De vendredi 20 septembre, début d’une soudaine révolte contre le président Abdelfattah Al-Sissi, à vendredi prochain, rendez-vous annoncé pour de nouvelles manifestations, les interrogations vont croissant. Car ceux qui étaient dans la rue ce vendredi étaient encore des gosses en 2011 [lors de la révolution qui mit fin au régime de Hosni Moubarak].
Les anciens, ceux qui avaient fait la révolution d’il y a huit ans, avaient eu le temps de rejoindre ce qu’on appelle le “parti du canapé”, c’est-à-dire ceux qui observent l’évolution des choses en restant à la maison, sur leur canapé, sans prendre position.
Blasés, compte tenu de l’évolution de l’Égypte ces dernières années, ils observent ce qui se passe au Soudan en se disant que là-bas, le gouvernement civil ne sera qu’un instrument aux mains de l’armée.
Le silence des médias
Pourtant depuis vendredi, je n’ai pas cessé de recevoir des coups de fil d’amis vivant en Égypte dans des régions à l’écart des grandes villes. “C’est vrai qu’il y a des manifestations ? Nos chaînes de télévision n’en disent rien. On va regarder Al-Jazira, puisque c’est la seule qui en parle”, me dit-on.
Samedi matin en revanche, la presse papier du Caire en parle. Mais pour dire qu’il n’y a pas eu de manifestations et que les vidéos qui circulaient depuis la veille étaient des vidéos anciennes, datant de 2011 ou des manifestations contre le gouvernement des Frères musulmans sous la présidence de Mohamed Morsi. C’est prendre les Égyptiens pour des idiots.
N’entend-on pas sur ces vidéos que la foule scande “Sissi, dégage !” ? Et puis, pourquoi plus de deux cents arrestations s’il n’y a rien eu ? À la une du quotidien Al-Doustour, tout cela était qualifié de “hadith Al-ifk”, en référence à un fameux épisode de la vie de Mahomet où il est question d’un “événement inventé de toutes pièces par les hypocrites pour nuire à la réputation d’Aïcha, l’épouse du prophète”.
Ce qui veut dire que, pour le journal, les manifestants sont des “hypocrites” – un terme qui appartient au discours religieux islamique, et qui sert à qualifier un adversaire de faux croyants – car le président Sissi est érigé en figure sacrée.
C’est une instrumentalisation de la religion qui n’a rien à envier à la bêtise et à l’extrémisme des islamistes. Mais ce n’est plus une surprise de voir les médias officiels égyptiens emprunter le discours de ceux qu’ils prétendent combattre.
Pour l’homme des médias [officiels] Amr Adib, les manifestants ont pris des selfies et au bout de quelques secondes ont déguerpi. Les autres médias ont préféré mettre l’accent sur le voyage de Sissi aux États-Unis. C’est ainsi que le quotidien Al-Yom Assabeh a titré : “La performance économique de l’Égypte fascine les institutions internationales”, et qu’Al-Ahram a titré : “l’Égypte expose sa vision de la paix, du développement et du terrorisme devant les Nations unies”.
Une escalade de la répression
Samedi soir n’a pas été plus tranquille que la veille. La police avait ratissé le centre-ville du Caire, surtout aux abords de la place Tahrir [le lieu où la première révolution a éclaté], fermé les cafés qui, d’ordinaire, grouillent de monde, procédé à des contrôles d’identité et à des arrestations arbitraires en pleine rue.
Tout le monde craint une escalade de la répression d’ici à vendredi prochain, mais cela n’empêche pas les profils sur Facebook de se colorer en rouge, en signe de solidarité avec le mouvement de protestation.
Vendredi 20 septembre au matin, on pouvait avoir des appréhensions, puisque les appels à manifester lancés par l’homme d’affaires en exil Mohamed Aly [le diffuseur des vidéos évoquant la corruption du régime] coïncidaient avec le match de foot des deux plus grands clubs de football égyptien, Ahly et Zamalek.
Élans de solidarité
Or dans un premier temps, les supporteurs des deux clubs semblaient sourds aux attraits d’une nouvelle révolution, synonyme pour eux de la perspective d’une terrible répression, ou de la répétition du même scénario qui verrait le mouvement détourné au profit d’un clan au sein de l’armée qui voudrait se débarrasser de Sissi pour mettre un autre général à sa place.
Mais à la fin du match, quelques “Sissi dégage !” ont fusé près de Tahrir. C’est probablement grisés de la victoire de leur club, Ahly, que certains ont surmonté leur peur. En quelques minutes, des élans de solidarité avec les manifestants ont emporté les cœurs.
“On restera là sans frémir. C’est Sissi qui doit partir !”, scandent-ils en reprenant des slogans de 2011. Ce qui met du baume au cœur des anciens, et qui fait monter l’adrénaline. L’heure d’une nouvelle révolution a-t-elle sonné ?
La ferveur emporte tout, les doutes et interrogations. Et si c’était un piège savamment orchestré par une partie de l’armée qui voudrait profiter d’un élan populaire pour écarter Sissi, qui semble perdre pied ?
Les milliers d’opposants en prison
Un autre slogan qu’on entend est : “Le peuple veut la libération des prisonniers !” Ce qui prouve qu’il s’agit de plus que d’une protestation contre les conditions de vie dégradées. C’est un mouvement politique, qui veut qu’on traite autrement ces opposants qui croupissent en prison, par milliers.
À partir de huit heures du soir, il y a des milliers de personnes dans les rues. Dans le centre mais aussi dans certains faubourgs du Caire, à Damiette, à Mahalla, à Alexandrie, Damanhour, [à Suez]. Partout la police répond en faisant un usage massif de gaz lacrymogène, si ce n’est de balles réelles, et en arrêtant des gens au hasard.
Au centre du Caire, la police prend en chasse des manifestants, mais ceux-ci reviennent dès qu’ils peuvent. Le désordre est tel que le pont [d’un des principaux axes routiers, qui passe à côté de la place Tahrir] est fermé. Des véhicules blindés font leur apparition, et la police répond par des tirs de grenaille aux jets de bouteilles et de pierres.
De tout cela, pourtant, la presse officielle ne dit mot, occupée à vanter le président Sissi alors que celui-ci est en voyage pour assister à l’Assemblée générale des Nations unies à New York.
Reed Mattar
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