Interview de Josep Maria Antentas par Xavier Puig et Sedano dans « El temps » 20.09.2019. Traduction Fabrice Thomas. [1]
Ton livre situe la crise catalane comme une partie d’une crise générale de l’État espagnol. Pourquoi ?
Tout ce qui a à voir avec l’indépendantisme catalan est un des grands aspects de la crise du régime. L’autre crise est tout ce qui est lié au 15M [2], les Marées contre les coupes budgétaires, l’usure de la crise économique et de la corruption. En même temps, la crise actuelle nous renvoie également aux limites historiques du modèle d’État qui s’est créé en 78. Au fond elle est reflet de la non résolution de la question nationale dans l’État espagnol, même si le modèle des communautés autonomes a permis de gagner temps mais pas de résoudre les problèmes historiques de fond. Justement, un des problèmes de l’indépendantisme, tel que l’a défini le « Procès », est qu’il en a fait une bataille peu reliée à la crise générale du régime. Il n’a pas articulé sa proposition de futur avec le besoin de donner une réponse concrète aux problèmes générés par la crise économique et, loin de chercher à s’articuler avec les luttes contre l’austérité, il a prétendu la subordonner à la création d’un État indépendant. C’est une des limites de l’indépendantisme. Paradoxalement il est un des facteurs centraux de la crise de régime, mais en même temps il a aussi été utilisé par le régime dans sa tentative de recomposition autoritaire.
A ton avis, il y a deux mouvements (15M et indépendantisme) qui contestent le régime qui ne se sont pas assez compris ?
Pour moi c’est là est le grand problème de la crise catalane. Le 15M est un moment de refus et de malaise social, qui ouvre une crise politique et qui ouvre des perspectives d’avenir. C’est lui qui ensuite favorise, même s’ils n’en sont pas les produits automatiques, le surgissement de projets comme les « Ciomuns » ou Podemos. Ce type de processus trace une voie, une hypothèse. Mais l’indépendantisme trace un autre type de futur, la République Catalane. Ce sont deux propositions qui coexistent face au malaise des gens, sur la scène de bifurcation des futurs. Je crois que les deux, majoritairement, se sont vus comme des concurrents l’un par rapport à l’autre. Il y a eu des gens qui avaient un pied dans chacun des deux. Mais il n’y a pas eu de dialogue suffisant entre les deux voies. La concurrence s’est imposée au dessus de n’importe quelle tentative d’articulation.
Cela a été une des faiblesses de tout le cycle et, en particulier de l’ensemble des forces de gauches, indépendantistes ou non. Ce qui a rendu la base sociale de l’indépendantisme plus étroite que ce qu’elle aurait pu être, et, surtout, son projet moins contestataire, c’est de n’avoir eu aucun dialogue avec l’héritage du 15M, ni aucune proposition critique par rapport aux politiques d’austérité. Et, à l’inverse, pour tous ceux qui vont finir par se cristalliser dans les « Communs » et dans Podemos, le fait de n’avoir eu aucune politique active par rapport à l’indépendantisme pendant beaucoup d’années, en se limitant à une position attentiste, a impliqué qu’au moment du 1er octobre [3] ils sont restés paralysés, sans savoir quoi faire. A la finale ils ont été engloutis par la polarisation. Le manque de dialogue entre ces deux mondes a été une faiblesse stratégique avant et pendant le 1er Octobre et c’est un problème pour leurs projets dans l’avenir.
Il est clair qu’il y a des personnes des deux côtés qui ne peuvent avoir aucune sorte de dialogue parce que leurs projets sont antagoniques. C’est évident que le monde de Convergència [4] a toujours essayé d’utiliser l’indépendantisme pour masquer le discrédit de sa politique austéritaire et a instrumentalisé la vague de 2012 pour pallier sa vertigineuse chute de légitimité et pour avoir un discours et une apparence de projet, qui remplacent la rhétorique ultraneoliberale du défunt “gouvernement des meilleurs” avec laquelle Artur Mas avait gagné le 2010. Mais, globalement, il aurait pu y avoir plus de discussion entre des parties de l’indépendantisme et les « Communs » et Podemos.
Il me semble que c’est une des limites qui devons acter à l’heure de faire bilan de tout ce qu’est passé, dans la situation actuelle dans laquelle les deux mouvements sont également enlisés. Les hypothèses de l’un et l’autre sont bloquées. Tout en étant différents, les deux ont transmis l’idée qu’il pouvait y avoir un changement rapide et facile. Sans doute c’est important de motiver les gens et qu’il y ait la conviction que la victoire est possible, c’est un élément qui agit sur la possibilité de changer les choses. Mais ce qui a été démontré c’est que la réalité est plus compliquée et qu’on l’avait simplifiée à l’excès. Pablo Iglesias n’a pas eu sa victoire électorale éclair et l’Independantisme n’a pas atteint ses objectifs. Quand tes hypothèses sont démenties, tu as le droit de les reformuler et de repenser la relation entre le court et le long terme sans renoncer à tes buts.
Ce dialogue manqué entre les deux mondes explique aussi leurs difficultés pour repenser le futur, et c’est une tâche nécessaire dans toute reformulation stratégique sérieuse. Notez que généralement les débats sur Podemos ou les Communs et sur l’indépendantisme se font séparément, beaucoup des personnes qui y réfléchissent le font complètement depuis l’intérieur d’un de ces domaines, sans beaucoup se préoccuper de développer un regard d’ensemble sur la crise politique ouverte à partir de 2011 et 2012. Et maintenant que ce cycle s’est épuisé et que nous sommes dans une nouvelle phase, encore imprécise, il est important d’avoir une perspective globale dans un moment complexe et de difficultés stratégiques pour tout le monde
Qui est responsable du fait que ces secteurs ne se soient pas trouvés avant ?
Au fond parce que cela convenait aux deux.. Pour l’indépendantisme c’était plus simple de croire qu’il ne pouvait que progresser et que les gens non-indépendantistes s’adapteraient ou resteraient hors-jeu. Pour le bloc des « Communs », le plus confortable était de pratiquer une politique attentiste, en pensant que l’indépendantisme s’écraserait contre un mur. Ce qui à court terme était plus facile, parce que cela leur évitait de se poser des questions plus complexes, à long terme a fini par être préjudiciable. La commodité apparente du présent a fini par hypothéquer la faisabilité du futur. C’était une politique très à court terme.
Maintenant, les deux mouvements se heurtent à ces réalités ?
Oui. Ils se heurtent au fait qu’ils ont des adversaires plus forts. D’une part l’élan du 15M est épuisé. La voie initiale d’Iglesias, basée sur une victoire électorale rapide, s’est évaporée dans le temps. En Catalogne l’hypothèse des « Communs » de transférer le succès initial à Barcelone à l’ensemble catalan, et de stabiliser la force des succès aux élections générales de 2015-16, a échoué et n’est déjà plus crédible. De l’autre côté, l’indépendantisme a vu bloquée l’hypothèse fallacieuse de la transition, de la loi contre la loi et la déconnexion sans des difficultés de l’État espagnol. Les hypothèses constitutives des « Communs », de « Podem » [5] et de l’Indépendantisme ont cessé d’être opérationnelles, même sur le terrain de la propagande.
En fin de compte, ils sont en recul face à des projets plus conserveurs ou plus réformistes, n’est-ce pas ?
C’est clair. Paradoxalement, le 1er octobre 2017 a été la crise la plus importante qu’a connue l’Etat espagnol depuis les années 70. Mais en même temps elle a profité aux secteurs les plus conservateurs qui se sont renforcés conjoncturellement, en utilisant les faiblesses stratégiques de l’Indépendantisme. Bien que sans avoir une proposition de stabilisation du régime à long terme. Ils ont utilisé le 1-Octobre pour tenter de clore la crise du régime par en haut de façon autoritaire, mais ça ne résout aucun de leurs problèmes. À court terme il peut y avoir la fiction de la part du pouvoir qu’il a assez de force pour clore les processus par en haut, mais les causes profondes qui ont déclenché la crise politique et sociale sont encore là dans une large mesure. Face à cette situation, l’Indépendantisme n’a pas de proposition. On parle beaucoup des divisions de l’Indépendantisme, mais moins du fait qu’aucune des orientations majoritaires en son sein n’a de consistance. En réalité il n’y a aucun réexamen sérieux de la stratégie.
De l’autre côté, dans le monde des « Comuns », face aux difficultés, il y a eu non seulement des ruptures internes, mais aussi la tentation d’avancer en abandonnant les buts. Au bout du compte c’est un espace qui chaque fois se conçoit plus comme un complément au PSOE que comme une alternative en soi. Quand un mouvement reste bloqué, cela implique des risques et des défis. Un des dangers est de rester immobilisé dans tes idées constitutives, de ne pas savoir les adapter et de ne pas aller au-delà. L’autre risque est de commencer à réviser tes hypothèses et de finir par abandonner tes buts, souvent sans l’avouer, prétendant que tu ne le fais pas, que tu restes fidèle à ton projet mais que tu ne fais que l’adapter à la conjoncture. Les individus, nous avons tendance de façon inconsciente à adapter nos attentes aux possibilités réelles et cette logique fonctionne aussi dans le combat politique. La question est comment conserver tes buts constitutifs tout en réexaminant tes hypothèses stratégiques pour aller au delà des limites initiales. Précisément, je crois que c’est ce que ni l’indépendantisme majoritaire, ni les « communs » et Podemos ne sont en train de faire.
Tu dis dans le livre qu’il faut renégocier l’identité…
Oui, faire un bilan stratégique de la situation et envisager ce qu’il faut pour faire un pas plus. Je ne vois pas que l’Indépendantisme soit beaucoup en train de faire cela. Il y a une partie de l’ancienne Convergència qui veut plier les voiles, même si elle a peu de base objective pour le faire étant donné l’ immobilisme de l’État espagnol. Le monde de Carles Puigdemont offre une rhétorique républicaine mais une pratique autonomiste, beaucoup de symbolisme et peu de contenu, et il cherche à gagner du temps ; l’ANC [6] et les propositions de secteurs comme ceux du Jordi Graupera sont pour entretenir un indépendantisme dur, mais en réaffirmant et en accentuant toutes les limites qu’ a eu le mouvement. Dans le cas d’ERC [7], ils identifient très bien les problèmes du mouvement, mais la solution qu’ils leur donnent peut être très semblable, sans doute pas une reddition, mais oui un abandon réel de tout scenario de rupture. La CUP [8] pense qu’elle s’est maintenue comme une force cohérente qui ne recule pas, mais sans poser publiquement les limites qu’a eu le Processus [9]. Elle a toujours été claire, mais il lui a manqué d’interpeller le mouvement avec des propositions stratégiques, au delà de la désobéissance, qui modifient les paramètres du Processus.
Après le 1er Octobre on est trop resté dans un discours volontariste, sans affronter les grandes questions de fond, pour cela il me semble très intéressant que se soit ouvert un débat stratégique dans les derniers mois, dont le résultat sera transcendantal pour tout le monde alternatif en Catalogne. Le problème constitutif du Processus a été de déconnecter la demande d’indépendance de la critique à l’austérité et d’une perspective plus élargie de chute du régime dans tout l’État espagnol. Et il me semble qu’au jour d’aujourd’hui c’est l’ANC elle même qui aborde le moins les limites de la dynamique démarrée le 2012.
Comment peut-on résoudre cela ?
L’idée que la demande d’indépendance avance déconnectée de la critique des problèmes d’austérité est condamnée à l’insuccès. La Catalogne est une société où il y a des visions très diverses des choses, mais avec beaucoup de gens détruits par la crise. Tu ne peux pas faire un mouvement très large sans aborder les grands problèmes sociaux qui minent cette société, fruit des politiques d’austérité, très fortes au début du Processus. Depuis le début il aurait été nécessaire que le mouvement adopte un programme de mesures d’urgence sociale pour faire face à la crise. Maintenant, si le mouvement l’avait eu, cela aurait beaucoup plus travaillé la base sociale de Convergència. Le gouvernement d’Artur Mas incarnait des valeurs inverses. Beaucoup de gens ont fait le calcul qu’il était fondamental ne pas perdre la droite catalane. En le faisant, je crois qu’ils ne se sont pas posé d’autres questions qui étaient plus importantes. Par exemple, comme rattraper une grande partie de la gauche catalane fédéraliste [10] pour qu’elle se sente liée au projet. Aussi comment attirer une partie de la base sociale plus populaire qui n’est pas autant catalaniste. Il me semble que c’est cela qui a été le grand problème du mouvement, il n’y a pas eu un débat solide sur le bloc social qu’on devait articuler.
À partir du 9N, après deux années de croissance entre 2012 et 2014, le mouvement a eu des difficultés pour aller au-delà. Souvent on dit qu’il faut élargir la base. Ça ne me semble pas un terme correct. Pour moi il faut en voir les limites et le reformuler. Le mouvement, pour moi, devrait assumer, par exemple, un catalogue de mesures basiques contre l’austérité et lier la République Catalane avec un projet de chute générale du régime en Espagne. Je crois que c’est tout cela qui devrait constituer les propositions stratégiques à mettre sur la table par partie de la gauche, pas tant parce que ce serait réaliste maintenant ou même parce qu’on penserait qu’elles puissent être assumées par les principaux acteurs, mais pour donner une perspective, une direction à prendre dans un moment déconcertant.
Peux tu expliciter…
Il y a eu l’hypothèse, et l’a mise en pratique, que comme ce que veut le mouvement c’est quitter l’État espagnol, il doit simplement accumuler des forces en Catalogne et ce qui passe en dehors n’importe pas. Il y a eu un projet unilatéral, ce qui est légitime. Pour n’importe quel projet tu commences par t’organiser toi-même, mais après tu dois voir quelles alliances tu dois faire si tu ne veux pas t’enfermer dans une perspective stratégiquement très limitée.
De l’autre côté, il y a eu l’hypothèse des « Communs », qui est de vouloir suspendre tout unilateralisme en Catalogne jusqu’à ce qu’il y une majorité de changement dans tout l’État espagnol. Ni la conception centraliste du changement, ni la rupture “périphérique” ne sont stratégiquement satisfaisantes et elles ne prennent pas en compte toute la complexité de la politique et de la société catalane et espagnole.
Le problème est qu’il n’y a pas eu une synthèse des deux points de vue. Dans le fond ils sont complémentaires, même si leur articulation est complexe et contradictoire. Ce que l’indépendantisme n’a pas su développer est l’idée que la République catalane doit être perçue comme un fait qui aiderait à ce qu’il y ait une République espagnole à côté, avec laquelle il faudrait préciser la relation. C’est à dire, l’insérer comme partie d’un mouvement plus large qui fasse tomber le régime du 78. Ne pas le faire a facilité la criminalisation du mouvement dans le reste de l’État espagnol, cela a fomenté la désaffection ou l’hostilité d’une partie de la société espagnole et a permis d’isoler suffisamment les gens du reste de l’État qui étaient solidaires du mouvement.
Octobre 2017 a montré une discordance espace-temps entre la crise catalane et la crise de régime de tout l’État espagnol et entre les deux axes de contestation du cycle ouvert en 2011 et en 2012. Il n’y a pas de propositions parfaites, mais à l’heure de penser à des reformulations stratégiques et à comment articuler mieux la rupture catalane, la rupture globale du régime et le changement de modèle social, il me semble intéressant de revisiter des points de vue comme ceux qu’offraient, avec des différences, des personnalités comme Joaquim Maurin ou Andreu Nin [11] dans les années 30, pas pour les extrapoler anachroniquement dans le présent, mais pour essayer de réfléchir aujourd’hui avec plus de perspective.
Peut-être maintenant est-il déjà tard ?
Depuis 2012 sept années ont passé et cinq depuis le 9-N. Si les choses avaient été faites autrement, nous serions dans une autre situation. Maintenant, étant donné là où nous en sommes, quel est le pas suivant ?
Pour les uns c’est se maintenir en plat « numancien » [12] et continuer sans faire aucune analyse de la corrélation de forces. Pour d’autres c’est de plier les voiles ou, pour beaucoup, chercher un horizon de tiède réforme progressiste-démocratique.
En réalité, si tu vois les choses du point de vue de l’Indépendantisme, le plus nécessaire serait de se réinventer pour se débarrasser des défauts initiaux du mouvement. Si tu les vois du point de vue des « Communs » ou de Podemos, maintenir le caractère contestataire de ces projets voudrait dire renverser, chose objectivement impossible, la dynamique déjà initiée avec Vistalegredans [13] le cas de la formation d’Iglesias et la propre naissance faillie de « Catalunya en Comu » [14]. Toutes ces questions de fond, c’est clair, sont liées à la conjoncture et au besoin immédiat d’articuler une réponse unitaire et contestataire à la sentence du jugement [15].
Dans le livre tu parles du concept d’eurocommunisme...
Oui, un peu en faisant la comparaison avec l’eurocommunisme des années soixante-dix, en utilisant le terme qui s’employait pour expliquer la politique qu’ avaient le Parti Communiste Italien, le Parti Communiste d’Espagne et le Parti Communiste Français quand ils ont évolué vers une social démocratisation de leur programme et vers une voie plus électoraliste, en maintenant en même temps une structure interne rigide et bureaucratique.
De façon assez rapide, le monde des Communs a assumé cette lecture plus électorale, plus institutionnelle, plus de normalisation de son existence, de là le fait que nous puissions parler d’une tendance à devenir « eurocomuns ».
Je crois également que leur comportement le 1er octobre est complètement lié à cela. Le fait que lorsqu’arrive une crise politique aussi grande, une force politique, qui théoriquement est une force de rupture, joue un rôle aussi tiède au lieu d’essayer d’approfondir la crise dans un sens constituant plus favorable à son programme, a aussi à voir avec la croissante institutionnalisation de sa façon de voir les choses. Ça ne veut pas dire qu’ils soient devenus un parti totalement homologable par les partis institutionnels, mais oui c’est constater qu’ils se sont épuisés à suivre cette voie et que s’ils continuent à la suivre ils épuiseront de même leur potentiel émancipateur.
Cette évolution des « communs », ne gêne-t’elle pas encore plus pour bâtir une alliance avec l’indépendantisme ?
Il me semble qu’il y a peu de perspective qu’ait lieu le dialogue nécessaire entre l’Indépendantisme et les « communs ». En plus, dans l’étape actuelle de confusion et de défaite parfois il apparaît comme une chose caricaturale, comme un dialogue entre deux espaces en perte de vitesse. En revanche, dans la période antérieure, avant octobre 2017, leur collaboration aurait pu être offensive. Tout le débat sur l’appui au gouvernement de Pedro Sánchez que nous avons eu dans la dernière année et demie est une caricature de cette alliance entre Communs et Indépendantistes. Une chose sont les synergies de rupture et une autre collaborer pour s’adapter à la logique du mal moindre face au PP.
Tu parles aussi du manque de relation entre le monde de la CUP et celui des « Comuns »...
Ça me semble important. Et plus encore quand pratiquement personne ne parle de ce fait. Ce sont deux espaces politiques qui, malgré leurs différences, oui ont partagé une vision critique des politiques d’austérité et des partis majoritaires, beaucoup de leurs militants ont partagé des espaces de militantisme social... Dans les dialogues manqués, c’est un de ceux qui a le plus manqué et qui a été le moins revendiqué.
Évidemment, quand il y a une compétition électorale c’est normal qu’il y ait des tensions, mais que les deux espaces aient eu une politique aussi différenciée et qu’ils n’aient pas pu dialoguer est problématique. Cela suppose une fracture des secteurs sociaux les plus critiques du néolibéralisme. Ceci dans une certaine mesure est un débat de la phase antérieure, qui nous sert en guise de bilan des années que nous laissons derrière nous. Même s’il demeure comme une question pendante maintenant que nous sommes déjà dans une autre étape.
Personne n’a cru à l’ « unité populaire » ?
Chacun l’a interprétée à sa façon, en utilisant ce concept ou un autre, et l’a compris fondamentalement comme une unité autour de son propre espace et de son propre programme. C’est légitime, et en partie logique. La question est de savoir comment, tout en faisant cela, on peut en même temps aller au-delà.
Il me semble que c’est une des questions qui expliquent beaucoup des limites de ces années. On aurait pu favoriser plus de ponts de dialogue et de discussion. Parce que dans le fond nous voyons que tous les secteurs politiques alternatifs, insérés dans les luttes du passé récent, ont des difficultés et un besoin partagé de se réorienter.
Ce n’est pas très clair vers où aller, et personne n’a de proposition impeccable, nous devons recommencer dans cette voie à partir d’ une vraie humilité collective. Ce qui me semble pertinent aujourd’hui est de réfléchir à comment bâtir un nouvel espace convergent en Catalogne qui réunisse tous ceux qui se situent en dehors de la logique institutionnelle et veulent faire une politique de rupture, maintenir vivante la dynamique du double cycle, 15M et Processus, qui s’achève, et permettre l’accouchement des nouvelles radicalités et mouvements émergents.
Et si nous pensons au scenario d’une possible nouvelle crise économique, il sera décisif d’avoir été capables de faire cela ou pas ...
A quoi te réfères-tu quand tu dis que l’Indépendantisme a eu un fétichisme pour l’État ?
C’est l’idée que face aux problèmes, un État est la solution. C’est une proposition qui est très discutable en soi. Un État indépendant n’est une garantie de rien : Cela dépend de la corrélation de forces, des politiques qui se font. On a vendu l’idée qu’avec un État indépendant on pourrait faire tout ce qu’il est impossible de faire maintenant. En réalité il n’en est pas ainsi. Il n’y a pas besoin d’un État pour arrêter une expulsion et l’avoir n’est pas une garantie que ça se fasse. Par ailleurs, un État dans l’euro et qui signe le TTIP a une souveraineté très limitée et avec les politiques économiques qui sont celles définies par la Banque Centrale Européenne ou le gouvernement allemand. Il y a eu beaucoup de ce fétichisme conceptuel qui considérait que l’État était garant de tout, sans beaucoup se poser la question de savoir qu’est-ce qu’est un État et quel rôle il joue dans la période actuelle, ni quelle relation il y a entre les états, les organismes internationaux et le pouvoir financier.
L’indépendantisme, sauf celui lié à la CUP, n’a pas discuté de ce qu’est la souveraineté sur le terrain monétaire ou économique, par exemple, alors qu’il a beaucoup parlé de sa volonté d’être souverain. Si tu y réfléchis bien, c’est contradictoire. C’est aussi une des limites de son projet, il a eu une vision très simpliste de ce qu’est la souveraineté, la démocratie et de la relation entre les deux choses. La souveraineté a été comprise exclusivement d’un point de vue national et pas en terme de souveraineté populaire, et la démocratie a été comprise beaucoup dans des termes de politique représentative et très peu dans le sens d’auto-organisation sociale ou de capacité de décider dans tous les domaines de la vie sociale, après des décennies où le néolibéralisme a déjà réduit drastiquement les questions qui sont du ressort de décision de la politique conventionnelle
Cette volonté de prendre comme priorité le pouvoir d’État est aussi un des problèmes de Podemos ?
Il ne s’agit pas de refuser de prendre le pouvoir d’Etat. La question est pour quoi tu le prends et de voir que le gouvernement est seulement une partie du pouvoir de l’État et qu’ y arriver n’a de sens que si cela sert à initier un processus de transformation sociale qui, inévitablement, ne sera ni linéaire ni simple, et qu’il se heurtera aux résistances du pouvoir économique et des propres structures de l’État. Arriver au gouvernement pour finir en t’adaptant comme l’a fait Alexis Tsipras en Grèce…
Ou tu as un projet de rupture avec les pouvoirs économiques ou tu finis en t’adaptant. Podemos jouait avec l’idée qu’il pourrait y avoir quelque chose d’intermédiaire entre la rupture et l’adaptation complète, mais son évolution a été très claire. Au final, tu gagnes des élections et tu arrives au gouvernement de l’État, et si tu n’es pas prêt à avoir une politique de confrontation avec les pouvoirs économiques, qu’est-ce que tu fais ? Et devant les difficultés à obtenir la victoire éclair souhaitée nous avons vu comment Podemos a modifié sa raison d’être de deux façons, d’abord en abandonnant progressivement les points les plus de rupture de son programme et ensuite, en cessant d’avoir pour objectif d’être une alternative au PP et au PSOE pour postuler comme associé mineur de Pedro Sánchez.
Son argument est que faire partie d’un gouvernement avec le PSOE permettrait de garantir des politiques de changement, mais en réalité les politiques qui pourraient être faites de la part de Podemos seraient dérisoires. Et en même temps, Podemos devrait avaler toutes les contradictions du PSOE qui choqueraient directement contre la nature même de Podemos et la perception que l’opinion publique en a.
Pour des raisons diverses, l’Indépendantisme et Podemos ont avancé des propositions stratégiques qui étaient limitées. L’indépendantisme pour ne pas vouloir parler de modèle économique et social et Podemos pour avoir dessiné une conception très électoraliste du changement et pour avoir formulé des alternatives très superficielles.
Une autre chose qui pose question c’est comment a été compris l’internationalisme au sein de l’Indépendantisme ?
En général on n’a pas donné beaucoup poids à l’internationalisme, on a seulement regardé vers l’extérieur dans un sens diplomatique, de recherche de soutiens internationaux institutionnels. Ce manque de perspective est très lié au fait de n’avoir rien à dire sur la crise de l’Union européenne.
L’indépendantisme n’a pas beaucoup situé son projet dans le cadre de la crise actuelle de l’UE et des crises politiques qui ont secoué beaucoup de ses états membres. Au sein de l’indépendantisme oui ‘il y a une vision internationaliste minoritaire, celle de la CUP, mais entendue beaucoup plus comme une solidarité entre les mouvements d’émancipation des nations sans État et beaucoup moins comme une alliance internationale des classes subalternes.
Dans tous les cas, avoir une perspective internationaliste, indépendamment de la façon dont on comprend spécifiquement ce concept et de quelle variante on embrasse, est la base d’un projet émancipateur et encore plus dans le monde actuel. Il nous faut aller vers un nouvel internationalisme du 99%, qui d’une certaine façon essaie de donner une réponse coordonnée de tous les mouvements des dominés.
L’ascension du nouveau féminisme et du mouvement pour la justice climatique en sont aujourd’hui des exemples éminents. Pourtant, la plupart des collectifs et organisations d’émancipation sont très centrés sur la politique dans les frontières de leur état, en partie dû à la propre profondeur des crises politiques qui ont secoué beaucoup de pays depuis 2011. Mais il est nécessaire de renforcer les mobilisations et les initiatives internationales. Pour moi ça ne veut pas dire se désintéresser de la politique locale et concrète ou de la question nationale. Souvent on fait une opposition fallacieuse entre internationalisme et question nationale quand en réalité, la défense du droit à l’autodétermination des peuples, et en particulier de la part des mouvements qui font partie de nations et d’états qui nient ce droit à d’autres, c’est la condition incontournable pour la solidarité authentique.
Xavier Puig
Sedano
Josep Maria Antentas
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.