenté de traverser le pont Jumhuriya qui conduisait à la zone verte, là où se trouvent le parlement, le bureau du Premier ministre et d’autres bâtiments officiels. La police anti-émeute, qui a mauvaise réputation en Irak, a ouvert le feu avec des balles en acier et caoutchouc, des grenades assourdissantes et, finalement, des balles réelles. Bientôt, une vidéo circulait sur les médias sociaux montrant des manifestants – lesquels sont généralement âgés de moins de 20 ans – attaqués par la police et aspergés à l’eau brûlante.
C’est cet incident qui a transformé une manifestation à petite échelle en manifestations de masse susceptibles de faire tomber le gouvernement du premier ministre Adil Abdul-Mahdi. La police anti-émeute a fait exploser par imprudence le ressentiment explosif ressenti par presque tous les Irakiens à l’égard de l’État à la corruption structurelle [kleptocrate) qui a détourné jusqu’à 450 milliards de dollars depuis le renversement de Saddam Hussein en 2003.
Tous les Irakiens savent que le pays dispose de vastes richesses pétrolières, rapportant 6,5 milliards de dollars par mois, alors qu’ils survivent avec un chômage généralisé, un manque d’électricité, une corruption à tous les niveaux et un système de santé et d’éducation de mauvaise qualité. Ils savent que de grandes fortunes ont été engendrées par des représentants du gouvernement qui ont détourné des fonds pour des projets inachevés et, bien souvent, jamais entamés. Pendant de nombreuses années, même l’équipement de détection des explosifs de L’État – totalement inefficace pour la détection des bombes – était acheté pour des dizaines de milliers de dollars l’unité alors qu’il ne coûtait que quelques dollars en fabrication.
C’est ce ressentiment qui commence à exploser : à moins que le gouvernement ne puisse le maîtriser au cours des prochains jours, il est peu probable que celui-ci reste en place très longtemps. Un des points forts du mouvement de protestation est qu’il n’a pas de chef mais qu’il est presque entièrement spontané, avec une grandeques variété de slogans. Mais cela signifie que le gouvernement n’a personne à qui parler, bien qu’il ne s’efforce guère de négocier une fin de crise. De nombreux Irakiens disent que c’est une erreur de se débarrasser du gouvernement sans savoir ce qui le remplacera, mais d’autres soutiennent que la situation ne pourrait pas être pire pour eux et sont prêts à sauter dans l’inconnu.
Le public est littéralement en rage contre le vol massif des ressources irakiennes depuis 2003, mais la plupart des chiites sont généralement persuadés par leurs dirigeants politiques qu’ils doivent rester unis pour empêcher Al-Qaïda ou Isis de revenir. Jusqu’à la reprise de Mossoul, la capitale de facto d’Isis en 2017 après un siège de neuf mois, cet argument a souvent fonctionné. Mais depuis lors, Isis ne contrôle plus aucun territoire en Irak et il n’y a pas eu de gros attentats à Bagdad depuis trois ans. Les gens ne craignent plus autant que leurs proches soient tués et ils ne sont plus disposés à ignorer la corruption généralisée et le manque de service de base.
L’explosion de revendications sociales serait allée jusqu’à un certain point et c’est une réaction excessive du gouvernement qui a généré ce qui est advenu mardi dernier. C’est un mystère que d’expliquer les motifs de son comportement : l’idée qui prévaut à Bagdad est que le Premier ministre est conseillé par des militaires adeptes de la violence qui n’ont guère idée des mécanismes de la politique irakienne.
Mais il est à noter que le gouvernement n’a fait aucune concession depuis qu’il a commis ses premières erreurs. « Le Premier ministre aurait dû annoncer qu’il arrêterait les cent membres les plus corrompus de son gouvernement », a déclaré un ami. Au lieu de cela, les ministres ont déclaré qu’ils enquêteraient sur les raisons des manifestations, mais celles-ci sont évidentes pour tout le monde et connues de tout le pays : la corruption, le chômage et le manque de services.
Que va-t-il se passer maintenant ? Le gouvernement ne peut pas maintenir très longtemps un blocus total sur Bagdad, une ville de sept millions d’habitants. Déjà, des gens commencent à circuler dans les rues autour de mon hôtel et beaucoup d’entre eux se dirigent vers la place Tahrir. Le blocage d’Internet a sans doute perturbé les communications entre les manifestants, rendant plus difficiles leurs appels pour organiser des manifestations dans le centre-ville.
Mais il n’a réussi qu’a déplacer les manifestations vers dans les quartiers plus périphériques de Bagdad, y compris dans le bastion chiite de Sadr City, qui a une population de 3 millions d’habitants. Les rapports d’hier ont parlé de foules qui y mettaient le feu aux bureaux municipaux et aux sièges des partis politiques associés au gouvernement. Le soulèvement s’est également propagé dans tout le sud de l’Irak, mais pas encore dans les provinces sunnites. Le gouvernement trouvera peut-être difficile de s’affronter aux chiites – sa propre base – en utilisant des forces armées qui sont pour la plupart chiites.
La légitimité du gouvernement déjà faible à l’origine diminue de jour en jour. Ali Sistani, le respecté dirigeant religieux des chiites, pourrait s’opposer aux actions du gouvernement. Muqtada al-Sadr, le leader nationaliste populiste dont le mouvement était en tête lors des élections législatives de 2018, a déclaré qu’il soutenait les manifestations, bien qu’il ne voulait pas que ses partisans y jouent un rôle de premier plan, au motif que cela « politiserait » le mouvement de protestation et le discréditerait aux yeux de certains irakiens.
Même les porte-parole du gouvernement refusent de parler aux journalistes irakiens, probablement parce qu’ils ne veulent pas être vus en train de défendre les tactiques du gouvernement. En d’autres termes, à moins que le Premier ministre ne puisse maîtriser la crise dans les prochains jours, sa propre administration pourrait commencer à imploser.
Patrick Cockburn
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