Introduction du Monde à la tribune reproduite ci-dessous
Le contexte : A l’université d’été de La France insoumise (LFI) à Toulouse, le 23 août, le philosophe Henri Peña-Ruiz, lors d’une conférence intitulée « Les trois boussoles de la laïcité », sujet dont il est un spécialiste reconnu, a tenu des propos qui ont relancé le débat sur la notion d’islamophobie et l’ont placé au centre d’une polémique. « On a le droit d’être athéophobe comme on a le droit d’être islamophobe. En revanche, on n’a pas le droit de rejeter des hommes ou des femmes parce qu’ils sont musulmans », a-t-il déclaré, avant de répéter : « On a le droit d’être athéophobe, comme on a le droit d’être islamophobe, comme on a le droit d’être cathophobe. » Répercutée sur les réseaux sociaux, la formule « On a le droit d’être islamophobe », isolée du contexte, a déclenché des tensions au sein même de LFI et de ses soutiens. Membre du collectif La vérité pour Adama, Youcef Brakni a annoncé qu’il prenait ses distances avec LFI. Madjid Messaoudene, élu PCF à Saint-Denis, a jugé « choquants » les propos du philosophe, « car l’islamophobie, c’est l’hostilité aux musulmans et à l’islam ».
• Publié le 02 septembre 2019 à 06h00 - Mis à jour le 02 septembre 2019 à 13h22 :
https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/09/02/henri-pena-ruiz-la-liberte-de-critiquer-une-vision-du-monde_5505311_3232.html
Peut-on se dire islamophobe ?
L’islamophobie n’est pas tant une détestation intellectuellement fondée qu’une détestation humainement dirigée. Un paravavent derrière lequel se cache ce qui est bel et bien un racisme.
Ayant été un des protagonistes avignonnais de l’affaire du foulard (et non voile) au NPA comme il est écrit dans Mediapart, je suis sensible à l’affaire du on a le droit d’être islamophobe de La France Insoumise (S’y retrouvent d’ailleurs des protagonistes à la pédale plus douce que naguère, au nom je suppose de l’unité de LFI ? Souci qu’elles/ils n’avaient pas encore au NPA, comme quoi en effet on mûrirait ?).
Je rappelle que dans le NPA j’ai agi avec la majorité de la section vauclusienne pour que la camarade portant le foulard soit candidate anticapitaliste sur la liste mais ai dû m’opposer ensuite au coup de force conduit par une équipe locale pour qu’elle devienne tête de liste, le foulard devenant l’étendard de sa candidature donc marqueur de la liste.
Ceci étant redit, j’ai été longtemps réticent envers l’usage du terme islamophobie, islamophobe. Il porte deux sens dont certains usèrent et usent avec habileté de la confusion, et qui méritent donc d’être regardés de près.
Islamophobie désigne apparemment la phobie, appelons un chat un chat, la haine de l’Islam. Une haine parfaitement concevable lorsqu’on veut bien convenir de ce que cette religion, ainsi que d’autres dont les christianismes romain et évangélique, font comme dommage aux libres conscience et disposition de son corps comme de soi des personnes, voire à leur intégrité physique et psychique, depuis leur petite enfance jusqu’au moment du choix de leur trépas, pour aller vite, même si des nuances importantes les différencient.
Ceci étant cette “haine” envers sa religion d’origine ne pose pas problème lorsqu’elle est portée par celles et ceux qui relevant de telle tradition cultuelle, font le bilan du mal qu’elle leur a fait ainsi qu’aux leurs, dans l’Histoire… et ce n’est pas anodin. Mais je ne les entends guère user du terme aussi virulente que soit leur critique.
Car la deuxième acception confondue dans la première est à travers la détestation de cette religion (qui ne s’accompagne pas toujours de celle des autres aux attendus moraux et effets existentiels similaires) est une détestation “en bloc”, indifférenciés, humaine de ceux qui relèvent précisément de cette aire cultuelle, croyants ou non, pratiquants ou non observants ou non. La détestation de l’observance est le paravavent derrière lequel se cache ce qui est bel et bien un racisme. Les phobiques se foutent passablement de la religion proprement dite, mais beaucoup moins de celles et ceux qui les pratiquent ou sont sensés la pratiquer. Il ne s’agit pas tant d’une détestation intellectuellement fondée, que d’une détestation humainement dirigée.
L’ambivalence du terme est par ailleurs largement utilisée par des thuriféraires de telle ou telle religion pour défendre non pas la liberté de conscience et le respect des personnes mais bel et bien les attendus et pratiques de la religion qu’il s’agisse chez nous de l’Islam ou du Catholicisme prtendument persécuté. Défense qui implique ce qu’ils comportant de sexisme, d’homophobie, de puritanisme et de répression morale comme sexuelle. Raison pour laquelle j’ai toujours été méfiant envers l’utilisation du terme islamophobie.
Néanmoins une phrase comme on a le droit de se dire islamophobe – que j’ai pu plus ou moins défendre par le passé – me paraît inacceptable pour deux raisons.
La première est conjoncturelle, politique.
L’Islam, celles et ceux qui relèvent de cette aire cultuelle et donc aussi culturelle, comme on sait sont l’objet dans les pays dominants de multiples violences morale, sociale, culturelle, psychique, spatiale, économique etc… et, cela a été beaucoup dit mais doit être redit, ce n’est pas la même chose de se dire par exemple christianophobe dans la ceinture biblique littéraliste étatsunienne violemment haîneuse envers l’avortement, les droits des femmes, la libre disposition de son corps, les LGBT, la liberté sexuelle (et les “étrangers”) et la science, qu’à Avignon de se dire islamophobe quand l’essentiel de la ville est composé de quartiers relégués, écrasés par le chômage et la précarité, atteints d’un taux inouï de pauvreté, grangrenés par des trafics avec la passivité (complice ?) de certaines autorités, massivement composés de personnes de culture musulmane, traitée comme une minorité allogène alors qu’il sont des français souchés comme beaucoup de français depuis deux voire trois générations !
Il s’agit purement de racisme, dont je ne sais s’il faut le qualifier d’état mais en tout cas structurel.
La seconde raison est plus abstraite. Doit-on accepter d’utiliser un terme avec phobie, donc de haine envers une aire humaine religieuse ?
J’utilise le mot aire pour ne pas utiliser communauté qui a un sens bien précis. Par exemple en ce qui me concerne je suis athée, matérialiste mais de culture protestante, pétri de références bibliques de jeunesse, nourri par l’histoire des persécutions dont les “religionnaires” ont été l’objet jusqu’au début du siècle dernier et même plus tard (dans le petit lycée chartrain, seul “huguenot” il m’est arrivé d’être caillassé au fond de la cour contre le mur de la chapelle, avec un copain juif et un fils de communiste par l’écrasante majorité catho-romaine, protégés que nous fûmes par l’intervention des instituteurs laïques et républicains). Je me considère donc comme faisant partie de cette “aire” protestante française pas du tout d’une prétendue “communauté” spirituelle ou autre.
Parler alors de christianophobie, cathophobie, islamophobie, judéophobie revient à viser un ensemble humain souvent différencié, cette aire culturelle. La détestation ne s’adresse plus seulement dans la réalité sociale à l’institution, à la doxa, à la tradition oppressive, ni même à la partie étroitement militante, mais à l’ensemble sans qu’on sache où il commence et s’achève. C’est en bloc et une profession de haine, à défaut de foi, qui implique de haïr aussi les ou des personnes qui le composent.
Ensuite, dans le contexte mondial, participer avec cette profession de haine à l’instrumentalisation des religions par les diverses factions fauteuses de guerres, de tueries quand ce ne sont pas des appels au génocide. Elles sévissent désormais un peu partout impliquant aussi bien Christianisme Islam, Hindouisme, Bouddhisme…
Les mots n’ont pas de sens “en soi”, désincarnés, déshitoricisés, ils ont un sens “social”, politique (de la cité) c’est-à-dire relationnel et relatif au contexte. Alors on ne peut pas (comme j’y étais porté) se la jouer débat d’idées et conceptuel en faisant abstraction de la vie réelle, des enjeux vivants. Dire je suis coptophobe en Egypte a des implications y compris meurtrières. Dire je suis Islamophobe en Australie ou Nouvelle Zélande, donc ici, a ses implications y compris meurtrières. Attentats, crimes, ségrégations, discriminations etc.
Ce qui n’empêche pas d’avoir en ligne de mire les doxa et leurs appareils oppressifs : donc d’estimer que le catholicisme, l’évangélisme, l’islam, l’Hindouisme etc sont des calamités pour la construction de soi des personnes et la vie en société. Nul besoin pour cela d’aller se fabriquer une phobie. Il suffit et c’est beaucoup de poursuivre les mobilisations militantes contre les atteintes aux droits des femmes, des LGBT etc… pour la liberté de conscience ici comme ailleurs, qui ici est d’exiger le droit d’exercer paisiblement leur religion pour les musulmans (aux protestants il y a deux siècles on refusait la construction de temple dans une ville mariale par exemple) et ailleurs le droit à l’apostasie, entre autres donc la lutte contre l’athéophobie !
Voilà pourquoi je pense que déclarer “on a le droit de se dire islamophobe” me semble devoir être retiré et banni de nos vocabulaires.
Jacques Fortin
• MEDIAPART. BLOG : RÉVOLUTIONS (JACQUES FORTIN). 30 AOÛT 2019 :
https://blogs.mediapart.fr/jacques-fortin/blog/300819/peut-se-dire-islamophobe
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Antiracisme : le « droit d’être islamophobe » ?
« On a le droit d’être islamophobe ». La « petite phrase » du philosophe Henri Peña-Ruiz, invité lors des Amfis d’été de la FI, fin août à Toulouse, n’a pas manqué de faire réagir nombre de militantEs et collectifs antiracistes. À juste titre. On se demande en effet comment il est encore possible, en 2019, de tenir de pareils propos, a fortiori lorsqu’on se revendique « de gauche ».
Face à la polémique, Henri Peña-Ruiz s’est justifié en expliquant que ses propos avaient été « tronqués » et qu’il fallait les resituer dans le développement qu’il opérait alors, dans le cadre d’un atelier sur « les trois boussoles de la laïcité ». Développement que voici : « On a le droit d’être athéophobe comme on a le droit d’être islamophobe. En revanche, on n’a pas le droit de rejeter des hommes ou des femmes parce qu’ils sont musulmans. Le racisme, et ne dévions jamais de cette définition sinon nous affaiblirons la lutte antiraciste, le racisme c’est la mise en cause d’un peuple ou d’un homme ou d’une femme comme tel. Le racisme antimusulman est un délit. La critique de l’islam, la critique du catholicisme, la critique de l’humanisme athée n’en est pas un. »
Taboue, la critique de l’islam ?
En d’autres termes, Henri Peña-Ruiz se défend de tout racisme et affirme que l’objet de son propos était de défendre la possibilité de la critique des religions. S’il s’agissait effectivement de cela, nous ne pourrions qu’être d’accord ! La critique des religions est non seulement légitime mais parfaitement justifiée, et toutE militantE et/ou courant progressiste se doit de la défendre contre les réactionnaires de tout poil qui tenteraient d’interdire une telle critique [1].
Mais une première question se pose : Henri Peña-Ruiz, et toutes celles et ceux qui, entre autres et notamment à la FI, ont volé à son secours, pensent-il réellement qu’il serait difficile de critiquer l’islam en France ? Les critiques de l’islam comme dogme religieux seraient-elles sujettes à la censure ? Poser ces questions, c’est y répondre. Impossible, ainsi, de comptabiliser le nombre de « Unes » d’hebdomadaires nationaux qui, ces dernières années, s’en sont vivement pris à l’islam (et parfois aux MusulmanEs), photos et formules anxiogènes à l’appui. Impossible, en outre, de comptabiliser le nombre d’invitations faites à des Éric Zemmour (« [En France], au terme d’un long périple depuis le fin fond de l’Afrique, un peuple arabo-musulman s’est substitué aux anciens habitants. ») ou des Alain Finkielkraut (« La peur de l’islam, c’est la moindre des choses. »). Impossible, enfin, de comptabiliser ces dizaines d’heures accordées, sur les chaînes d’info en continu, à de pseudo-experts spécialistes de l’amalgame entre islam, « islamisme » et terrorisme. Et l’on pourrait multiplier les exemples. Affirmer qu’aujourd’hui, en France, la critique de l’islam serait devenue impossible ou « taboue » est en réalité devenu une véritable tarte à la crème qui prêterait à sourire si l’islamophobie, bien réelle, ne faisait pas des ravages.
Le devoir de lutter contre l’islamophobie
Car c’est bien le second problème avec la position de Peña-Ruiz et de ses amis : en affirmant qu’on a « le droit être islamophobe », quelle que soit la définition qu’ils donnent à ce terme, ils participent, consciemment ou non, de la diffusion de l’idée selon laquelle il y aurait, en France, un « problème » avec l’islam, qui justifierait une méfiance, voire une hostilité spécifique à son encontre. Comment ne pas voir que, dans le contexte français, une telle position constitue un formidable point d’appui pour les racistes de tout poil, qui n’ont d’ailleurs pas manqué de voler au secours de Peña-Ruiz, l’enjoignant de « tenir bon » face aux « islamistes » et autres « indigénistes » ?
Comme le terme « antisémitisme », le mot « islamophobie » n’est certes pas parfait. Mais il s’est progressivement imposé, dans les institutions internationales et dans les dictionnaires (dont le Larousse) comme désignant un racisme spécifique, et bien réel, à l’encontre des MusulmanEs. Vouloir à tout prix mener une bataille sémantique autour de ce terme est, au mieux, maladroit et, au pire, une tentative grossière de dissimuler un refus de combattre concrètement l’ensemble des conséquences concrètes de l’islamophobie et les politiques islamophobes, y compris lorsqu’elles se dissimulent – frauduleusement – sous l’étendard de la laïcité. Or, face à l’expansion des extrêmes droites et à la reprise de ses thèses par des pans toujours plus larges du champ politique, jusqu’à la banalisation de la thèse du « grand remplacement » – et les passages à l’acte qu’elle suscite – il s’agit de ne pas tergiverser : on n’a pas le droit d’être islamophobe, mais on a le devoir de lutter contre l’islamophobie.
Julien Salingue
• Article écrit pour l’hebdomadaire L’Anticapitaliste du 11 septembre 2019.
Islamophobie : un vocable piégé
« On a le droit d’être islamophobe [2] ». Cette affirmation du philosophe et militant Peña-Ruiz à l’université d’été de la France Insoumise a suscité, comme on pouvait s’y attendre, bien des réactions indignées. Même le petit marquis macronien qui fait office de ministre de la ville et du logement s’en est mêlé : « On n’a pas le droit d’être islamophobe ». Une déclaration œcuménique venue d’un catholique revendiqué, qui n’a évidemment pas le même contenu que les appels à la lutte contre l’islamophobie venus de militant-e-s de la gauche radicale et des quartiers populaires.
C’est que Peña-Ruiz, qui n’est évidemment pas un raciste, a en l’espèce apporté sa caution d’intellectuel reconnu à la stigmatisation de l’islam, qui plus est sans même apporter quoi que ce soit de neuf à la critique rationnelle de cette religion. Dans un contexte où la laïcité est souvent détournée pour devenir une arme du racisme classique contre les adeptes d’une religion considérée comme étrangère aux « valeurs républicaines », c’est une bonne affaire pour tous les courants racistes, identitaires et xénophobes du pays.
Mais attention, terrain miné. Rien ne devrait obliger les antiracistes conséquents, les militant-e-s qui luttent contre les discriminations sous toutes leurs formes et pour l’égalité sur tous les plans, et encore moins les anticapitalistes révolutionnaires, à entrer dans un cadre piégé, en acceptant d’utiliser des mots qui ne correspondent pas à ce qu’ils et elles veulent exprimer. Car enfin, ce n’est pas parce qu’un terme s’est imposé qu’il faut le reprendre à son compte, dans l’espoir de s’attirer des sympathies parmi celles et ceux qui se sentent stigmatisé-e-s. Pour se faire bien comprendre, il serait bien plus clair et plus juste (même si c’est –à peine- plus long) de parler de « racisme, ou de discriminations, anti-musulmans ». Par exemple [3].
Bien sûr, « islamophobie », ça va plus vite, mais les raccourcis n’en sont bien souvent pas. Il est peut-être utile de garder en mémoire que ce terme a été forgé par les organisations intégristes islamistes, dans l’intention de disqualifier toute critique au fur et à mesure de leur progression, sur fond de recul des luttes collectives pour l’égalité, tandis que la misère des quartiers, les violences policières et les discriminations augmentaient [4].
Par ailleurs, choisir de définir son combat comme celui de la lutte contre l’islamophobie présente l’inconvénient de renoncer à garder ses distances à l’égard de la religion musulmane et de ses pratiques (comme ce doit être le cas à l’égard de toutes les religions [5]) tout en en respectant les pratiquant-e-s et en luttant pour la liberté de culte.
Enfin, cela n’aide en rien à faire ressortir la nécessité de la solidarité avec celles et ceux qui, dans l’aire culturelle musulmane, s’efforcent de laïciser la société en luttant contre les assignations identitaires, en poussant à l’égalité des droits pour toutes les communautés et minorités, entre les sexes, pour les homosexuels, les non-croyants. Vive la lutte contre tous les racismes et les discriminations, et pour l’égalité des droits.
Pierre Vandevoorde
(Article écrit pour ESSF)
L’islamophobie en France, une offensive raciste
Les propos tenus il y a quelques jours lors de l’université d’été de France insoumise par Henri Peña-Ruiz, selon lequel « on a le droit d’être islamophobe » au nom de la critique légitime de la religion, ont ouvert une nouvelle polémique à gauche autour de cette question.
On voit sans cesse ressurgir les mêmes arguments, qu’ils renvoient à une conception dévoyée ou plutôt « falsifiée » de la laïcité, pour reprendre le terme du grand historien de la laïcité Jean Baubérot [6], qu’ils invoquent les droits des femmes pour justifier des lois ou circulaires discriminatoires et liberticides sans que les premières intéressées – les femmes voilées [7] – aient voix au chapitre, ou qu’ils mobilisent une rhétorique pseudo-marxiste dont Michael Löwy a montré qu’elle repose sur une incompréhension de l’analyse marxiste de la religion [8].
Ce qui est moins souvent rappelé à propos de l’islamophobie, c’est l’ampleur de l’offensive politique, intellectuelle et médiatique qui s’est déployée en France depuis une vingtaine d’années, qui a imposé progressivement un système de discriminations contre les musulman·e·s et un appareil idéologique dans lequel l’islam et les musulman·e·s apparaissent immanquablement comme un « ennemi de l’intérieur », qu’il s’agirait de surveiller et de contrôler.
Ce texte d’Ugo Palheta est extrait de son livre La Possibilité du fascisme (Éditions La Découverte) [9].
* * *
Il serait éthiquement inacceptable et politiquement erroné de méconnaître la diversité des cibles du racisme dans la France contemporaine, et encore davantage de les mettre en concurrence ou de les hiérarchiser. Pour autant, cela ne doit pas conduire à manquer le rôle fondamental joué par l’islamophobie dans la mise en place à partir des années 1980 d’une nouvelle doxa nationaliste et raciste. Celle-ci ne cessera ensuite de se déployer et produira l’essentiel de ses effets, en France et à l’échelle internationale, après le 11 septembre 2001.
En effet, c’est en grande partie sur le terrain de l’hostilité aux musulmans que va ré-émerger une question raciale et que va s’opérer cette « droitisation » du champ politique dont il fut beaucoup question lors de la victoire de Sarkozy aux élections présidentielles de 2007. Celle-ci doit être comprise à la fois dans sa dimension de radicalisation de la droite (et de son électorat) mais aussi comme glissement de la gauche vers la droite, matérialisé par le débauchage de personnalités « de gauche » dans le premier gouvernement Sarkozy puis par la politique menée par le PS entre 2012 et 2017.
De ce point de vue, le développement de l’islamophobie ne se réduit pas à un processus de recouvrement déguisé du racisme anti-Arabes « traditionnel ». Même s’il le prolonge en partie (mais en partie seulement puisqu’il cible également nombre d’immigrés ou de descendants d’immigrés subsahariens ainsi que des personnes converties à l’islam qui ne sont pas issues de l’immigration postcoloniale[1]), il n’est pas un simple costume dans lequel se présenterait le « vrai » racisme (sous-entendu biologique), toujours identique à lui-même sous l’écorce du différentialisme culturel. Autrement dit, l’islamophobie n’est en rien un simple masque – qui pourrait être retiré aisément et sans dommage – mais la principale forme politique et idéologique sous laquelle se présente aujourd’hui le racisme d’origine coloniale, forme qui doit en tant que telle être prise au sérieux.
Elle permet en effet d’affirmer l’altérité et la dangerosité des immigrés et descendants d’immigrés extra-européens en raison de leur appartenance, réelle ou supposée, à une « communauté musulmane », qui serait étrangère sinon hostile à la « communauté nationale ». De cette altérité et de cette dangerosité découlerait la nécessité de les surveiller, de contrôler leurs moindres faits et gestes, de s’assurer sans cesse de leur adhésion aux « valeurs de la République » (bafouées par la République elle-même, à travers ses principales institutions), voire de les discriminer au prétexte de leur prétendu « communautarisme »[2].
Une telle entreprise idéologique et politique de stigmatisation et de discrimination ne pouvait prospérer sans se donner des dehors respectables[3]. Ainsi s’est-elle appuyée sur une intense mobilisation intellectuelle et politique, généralement menée au nom des « valeurs judéo-chrétiennes » et/ou des « principes républicains ». Ces valeurs et principes seraient ainsi mis en péril par la présence visible et l’activisme des musulmans en France.
De ce point de vue, la laïcité a sans nul doute constitué la pièce centrale du dispositif islamophobe[4]. Remodelée à partir des années 1990 et surtout dans les années 2000, détournée de son sens originel, « falsifiée »[5], elle n’a cessé depuis de fonctionner comme un opérateur de racialisation[6]. Elle est en effet de plus en plus considérée, non comme un principe juridique fondamental garantissant la liberté de conscience et de culte ainsi que l’égalité des citoyens devant l’État, mais comme un impératif de neutralité religieuse s’appliquant à tous et en toute occasion (non aux seuls agents de l’État dans l’exercice de leur activité, comme c’était le cas antérieurement) et comme un élément central de l’identité nationale française voire, d’une manière plus audacieuse encore, de la « civilisation judéo-chrétienne »[7].
De ce fait, toute pratique considérée comme « contraire à la laïcité » – c’est-à-dire contraire à cette « nouvelle laïcité » qui s’est imposée avec la loi du 15 mars 2004 sur les signes religieux dans les écoles françaises[8] – sera perçue comme manifestant un défaut ou un refus d’intégration, voire une tentative « communautariste » de saper les fondements de la République en imposant des valeurs qui seraient contraires à celles de la France. Elle justifiera ainsi, si l’on ose le mot, une excommunication nationale-républicaine. En stigmatisant toujours davantage les musulmans, on a ainsi contribué à construire un « problème musulman » sous couvert de le résoudre.
Le harcèlement médiatique et politique dont ont systématiquement fait l’objet ces dernières années les femmes musulmanes ayant l’impudence d’apparaître comme telles publiquement, et non de demeurer à la place qui leur est socialement assignée (c’est-à-dire, dans le monde du travail, les emplois généralement les moins valorisés), serait incompréhensible sans cette « révolution conservatrice dans la laïcité[9] ».
Que l’on pense par exemple à Ilham Moussaïd, présente sur une liste du NPA aux élections régionales en 2010, à Houria Bouteldja, sans cesse présentée comme antisémite et homophobe, mais aussi plus récemment à la chanteuse Mennel Ibtissem, contrainte sous la pression politique et médiatique de quitter l’émission télévisée « The Voice », à Maryam Pougetoux, présidente de l’Unef-Sorbonne accusée notamment – par une animatrice du Printemps républicain – de fomenter rien de moins qu’une « infiltration » et un « noyautage » du syndicalisme étudiant par les Frères musulmans[10], ou encore au rappeur Médine, réputé faire l’apologie du terrorisme djihadiste.
On se souvient par ailleurs que Latifa Ibn Ziaten, mère d’un militaire assassiné par Mohammed Merah, avait été sifflée lors d’un colloque tenu en décembre 2015 à l’Assemblée nationale, par des participants lui ayant tenu ces propos :
« Vous n’êtes pas française madame. Vous dites que vous avez la nationalité française, mais vous ne pouvez pas parler de la laïcité alors que vous portez un foulard, vous faites honte à la France[11]. »
De même, il aura suffi à la journaliste Rokhaya Diallo, au militant associatif Marwan Muhammad ou à l’humoriste Yassine Belattar d’affirmer publiquement leur islamité, et de critiquer l’islamophobie, pour être également la cible de campagnes de harcèlement et de diffamation. Celles-ci visaient en particulier à dénier toute valeur à leur parole et à les empêcher d’exercer leurs métiers, voire à faire d’eux des fourriers de l’intégrisme religieux. Dans leur accumulation, ces exemples donnent à voir que, derrière la « question patente » des signes religieux se dissimule une « question latente » : celle de l’acceptation de la présence en France des immigrés et descendants d’immigrés postcoloniaux, du traitement qui leur est réservé et de la place qui leur est assignée[12].
Notons au passage que ce harcèlement islamophobe n’implique pas simplement des intellectuels, des hommes politiques et des médias classés à droite ou à l’extrême droite. Certaines officines issues de la « gauche » telles que le Printemps républicain et la LICRA, ainsi que certains journaux traditionnellement classés à « gauche » comme Marianne et Charlie Hebdo, y ont largement contribué ces dernières années et ont même parfois été à l’origine des polémiques visant des musulmans en vue dans l’espace public. Cela signale d’ailleurs à quel point il ne s’agit pas simplement pour des intellectuels comme Laurent Bouvet (l’un des fondateurs du Printemps républicain) de diagnostiquer une « insécurité culturelle », mais de la renforcer en alimentant en permanence les obsessions identitaires.
Si l’instrumentalisation islamophobe de la laïcité est si redoutable, c’est tout d’abord qu’un immigré ou un descendant d’immigrés extra-européens ne saurait s’y opposer sans se voir immédiatement qualifié d’« anti-républicain », donc d’« anti-Français », voire d’« islamiste ». Si la critique provient de quelqu’un qui n’est pas suspect d’être musulman (puisqu’il s’agit bien ici d’une logique permanente du soupçon), il sera inévitablement taxé d’« angélisme » ou d’« islamo-gauchisme » – expression dont il faut mesurer la symétrie presque parfaite avec le « judéo-bolchévisme » dont l’extrême droite agitait autrefois le fantasme. On lui reprochera en effet de méconnaître l’offensive menée par l’islam politique et la nécessité d’« adapter » la laïcité (c’est-à-dire de rompre avec l’esprit et la lettre de la loi de 1905), voire de se faire le complice, involontaire ou non, d’une trahison de la France et des « valeurs occidentales ».
Mais la puissance d’une telle instrumentalisation est aussi liée au fait que la logique discriminatoire sous-jacente est par définition proliférante. En effet, le champ des pratiques susceptibles d’être interdites par la « nouvelle laïcité » est potentiellement sans limites. De l’interdiction des signes religieux dits « ostentatoires » pour les élèves dans l’enseignement secondaire (qui – secret de polichinelle – visait en fait les musulmans, en particulier les musulmanes), on est passé au licenciement de la directrice-adjointe d’une crèche privée parce qu’elle portait un foulard (au nom du fait que, même structure privée, celle-ci aurait une mission de service public), à l’interdiction pour des mamans voilées d’accompagner les sorties scolaires de leurs enfants (circulaire Chatel), à l’interdiction du voile intégral dans l’espace public, et même à l’exclusion scolaire de jeunes lycéens et lycéennes au prétexte que respectivement leurs barbes et leurs jupes longues constitueraient autant de signes religieux ostentatoires. Un « guide de la laïcité à l’école » est d’ailleurs récemment venu consacrer institutionnellement ce qui relevait jusqu’à présent de pratiques locales contestées[13].
La loi Travail, imposée en 2016, a systématisé ce processus de « discrimination légale par capillarité[14] ». Les entreprises ont en effet été autorisées à « insérer dans le règlement intérieur une clause relative au principe de neutralité et imposer aux salariés une restriction de la manifestation de leurs convictions, notamment politiques et religieuses, à condition qu’elle soit justifiée par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise ». De même, la Cour de justice de l’Union européenne a rendu un avis en 2017 selon lequel une entreprise peut interdire le port du foulard, sous certaines conditions qui sont suffisamment vagues pour entériner, voire renforcer la discrimination contre les musulmans, et en particulier les musulmanes[15]. La porte est donc grande ouverte pour l’extension de la « nouvelle laïcité » à l’ensemble des salariés des entreprises privées mais aussi à l’Université.
Étant donné l’ampleur des discriminations islamophobes d’ores et déjà endémiques et mesurables[16], c’est donc une politique séparatiste qui se met en place. Celle-ci prend précisément pour prétexte la lutte contre le séparatisme communautaire dont les musulmans se rendraient coupables en toute occasion. Ainsi se trouve reconduite la logique ségrégationniste et raciste évoquée plus haut à propos des Roms : les dirigeants politiques mettent en place des mesures qui marginalisent objectivement un groupe, ou qui entérinent les pratiques d’exclusion sociale qui le ciblent ; puis ils justifient ces mesures et ces pratiques au nom de la marginalité et de l’exclusion dans lesquelles ce groupe se complairait, et au nom de son incapacité, pour de prétendues raisons culturelles, à s’insérer socialement et économiquement. Quoi de plus commode que de légitimer l’exclusion par l’auto-exclusion, la marginalisation par l’auto-marginalisation ?
Il est encore une autre dimension de l’islamophobie moins souvent relevée mais cruciale pour notre objet : son développement est en effet l’un des principaux vecteurs de l’aiguisement du nationalisme français. […] Le nationalisme français s’affirme comme un nationalisme impérialiste et guerrier. Cela est d’autant plus vrai que le militarisme, et plus largement le complexe militaro-industriel, ont joué depuis au moins deux siècles un rôle central dans la construction et le développement de l’État et du capitalisme français[17].
Mais s’il se radicalise actuellement, c’est en raison de facteurs qui tiennent moins au temps long qu’à certains traits de la période dans laquelle nous nous situons. Celle-ci est marquée en particulier par le déclin de l’impérialisme français – « Si nous avons des réactions d’ultranationalisme fascistoïde, c’est parce que nous sommes de grands universalistes-dominateurs en déclin » disait Pierre Bourdieu[18] – et l’affaiblissement de ce que René Gallisot avait nommé l’« État national social[19] ». C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre le réveil du nationalisme français et le développement de l’islamophobie – sans évidemment que l’islamophobie, et plus largement le racisme, soit réductible au nationalisme[20].
La « République », à laquelle est à présent unanimement identifiée la nation française – alors même que la droite nationaliste continuait jusqu’aux années 1980 à combattre certains des principes républicains fondamentaux, en particulier la laïcité –, est le cadre idéologico-institutionnel permettant non seulement d’unifier imaginairement un corps national-social de plus en plus atomisé par les contre-réformes néolibérales et d’occuper l’espace politique et symbolique laissé vacant par la remise en cause de la souveraineté nationale-populaire.
On ne s’étonnera pas que ceux qui, comme N. Sarkozy, ont le plus fait pour imposer le règne du « supranationalisme du capital[21] », en particulier via l’Union européenne, donc pour vider de toute substance cette souveraineté, sont aussi ceux qui ont le plus œuvré au réveil d’un nationalisme agressif, xénophobe et raciste. À mesure que le capitalisme se déterritorialise et que les bourgeoisies se libèrent de leurs ancrages nationaux – un processus d’ailleurs loin d’être achevé[22] –, se développent les nationalismes, non seulement en réaction mais alimentés par ceux-là mêmes qui favorisent cette déterritorialisation et cette « libération ».
Il n’est donc pas suffisant de constater avec Benedict Anderson que la nation est une « communauté imaginaire », autrement dit une construction socio-historique dans laquelle les intellectuels ont joué un rôle central[23]. Il faut encore évaluer les effets – qui n’ont rien d’imaginaire – de cette construction. Il importe notamment de donner à voir le rôle des dirigeants politiques et des États dans ce processus, et de décrire les luttes politiques et symboliques dont elle ne cesse d’être l’enjeu (puisque les nations ne sont figées que dans l’imaginaire nationaliste).
Si c’est le nationalisme qui fait la nation, et non l’inverse comme le postule la pensée nationaliste[24], il importe de se demander comment la nation peut se trouver remodelée par les transformations du nationalisme, mais aussi du capitalisme et de l’État. En particulier, quelle nation tend à fabriquer le néo-nationalisme dont Sarkozy et ses continuateurs se sont faits les promoteurs, en recourant à une rhétorique venue des différentes composantes de l’extrême droite – notamment via Patrick Buisson, journaliste et militant d’extrême droite reconverti en spin doctor sarkozyste – et en allant jusqu’à créer un ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire[25] ?
Sans ennemi identifié, le nationalisme ne peut guère se développer : il lui faut se donner des « communautés imaginaires » ennemies, vigoureuses et malfaisantes. Dans le cas des nations opprimées, les puissances colonisatrices ou néo-impériales constituent une cible logique, évidente et légitime. Mais dans la mesure où la France n’est aucunement une nation opprimée mais dominante, un travail intellectuel et politique constant est rendu nécessaire pour faire apparaître comme ennemis ou traîtres à la nation certains groupes minoritaires qui, subissant pourtant la stigmatisation et la discrimination, se trouvent constitués en puissance omniprésente et menaçante.
De ce point de vue, le consensus islamophobe permet assurément de solidifier l’imaginaire national, donc la nation, en invitant le groupe ethno-racial majoritaire à faire bloc contre la menace que représenteraient les musulmans. Le ciblage de l’islam et des musulmans, de leurs pratiques culturelles et religieuses (réelles ou imputées), la désignation des immigrés et descendants d’immigrés postcoloniaux comme toujours potentiellement extérieurs au corps national-social, permet en effet d’imposer une définition implicitement ethno-raciale de la France et de l’« identité française ». Il tend en outre à durcir les frontières internes à la société française[26], en fournissant au passage des armes idéologiques employables à propos d’autres minorités (en particulier les Roms et l’ensemble des non-Blancs, qu’ils soient ou non musulmans).
On comprend ainsi que, lors d’un meeting en septembre 2016 dans le cadre des primaires de la droite, Sarkozy ait pu affirmer : « Si l’on veut devenir français, on parle français, on vit comme un Français. Nous ne nous contenterons plus d’une intégration qui ne marche plus, nous exigeons l’assimilation. Dès que vous devenez français, vos ancêtres sont gaulois. » De manière significative, cette profession de foi nationaliste était intimement associée, dans le même discours, à ce qu’il appelait l’« islam extrémiste et politique », dont le but serait de « provoquer la République ». Ainsi promettait-il de mener « une guerre impitoyable », non seulement contre le terrorisme se réclamant de l’islam mais contre les « comportements moyenâgeux qui veulent qu’un homme se baigne en maillot de bain quand les femmes sont enfermées dans des burkinis ». Dénonçant ce qu’il appelait alors « la tyrannie des minorités », il assurait qu’il serait « le président de la communauté nationale car en France, la seule communauté qui vaille est la communauté française ».
Ugo Palheta
Notes
[1] Sur ce dernier point, Voir S. Brun et Juliette Galonnier, « Devenir(s) minoritaire(s). La conversion des Blanc‑he‑s à l’islam en France et aux États-Unis comme expérience de la minoration », Tracés. Revue de science humaine, 2016, n°30.
[2] Sur la rhétorique du « communautarisme » et sa fonction idéologique, Voir F. Dhume-Sonzogni, Le communautarisme. Enquête sur une chimère du nationalisme français, Paris, Demopolis, 2016.
[3] Pour une exploration de cette notion de « racisme respectable » appliquée à l’islamophobie, Voir Rachad Antonius, 2002, « Un racisme “respectable” », in J. Renaud, L. Pietrantonio, et G. Bourgeault (dir.), Les relations ethniques en question : ce qui a changé depuis le 11 septembre 2001, Montréal, Les Presse de l’Université de Montréal, pp. 253-271 ; S. Bouamama, L’affaire du foulard islamique : la production d’un racisme respectable, Roubaix, Geai Bleu, 2004 ; P. Tevanian, La mécanique raciste, op. cit.
[4] Sur ce point, voir notamment : J. W. Scott, La Politique du voile, Paris, Éditions Amsterdam, 2017 [2007].
[5] Voir J. Baubérot, La Laïcité falsifiée, La Découverte, 2012.
[6] Sur le concept de racialisation, Voir D. Fassin, « Ni race ni racisme. Ce que racialiser veut dire », in D. Fassin (dir.), Les Nouvelles frontières de la société française, Paris, La Découverte, 2012 [2010].
[7] S’il est souvent fait référence aux « valeurs judéo-chrétiennes », c’est qu’elles seules autoriseraient la séparation du politique et du religieux (quand bien même les configurations en Europe sont très disparates en la matière). On pourrait également rappeler à quelle point l’Église catholique fut hostile à la laïcité et la combattit violemment.
[8] L’expression « nouvelle laïcité » est issue d’un rapport rendu en 2003 par un dirigeant de la droite, François Baroin. Elle souligne explicitement la rupture entre la laïcité de 1905 et ce qui s’impose sous ce label à partir des années 2000.
[9] Selon l’expression de Pierre Tevanian. Voir Dévoilements. Du hijab à la burqa : les dessous d’une obsession française, Paris, Éditions Libertalia, 2012.
[10] Voir F. Durupt, « Voile, “islamisme”… de Mennel à Maryam Pougetoux, des polémiques et des méthodes qui se répètent », Libération, 14 mai 2018, http://www.liberation.fr/france/2018/05/14/voile-islamisme-de-mennel-a-maryam-pougetoux-des-polemiques-et-des-methodes-qui-se-repetent_1649900.
[11] « Huée à l’Assemblée nationale, Latifa Ibn Ziaten va porter plainte », BFM-TV.com, 22 décembre 2015, http://www.bfmtv.com/societe/huee-a-l-assemblee-nationale-latifa-ibn-ziaten-va-porter-plainte-938887.html.
[12] Voir P. Bourdieu, Interventions, 1961-2001. Science sociale et action politique. Textes choisis et présentés par F. Poupeau et T. Discepolo, Marseille, Agone, 2002. Sources : archives du Collège de France. Texte daté de novembre 1989.
[13] M. Battaglia et L. Cédelle, « Signes religieux, dispenses de cours, enseignements contestés : l’école se dote d’un nouveau guide de la laïcité », Le Monde, 29 mai 2018, https://www.lemonde.fr/education/article/2018/05/29/signes-religieux-dispenses-de-cours-enseignements-contestes-l-ecole-se-dote-d-un-nouveau-guide-de-la-laicite_5306552_1473685.html.
[14] Voir A. Hajjat et M. Mohammed, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », Paris, La Découverte, 2013, p. 143-162.
[15] Voir J.-B. Jacquin, « Europe : les entreprises peuvent interdire le voile sous conditions », Le Monde, 14 mars 2017, http://www.lemonde.fr/emploi/article/2017/03/14/la-justice-europeenne-se-penche-sur-le-port-du-voile-islamique-au-travail_5093936_1698637.html.
[16] Une enquête a pu, par exemple, montrer que les hommes musulmans ont quatre fois moins de chances d’être convoqués à un entretien d’embauche que leurs homologues catholiques. Voir M.-A. Valfort, Discriminations religieuses à l’embauche : une réalité. Antisémitisme et islamophobie sur le marché du travail français, Rapport pour l’Institut Montaigne, octobre 2015. Plus largement, voir la synthèse proposée sur les discriminations islamophobes par A. Hajjat et M. Mohammed : Islamophobie, op. cit., p. 25-70.
[17] Voir C. Serfati, Le Militaire. Une histoire française, Paris, Éditions Amsterdam, 2017.
[18] Dans ses cours au Collège de France sur l’État.
[19] Voir notamment : R. Galissot, « Lutte de classes et État national social », L’Homme et la société, 1995, n°117-118.
[20] Sur ce point, voir l’analyse nuancée d’Étienne Balibar : « Racisme et nationalisme », in E. Balibar et I. Wallerstein, Race, nation, classe, op. cit.
[21] L’expression est de Cédric Durand. Voir notamment : En finir avec l’Europe, op. cit.
[22] Voir S. Chauvin et B. Cousin, « Vers une hyper-bourgeoisie globalisée ? », in B. Badie et D. Vidal, Un monde d’inégalités, Paris, La Découverte, 2017.
[23] Voir également les travaux d’Anne-Marie Thiesse, en particulier : La Création des identités nationales. Europe, 18e-20e siècle, Paris, Éditions du Seuil, 1999.
[24] Voir E. Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780 : programme, mythe, réalité, Paris, Gallimard, 1992.
[25] Sur cette initiative sarkozyste, Voir Gérard Noiriel, À quoi sert « l’identité nationale » ?, Marseille, Agone, 2007. Voir également : L. De Cock (dir.), Comment Nicolas Sarkozy écrit l’histoire de France, Marseille, Agone, 2008.
[26] Voir D. Fassin (dir.), Les Nouvelles frontières de la société française, op. cit
Contretemps, 30 août 2019 :
https://www.contretemps.eu/islamophobie-offensive-raciste/
Tribune du Monde d’Henri Pena-Ruiz : « La liberté de critiquer une vision du monde »
Le philosophe est au centre d’une polémique sur ses propos à l’université d’été des « insoumis ». Il s’explique dans une tribune au « Monde ».
L’accusation de racisme et les injures publiques qui l’accompagnent ne me feront pas taire. Les mots font mal quand ils visent la personne et la blessent par principe, parce qu’il s’agit ainsi de la salir pour disqualifier ses propos. Mais en vain. Petit retour sur les faits. Le 23 août, à Toulouse, j’ai fait une conférence devant les « insoumis » et les « insoumises », à l’invitation de mon ami Adrien Quatennens. J’ai rappelé la dimension émancipatrice de la laïcité, idéal conquis à rebours non des religions mais de leur dérive en volonté d’emprise sur les corps et les consciences. Chemin faisant, j’ai formulé la ligne de démarcation entre le propos raciste, qui vise et atteint les personnes comme telles, et la critique des religions, qui vise et atteint des doctrines et non des êtres. Loin de m’enliser dans une querelle de mots, il s’agissait pour moi de renforcer le combat contre le racisme en le distinguant nettement de ce qu’il n’est pas. Lors du débat, aucune objection ne fut formulée. Le sale boulot allait venir, après, par un charcutage de mes propos destiné à me tuer moralement.
Islamophobie, judaïsmophobie, cathophobie, athéophobie ne relèvent pas du racisme, mais de la liberté de critiquer une vision du monde. Voire de la rejeter vivement. Le suffixe phobie, hélas accrédité dans l’opinion, n’est pas très pertinent car il pathologise cette liberté. Reste que si la « phobie », comme peur débouchant sur le rejet, se manifeste par la mise en cause des personnes comme telles, du fait de leur conviction ou tout simplement de leur être, elle entre dans le champ du délit, qu’il faut combattre par la loi. L’arabophobie, la musulmanophobie et la judéophobie sont des racismes qui s’en prennent aux êtres humains comme tels. L’homophobie est un délit, car elle vise également une personne pour ce qu’elle est. Le racisme antimusulman, à distinguer du rejet de l’islam, est un délit là encore parce qu’il vise et atteint les personnes et non leurs croyances. La jurisprudence consacre la distinction évoquée, à rebours de dictionnaires si peu rigoureux qu’ils ne distinguent même plus le rejet des croyances et celui des personnes.
La liberté de croire doit être respectée, mais la croyance elle-même ne peut prétendre l’être. Dire qu’une personne se confond avec sa croyance, c’est consacrer le fanatisme
La liberté de croire doit être respectée, mais la croyance elle-même ne peut prétendre l’être. Dire qu’une personne se confond avec sa croyance, c’est consacrer le fanatisme. C’est en effet nier la distance à soi qui fonde en société la tolérance à l’égard de toute opinion différente. Et qu’on ne vienne pas me dire que les opprimés sont incapables d’une telle distance. Ce serait faire dériver la compassion en condescendance. Surtout, combattons l’oppression elle-même en brisant ses ressorts. Oui au curriculum anonyme pour déjouer les discriminations à l’emploi ou au logement. Oui aux cours d’instruction civique pour éradiquer le racisme et rappeler, entre autres, que le terme race n’est pas pertinent pour les êtres humains. Oui à la déconstruction de l’idéologie dominante, dictée ad nauseam par les nantis, dont les idées sont souvent filles de leurs intérêts.
La lutte contre le racisme a été et reste un des axes essentiels de ma vie, à côté de mon combat pour la laïcité, pour la justice sociale et pour la refondation écologique. La belle idée de République se trouve à la confluence de ces engagements, car le bien commun (res publica), c’est justement l’état de droit qui assure à toutes et à tous la liberté de choisir sa conviction et son mode d’accomplissement. L’égalité de traitement va de pair avec une telle liberté. « Chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition » (Montaigne). A rebours du communautarisme qui n’unit qu’en soumettant à des traditions particulières souvent rétrogrades, la République unit par des droits égaux qui émancipent, à condition de jouir des moyens qui les rendent crédibles. C’est pourquoi Jaurès la voulait sociale et pas seulement laïque. Perdre de vue cette idée, par exemple en attribuant à la laïcité des inégalités imputables aux rapports sociaux, c’est se tromper de diagnostic. C’est ce qui se passe quand les Indigènes de la République veulent voir dans la laïcité un « racisme d’Etat ». La hargne ainsi déversée sur l’idéal laïque relève d’une méprise. Elle est dictée par une passion triste qui congédie toute raison.
Les femmes, les homosexuels, les athées, entre autres, savent ce que doit leur émancipation à l’affranchissement de la loi civile par rapport à une loi religieuse qui trop souvent sacralisa des usages rétrogrades. Ce n’est pas pour rien que dans son livre « La Guerre civile en France » Karl Marx a félicité les communards de Paris d’avoir séparé l’Eglise et l’Etat en 1871. Ce n’est pas pour rien non plus qu’il fit du combat contre le racisme, aux USA, un devoir du prolétariat. La classe ouvrière, disait-il, est une classe universelle, en ce sens qu’en se libérant de l’exploitation capitaliste, elle libère toute l’humanité. Dans son sillage, Nelson Mandela, lui aussi combattant universaliste, refusa d’inverser la domination des Blancs sur les Noirs dans un apartheid à l’envers.
Ceux qui aujourd’hui me calomnient ont cru pouvoir substituer l’injure publique à l’argumentation, l’insulte passionnée à la raison. Aveu de faiblesse. Ils se dispensent de penser. Raison de plus pour défendre et illustrer, plus que jamais, les causes qui me sont chères. Ma boussole ? La « tradition des opprimés » chère à Walter Benjamin. On mesure le degré de civilisation des sociétés au sort qu’elles réservent aux plus démunis. Insoumis je suis et insoumis je resterai.
Henri Peña-Ruiz
Henri Peña-Ruiz. Philosophe, écrivain, maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris, auteur notamment du « Dictionnaire amoureux de la laïcité » (Plon, 2014).
• Publié le 02 septembre 2019 à 06h00 - Mis à jour le 02 septembre 2019 à 13h22 :
https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/09/02/henri-pena-ruiz-la-liberte-de-critiquer-une-vision-du-monde_5505311_3232.html