A chaque jour sa conférence de presse à la préfecture de Seine-Maritime depuis que le premier ministre a décrété une « transparence totale » sur l’incendie qui a ravagé l’usine Lubrizol de Rouen dans la nuit du 26 septembre. Le directeur général de l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris), Raymond Cointe, était à son tour invité, mercredi 2 octobre, à s’exprimer sur les nouveaux résultats d’analyse, en l’occurrence les dioxines, des polluants particulièrement toxiques.
« Ce qu’on peut dire de ces résultats, c’est qu’il est possible que l’incendie ait conduit à l’émission de dioxines. Beaucoup d’incendies conduisent à l’émission de dioxines », a indiqué le patron de l’Ineris, précisant que les niveaux étaient « relativement faibles », qu’il ne pensait pas qu’« il faille avoir d’inquiétude particulière », mais qu’« il convient de poursuivre les investigations ».
La publication de ces résultats ne calmera sans doute pas les Rouennais. « Elle ne suffira pas à mettre fin à la spirale de la suspicion, à l’inquiétude qui en découle, à la colère de la population », a résumé mercredi le président de la région Normandie, Hervé Morin. La veille au soir, la liste des centaines de produits chimiques entreposés dans l’usine Lubrizol, dont plus de 5 000 tonnes sont parties en fumée, avait été mise en ligne sur le site de la préfecture de Seine-Maritime. Mais sa publication pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses.
Que contiennent ces listes ?
D’abord, un long « tableau exploitant » indique toutes les substances « impliquées dans l’incendie » (elles n’ont pas toutes brûlé, selon la préfecture) ainsi que les quantités et leur emplacement de stockage dans l’entrepôt A5. Elles sont listées par code – et non par leur nom commercial, ce qui complique leur identification. Un onglet renseigne sur les mentions dites de « danger » destinées aux utilisateurs des produits. Ces indications obligatoires sont conformes au « règlement relatif à la classification, à l’étiquetage et à l’emballage », dit « classification CLP », dans le jargon des initiés. Ainsi, l’avertissement « Peut provoquer somnolence ou vertige » est codé « H336 », « Peut induire des anomalies génétiques » : « H340 », ou encore « Peut provoquer le cancer » : « H350 ».
Ensuite, un « inventaire magasin avec tonnages » liste les substances présentes dans le fameux entrepôt A5 en fonction de leur usage (dispersant, additif pour carburant, etc.). Une autre liste donne les codes des dix produits les plus présents dans l’entrepôt en termes de tonnage. Figurent enfin les 479 « fiches de données de sécurité », d’une quinzaine de pages chacune, correspondant à chaque produit. Tout a été fourni par Lubrizol.
Pourquoi ces documents sont difficilement exploitables ?
Des codes au lieu de noms : la « transparence totale » ressemble plutôt à « un numéro de strip-tease industriel réservé aux initiés », s’agace l’association Robin des bois. L’ONG avait été la première à lancer l’alerte sur la contamination au plomb après l’incendie de Notre-Dame et à porter plainte pour mise en danger d’autrui. Elle a été imitée à Rouen par Générations futures. Il a fallu apporter un traitement informatique et humain laborieux à ces milliers de pages avant de pouvoir en tirer quelques maigres informations.
Que peut-on apprendre des produits chimiques qui ont brûlé ?
Le Monde a analysé les « classifications CLP » des 479 « fiches de données de sécurité ». Concernant les dangers les plus préoccupants, ce sont les substances classées « H360 » (« Toxicité pour la reproduction 1B. Peut nuire à la fertilité ») qui arrivent en tête avec trente-quatre produits. Six sont cancérogènes à différents degrés de certitude, tandis que deux sont mutagènes, c’est-à-dire qu’ils peuvent modifier le génome d’un organisme. Beaucoup sont susceptibles de provoquer des irritations cutanées ou oculaires.
Mais les chiffres les plus élevés concernent les dangers pour l’environnement. Plus de deux cents produits sont classés « nocifs » (166), « toxiques » (106) ou « très toxiques » (43) pour les organismes aquatiques, et entraînant « des effets néfastes à long terme », alors que Lubrizol est en bordure de la Seine.
Une quantité non-negligeable de produits sont toxiques pour les organismes aquatiques
[Graphe non reproduit ici]
Liste des dangers provoqués par les 479 produits touchés par l’incendie de l’usine Lubrizol, à Rouen, le 26 septembre 2019.
Sources : Lubrizol via la Préfecture de Seine-Maritime
Cependant, on ignore lesquelles de ces 479 substances ont brûlé – totalement ou en partie. Le Monde a sollicité en vain la préfecture de Seine-Maritime pour en connaître les proportions. A cela s’ajoute que ce n’est pas forcément la quantité qui pose problème. Des produits peuvent être très dangereux à des doses infimes… et inversement.
Pourquoi l’analyse de cette masse d’informations ne nous apprend que peu de choses ?
La surabondance d’informations contenue dans ces listes et ces fiches traduit en réalité un manque cruel de connaissances. Car plus les produits chimiques sont nombreux, plus on bute sur les limites du savoir. L’on peut certes apprendre que le produit impliqué le plus abondant se nomme « 7077 » dans le langage Lubrizol. Qu’il est composé de distillat de pétrole et d’huile de paraffine. Qu’il est « Asp. Tox. 1 ; H304 », c’est-à-dire qu’il « peut être mortel en cas d’ingestion et de pénétration dans les voies respiratoires ». Mais quant à savoir les conséquences sanitaires et environnementales d’environ 130 tonnes de « 7077 » partis en fumée, c’est une autre histoire.
« En réalité, aujourd’hui, personne ne sait exactement ce que donnent ces produits mélangés lorsqu’ils brûlent », Agnès Buzyn, ministre de la santé
« Cet inventaire partiel ne concerne que les produits finis et conditionnés en fûts », souligne Robin des bois. De nombreuses autres substances font défaut, en particulier celles issues de la combustion, que ne prévoit aucune étiquette. « C’est un peu comme la cigarette, explique l’épidémiologiste Rémy Slama (Inserm, université de Grenoble). La composition d’une feuille de tabac n’est pas la même que celle de la fumée », dans laquelle on dénombre plusieurs milliers de produits de combustion. La ministre de la santé, Agnès Buzyn, l’a reconnu mercredi : « En réalité, aujourd’hui, personne ne sait exactement ce que donnent ces produits mélangés lorsqu’ils brûlent. »
Comment mesurer l’impact sanitaire et environnemental de l’accident ?
L’histoire de l’accident de Seveso, qui a donné son nom à la réglementation sur les installations classées, donne la mesure de la difficulté à documenter les dégâts sanitaires à long terme d’une catastrophe industrielle. En juillet 1976 dans le nord de l’Italie, à Seveso, l’explosion d’une usine de production de substances chlorées destinées à l’industrie pharmaceutique, avait répandu de 15 à 30 kg de dioxine (2,3,7,8-TCDD) sur un territoire de 18 kilomètres carrés.
Alors que plusieurs milliers d’animaux domestiques avaient rapidement été retrouvés morts, les seuls effets immédiatement visibles sur la population humaine ont été environ 200 cas de chloracné, un trouble de la peau, dans la zone la plus proche de l’usine.
Que peuvent nous apprendre les prélèvements ?
Seule manière d’évaluer les conséquences sanitaires à long terme de ce type d’accident : effectuer des prélèvements biologiques. « La première chose à faire a été de prélever rapidement des échantillons de sang et d’urine des populations qui avaient pu être exposées, raconte Paolo Mocarelli (université de Milan-Bocacci, Italie), auteur de nombreux travaux sur l’accident de Seveso. Nous avons prélevé des milliers d’échantillons sanguins qui ont été préservés jusqu’à ce que l’on mette au point, en 1987, des techniques permettant de détecter la dioxine dans les échantillons. »
Sans cela, impossible de documenter des liens entre l’exposition des personnes et la survenue ultérieure de certains troubles. « L’un des effets les plus clairement mis en évidence est la baisse de fertilité masculine chez les personnes qui ont été exposées à la dioxine pendant leur enfance, explique M. Mocarelli. Nous avons aussi montré une légère augmentation de certains cancers. »
Une campagne de prélèvements dans l’air, l’eau, les sols et les aliments a été lancée. Mais elle ne prévoit pour l’instant aucun échantillonnage de sang ou d’urine. La préfecture de Seine-Maritime a beau avoir assuré que « le plan de prélèvement sera adapté et si nécessaire complété afin de procéder à une évaluation quantitative des risques sanitaires », les habitants et les associations ne sont pas vraiment convaincus. Certains ont décidé de produire leurs propres analyses de la pollution en s’appuyant sur une participation citoyenne et des laboratoires indépendants.
Ainsi, l’association Respire a prévu d’organiser une batterie de prélèvements parmi la population de l’agglomération rouennaise. Elle a également mandaté l’avocate et ancienne ministre de l’environnement Corinne Lepage qui a déposé, avec 99 habitants de l’agglomération, un recours en référé devant le tribunal administratif de Rouen afin d’obtenir la nomination d’un expert pour « constater de manière contradictoire la pollution et ses effets ». C’est dire si la défiance reste grande malgré l’opération « transparence totale ».
Stéphane Mandard , Stéphane Foucart , Gary Dagorn et Stéphane Horel