Les cinq camions de gendarmerie coupent la route déviée, filent dans les artères désertes longées par les agences bancaires barricadées. Ils roulent près de la gare d’Hendaye où un train venu du nord vient de recracher ses derniers voyageurs avant la frontière espagnole. Un rare groupe de touristes asiatiques hébétés, qui n’a probablement jamais vu autant de regards policiers scrutés sur lui. « Papiers s’il vous plaît », tout le monde y passe.
Les hommes en noir stoppent leur course entre les façades blanches d’une rue centrale, rejoignent d’autres agents à pied, casques en main. « Manifestation ! Ils sont en train de déjeuner sur le port », informe d’un ton grave un policier, scratchant son gilet pare-balles dans la rue silencieuse. Ils restent postés, là. Le regroupement est en contrebas. Des voix émanent de la petite place dite « rebelle » du port de Caneta, face à la Bidassoa sur laquelle flottent des bateaux blancs.
Les centaines de « protestataires » sont là, des jeunes adultes ou plus âgés, parfois des enfants détendus sur les pelouses ou tables en bois, entre deux airs de musique basque, deux bouchées de riz ou deux gorgées de bière. Evane, piercing fluo au menton, lunettes aux reflets bleus et style vestimentaire gothique, est venue de Bordeaux, « pour faire la fête à Macron ».
Galilée, étudiant parisien de 18 ans chevelu, a écrit son propre slogan sur son gilet jaune, « jeune et insouciant, mais pas jeune con ». Il en est sûr : son « déguisement de scout – spécialement confectionné pour venir à Hendaye – lui a évité les contrôles policiers à bord du train ». Du haut de sa villa ornée de palmiers, un propriétaire en chemise blanche surplombe tout ce petit monde. Celui de l’anti-G7 qui a investi la ville d’Hendaye, encadré par des centaines de forces de l’ordre en alerte au moindre de ses mouvements. Ce jeudi midi, tous ces manifestants sont venus en groupe, d’un seul bloc. Le mouvement de foule dans un centre-ville figé a suscité l’affolement des policiers.
Ils sont pour l’heure 2 000 participants venus de France et d’Europe, d’après les organisateurs. Disséminés dans les différents points de rencontre du contre-sommet altermondialiste, ils veulent réagir au G7 de Biarritz, qui réunira samedi 24 et dimanche 25 août l’élite planétaire « capitaliste et pyromane », disent-ils. L’anti-G7 est l’initiative de 80 associations réunies au sein de deux plateformes : l’Alternative G7, nationale, qui réunit des associations comme Attac, CADTM, Oxfam, CRID, etc., et G7 EZ, qui rassemble des acteurs locaux, à l’image de LAB (un syndicat), Eh Bai (une coalition politique), Bizi (une association écologiste)… Soit, au total, une cinquantaine d’organisations basques.
À la tombée de la nuit, les participants altermondialistes se réunissent aux AG pour préparer les manifs de samedi et dimanche, « temps forts de désobéissance civile », clame-t-on ici. Dans la journée, écrasés sous la chaleur, ils déambulent dans les artères de Hendaye et Irun pour rejoindre les stands, les ateliers et les conférences mises en place par les organisateurs. Des dizaines de thèmes : « Ripostons à l’autoritarisme international », « Échanges entre les nations sans États », « Comprendre les luttes kurdes », côté français et espagnol.
Là-bas aussi, on repère partout les policiers voisins, juste après le pont frontalier qui surplombe la Bidassoa. Mêlés aux quelques touristes encore présents qui remplissent des valises de charcuteries, de cava, de cigarettes achetées dans les distributeurs aux airs de machines à sous, des centaines de forces espagnoles et de la « ertzaintza » (la police du gouvernement basque) guettent les manifestants aux airs de festivaliers, identifiables à leurs bracelets G7 EZ, qui signifie « non » au G7 en basque, et leurs gobelets plastique à l’inscription « Kalera » (« dans la rue »).
Car en terre basque, les organisateurs ont eu beau traduire tous les programmes en français, espagnol, euskara, c’est sans nul doute la dernière langue qui domine. Les banderoles flottent, beaucoup de visiteurs n’y comprennent rien : « Atltsasukoak askatu » (pour la libération de jeunes du village d’Altsasu en Navarre [1]) ; « 2019, Kapitalismaoren Jukutriak » (« 2019, arrachage du capitalisme »). « Ce sommet est clairement l’initiative des Basques, ils se sont d’abord rassemblés entre eux en 2018 dans le G7 EZ. Ils sont majoritaires dans l’encadrement. Alors que l’État nous a donné les terrains au tout dernier moment pour les conférences et le logement, ce sont eux qui ont pris la main sur la communication, la logistique, etc. », raconte Sébastien Bailleul, de la plateforme Alternative G7, qui s’est alliée aux Basques en 2019.
Les organisateurs affichent cette hétérogénéité [2] : « Nous assumons de n’être pas toujours d’accord. Mais nous sommes fiers d’être d’accord sur l’essentiel. »
« Ils ont choisi Hendaye et Irun parce que c’était symbolique. » Soit à cheval sur la frontière franco-espagnole, qui n’en est pas une pour les indépendantistes qui rêvent d’un Pays basque uni, de trois millions d’habitants et sept provinces sur les deux pays. Les « Abertzale », comme on dit ici, soit « ceux qui aiment la patrie » basque. « La forte identité du Pays basque était une particularité qu’il a fallu prendre en compte dans l’organisation. C’est anecdotique, mais il a fallu s’adapter, par exemple sur le vocabulaire », ajoute Sébastien Bailleul. Dans les couloirs du Ficoba, centre de conférences gris tout en longueur à Irun, on ne dit plus « Pays basque français ou espagnol », mais « Pays basque nord ou sud ». On ne parle plus de « plateforme nationale » mais hexagonale pour mentionner la plateforme Alternative G7.
« Les Basques se désignent comme une plateforme nationale », résume Unai Arkauz Hiriart, membre de Aitzina, mouvement de la jeunesse basque créé en 2013, participant au contre-sommet. Le jeune Basque est plein de fierté quand il évoque sa région. Vingt-cinq ans à peine et il en connaît les luttes passées que les anciens et les livres lui ont contées, les séquelles de ce territoire basque endeuillé par les 829 victimes mortelles du groupe armé ETA, les centaines de blessés, les 4 114 cas de torture [3]et les dizaines de personnes tuées par les groupes paramilitaires.
Depuis l’adieu aux armes en 2018, annoncé par l’ETA, le jeune se sent investi d’une « lutte sans violence », comme d’autres de sa génération, pour l’indépendance. Pour lui, le G7 à Biarritz représente « un affront auquel il faut répondre. Ils représentent l’ultra capitalisme, tout ce qu’on essaye de déconstruire ici ».
À la genèse de la plateforme G7 EZ, en 2018, ils n’étaient qu’une poignée, du Pays basque français, raconte-t-il. Puis, ils ont franchi la frontière terrestre. Côté espagnol, les soutiens de poids sont vite venus. « Avant il y avait une frontière physique mais aussi mentale, des problèmes parfois pour accorder nos violons entre Basques du nord et du sud. Mais là c’était inédit », s’emballe Unai. « Jamais nous n’avions créé une telle plateforme avec des groupes si différents, nous avons fait des réunions pendant un an en trois langues. Cela nous a, contre toute attente, rassemblés », dit-il les yeux brillants, sous l’ombre de sa casquette noire.
Un G7 dans un contexte de transition
Le mouvement libertaire Indar Beltza et antifasciste IPEH Antifaxista ont pourtant quitté la plateforme au dernier moment, en désaccord avec celle-ci. « Oui, mais le chemin parcouru est déjà énorme. Cette expérience nous servira pour la suite, au Pays basque », prédit le militant. Dans la cour de l’école de la ville de 17 000 habitants, il montre cette petite cabane en bois où trône un lit de camp défait aux draps estampillés « centro penitenciaro » sous une fenêtre aux barreaux bleus et un drapeau « Euskal Herrira ». La reproduction à l’identique d’une cellule d’un prisonnier politique, érigée dans le cadre du contre-sommet.
« Il y a 260 prisonniers politiques basques », assure-t-il, en France et en Espagne, dont beaucoup de militants de l’ETA. Pour lui, comme pour d’autres jeunes, ce contre-G7 est une vitrine, l’occasion de rappeler que « le combat politique pour leur libération et l’indépendance continue au Pays basque ». Les enfants de détenus prendront la parole dans cette école rebaptisée « Espace jeunes » pour l’anti-G7, des conférences évoqueront aussi les manières de « travailler et vivre au Pays basque ».
Unai Arkauz Hiriart n’avait que six ans, en 2000, lors du sommet de l’Union européenne, qui avait lui aussi donné lieu à la bunkérisation de Biarritz. Des affrontements entre policiers et manifestants avaient secoué la ville. Crâne dégarni, teint hâlé, Txetx Etcheverry, mémoire plus ancienne de ces contrées, qui a participé au désarmement de l’ETA, s’en souvient bien. Cela « n’arriverait plus aujourd’hui », le contexte a trop changé, dit le militant basque et écologiste, intervenant d’une table ronde à l’espace Ficoba. « Mais même en 2000, à tous les sommets internationaux qui ont suivi, je n’avais vu autant de policiers ici. » « 13 200 ! », répète-t-il outré et incrédule – les effectifs avancés pour le Pays basque par le ministère de l’intérieur, au cours d’une visite sur les lieux mardi.
« L’ennemi a choisi le dispositif qu’il a mis en place, on ne peut pas lutter sur le même plan là où il est le plus fort. Alors, il faut trouver une manière de faire des dégâts sans violence et sans casse », prône Txetx Etcheverry. Sa solution : la mise au pied du mur, qui empêchera toute action adverse. Avec ses camarades de l’ANV-COP21, ils sont connus pour avoir décroché 125 portraits officiels de Macron en France. « Dimanche, nous les ramènerons à Bayonne, ils seront tous emballés. » Ils convergeront vers le centre historique, vite rejoints par d’autres badauds eux aussi tableaux divers en main. « Des peintures de Monet, des photos de famille, des Van Gogh, qui sait ce qu’il y aura. Les flics auront l’air finaud s’ils décident de tous nous faire déballer les œuvres ! » On les accuse de « dégradation de l’image présidentielle », Txext Etcheverry en sourit presque. Une « stratégie gagnante », il en est persuadé, face au « tout policier ».
Elle aussi « étouffe », dans cette ambiance, dit-elle. Mais elle ne peut s’empêcher d’avoir un large sourire sur son visage marqué par ses yeux clairs. La tenue de ce contre-sommet est déjà une « victoire », annonce Anita Lopepe, porte-parole de la coalition basque Eh Bai, représentée au niveau municipal et cantonal en France. Et il est plein de sens, selon elle. « Ce G7 de Biarritz ne se passe pas n’importe où, cela se passe dans une région qui offre des alternatives visibles au système vendu par le G7 », explique-t-elle. Une occasion de les mettre en lumière tout au long des conférences de l’anti-G7.
Elle en mentionne plusieurs. D’abord l’eusko, cette devise alternative qui a franchi en 2018 le cap du million en circulation, une première en Europe pour une monnaie locale. On peut ici ouvrir un compte crédité en eusko, payer en billets d’eusko ou avec son « euskokart » dans les magasins liés à l’opération. Ensuite, il y a, dit Anita, les Ikastola, ce système éducatif d’écoles associatives bilingues. Reconnues par le ministère français de l’éducation nationale, elles scolarisent près de 3 500 enfants.
Puis enfin, les luttes écologiques célèbres dans ces contrées, qu’Anita résume avec passion. Le combat contre le projet « Kanbo », de l’entreprise Sud Mine, baptisé « à la reconquête de l’or basque » dans le périmètre verdoyant entre Saint-Pée-sur-Nivelle, Cambo-les-Bains, Itxassou, Sare, Espelette… ? Avorté en février 2018, sous l’effet de la rue en colère. Ces kilomètres de prolongement de la ligne LGV venant fendre le Pays basque pour rejoindre l’Espagne ? Abandonnés eux aussi, sous l’impulsion des manifestations. « Ce n’est pas parce que le Pays basque est plus ou moins performant qu’une autre région, mais tout ça est possible grâce au contexte politique », tient à préciser Anita Lopepe.
Egoitz Urrutikoetxea, de la fondation politique Iratzar, issue de la gauche indépendantiste, regrette quant à lui la manière dont les médias parlent du contre-sommet. Il développe son argumentaire vif sur la question, oubliant la chaleur qui plombe le parking vide du centre Ficoba. « On a notamment évoqué les violences possibles, la fameuse technique du “kale borroka” – la lutte de rue, en basque – brandie par les autorités. Il y a la volonté d’enfermer notre mouvement en faisant croire que c’est toujours la violence qui prime ! » Egoitz, fils de Josu Urrutikoetxea, présenté comme l’un des dirigeants politiques et négociateurs de l’ETA, actuellement en détention, estime pour sa part qu’il « faut insister sur le contexte de transition, dans lequel le Pays basque se trouve depuis 2011 [et la fin annoncée de l’action armée de l’ETA – ndlr] ».
En huit ans, « il ne s’est rien passé de violent ici, mais je pense qu’ériger une grille de lecture violente participe à la logique mise en place par l’État français ». Et de revenir sur les réponses au mouvement Nuit debout, à celui des gilets jaunes. « Quand on s’exprime démocratiquement ? C’est toujours la répression », résume le Basque. « Le pouvoir militarise la région, prend des décisions pour le peuple, mais sans le peuple. Nous, au contre-G7, nous avons voulu faire l’inverse. Donner la parole à la population locale, croiser les expériences, mettre en lumière des projets concrets », observe-t-il. « L’élite se barricade, elle a peur du peuple. » Au-dessus de sa tête, l’hélicoptère des autorités tourne dans les airs. La veille, Egoitz Urrutikoetxea avait aussi vu des drones.
Médiapart, 22 août 2019
Elisa Perrigueur
Matthieu Suc
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez chaque lundi par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais, dans la semaine écoulée.