Aux fondements de la taxe carbone, sa logique et son impasse
La taxe carbone s’appuie sur l’hypothèse qu’imposer un prix au carbone envoie un signal qui permet d’une part aux entreprises de prendre des décisions visant à renouveler leur processus de production pour diminuer les émissions de GES et aux particuliers pour qu’ils optent pour des dépenses plus sobres en carbone .
Opter pour une taxe carbone, c’est, comme l’écrit Jean Gadrey, [1] admettre ... encore aujourd’hui que des entreprises puissent continuer à déverser du carbone dans l’atmosphère à des niveaux très élevés en ne faisant que payer (un peu) pour continuer, c’est que la gravité des dommages humains futurs liés au réchauffement climatique est ignorée ou peu considérée, et que des lobbies puissants font obstacle. « On » ne leur retire pas leur « permis de produire », parce qu’« on » estime que l’infraction est mineure et peut être réglée par un chèque.
En fait ce qui est constaté jusqu’à maintenant, c’est que cette hypothèse du signal-prix sur la transformation des procédés de production ou des habitudes de consommation n’est pas nul, mais est très peu efficient. Plus, on voit que les couches de la population qui sont responsables de plus d’émission de GES, les grandes entreprises et les plus riches, réagissent peu à une pareille taxe, car leurs revenus leur permettent de payer cette taxe sans transformer leurs habitudes de consommation ou leurs procédés de production. Cela est d’autant plus vrai, que ce sont les entreprises les plus polluantes qui se voient accordées le plus souvent des passe-droits. D’autre part, le niveau fixé est tellement bas jusqu’ici, que les pressions à abandonner le carbone ne sont pas effectives. Alors pourquoi, s’entêter à imposer une taxe carbone avec une redistribution des sommes recueillies ?
En bref, comme l’écrit Daniel Tanuro : « cette proposition de taxe du carbone n’est au fond rien d’autre qu’une variante populiste de la doctrine néolibérale selon laquelle la destruction de l’environnement peut être combattue : i sans remettre en question l’accumulation ; ii sans fixer des objectifs contraignants en termes de réduction des pollutions ; iii sans pratiques collectives innovantes génératrices de valeurs culturelles nouvelles ; iv. simplement en donnant aux facteurs de destruction un prix de marché qui amènera les entreprises à réorienter leurs investissements et les consommateurs et consommatrices individuels à changer leurs habitudes. [2]
L’oligarchie dominante veut garder l’initiative sur la question des problèmes liés aux changements climatiques
La classe dominante est divisée face au réchauffement planétaire. Il existe encore des climatosceptiques comme Trump qui prétendent qui s’agit là de l’hystérie d’une partie des élites qui exagèrent la situation et qui jouent le jeu des ennemis de la libre entreprise. Au Canada, Maxime Bernier ou Andrew Scheer, partagent ce point de vue. Ces politiciens voient l’avenir du Canada sur la scène internationale comme celui d’une puissance pétrolière qui doit continuer à développer cette industrie, en n’hésitant pas à exploiter le pétrole sale tiré des sables bitumineux. Ils rejettent la taxe carbone et promettent son abolition s’ils prennent le pouvoir.
Mais des secteurs éclairés de la classe dominante (y compris des entreprises pétrolières et gazières) ont compris qu’avec le réchauffement climatique et les catastrophes qui se multiplient, il serait de plus en plus impossible de soutenir des positions climatosceptiques. Le danger principal serait de laisser aux États sous les pressions citoyennes, la possibilité d’imposer des réglementations de plus en plus contraignantes, qui pourraient aller jusqu’à provoquer une totale dévalorisation de leur capital.
Un exemple. Si le mouvement de lutte contre le réchauffement climatique imposait une loi pour interdire l’exploitation pétrolière et son transport, cela signifierait des pertes nettes considérables pour ces entreprises et pour le capital financier qui y est investi. Les grandes entreprises au Canada n’ont pas cessé de s’attaquer aux régulations contraignantes. [3] Pour faire face à la montée des mesures contraignantes, il était nécessaire de leur opposer la stratégie du marché (soit un prix du carbone ou un système d’échanges des droits d’émission) comme l’axe central par lequel devait passer cette lutte aux changements climatiques.
Mais imposer la taxe carbone comme colonne vertébrale de la lutte aux changements climatiques a donc une dimension stratégique essentielle. Avec la taxe carbone, la transition énergétique est ainsi placée sous le contrôle des multinationales. Ce serait donc les entreprises privées et non le secteur public qui serait appelé à avoir la direction sur les initiatives à prendre pour faire face au réchauffement climatique.
Cela serait d’autant plus important, que la prépondérance de l’utilisation des mécanismes du marché créerait de meilleures conditions pour s’attaquer de plus en plus ouvertement aux régulations contraignantes sur les émissions de GES.
Pourquoi la proposition Trudeau propose-t-elle des remises des sommes perçues ? La taxe carbone est une taxe indirecte profondément régressive. L’intérêt de remises croissantes est qu’elle permet de porter la taxe à un niveau plus élevé et d’entraver le développement du mécontentement au sein de la population en donnant une compensation monétaire aux personnes qui ne se sentent pas principales responsables de la pollution. Mais ces remises permettent de faire payer la majorité populaire qui sera jamais complètement compensée alors que les inégalités et une fiscalité de plus en plus régressive permettent le transfert des richesses vers les sommets de la société.
Les solutions possibles passent par le dépassement d’une logique néolibérale
Il faut mettre l’accent sur la décision citoyenne, collective et démocratique qui pourrait imposer la centralité de mesures contraignantes : un calendrier pour mettre fin à l’extraction du pétrole, du gaz et du charbon, la fin des subventions aux énergies fossiles, le développement collectif et démocratiques des énergies renouvelables, des campagnes massives de travaux publics pour faire des habitations économes en énergie pour les résident-e-s, particulièrement ceux et celles à faibles revenus, la mise en place de transport public en ville comme en campagne en construisant un réseau électrifié de trains de passagers et de marchandises, en imposant une réduction massive puis la fin de la production de voitures fonctionnant aux énergies fossiles…
Le financement de ces initiatives passe par la mise en place d’une fiscalité plus redistributive : fiscalité plus lourde pour les banques, les grandes entreprises et les grandes fortunes ; taxer les transactions financières et lutter contre l’évasion fiscale et le recours aux paradis fiscaux. Des propositions concrètes à cet égard ont déjà été élaborées, il s’agit de les reprendre et de montrer leur importance dans le contexte du financement de la lutte aux changements climatiques.
Un plan de transition économique et énergétique ne sera pas le simple produit d’une action gouvernementale d’un gouvernement progressiste. Il nécessitera pour pouvoir être mis en œuvre l’appui d’un large mouvement social mobilisé et organisé dont les prémisses sont déjà en train de se mettre en place.
Bernard Rioux
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