Le 6 août, une conférence de presse a été organisée « pour le peuple, par le peuple » sur le forum Internet LIHKG, outil central des mobilisations antigouvernementales et anti-Pékin, « pour contrebalancer le monopole du discours officiel sur les événements ». Les trois manifestants masqués ont voulu « faire porter leur voix sous-représentée au-delà des frontières », puisqu’on ne les écoute ni à Hongkong ni à Pékin.
Cela s’inscrit dans une guerre des images et des slogans déjà bien engagée. Les manifestations gigantesques de juin (le 16, elles ont rassemblé jusqu’à un tiers de la population) avaient d’abord rencontré le silence étourdissant du gouvernement central et des médias en Chine continentale. Les premiers commentaires avaient ensuite qualifié les mobilisations d’émeutes – les manifestants, de criminels – et minimisé leur ampleur et les revendications.
Les références au séparatisme, aux « révolutions de couleur » et les accusations de terrorisme maintenant proférées sont assorties d’intimidations militaires. De l’étranger, la communication des manifestants semble plus convaincante : le désespoir et le jusqu’au-boutisme d’une frange radicale sont replacés dans le contexte du mutisme et du mépris des autorités, ainsi que les attaques douteuses de membres des triades et les exactions des forces policières.
Flagrant manque d’écoute des dirigeants hongkongais
Ce dialogue de sourds, alimenté par des stratégies médiatiques parallèles et l’agitation sur les réseaux sociaux de communautés en apparence étanches, semble à la fois exotique tout en nous rappelant la crise de la représentation, son déficit et son rejet, qui hantent notre société et ont récemment provoqué le mouvement des « gilets jaunes ».
Chef de l’exécutif, Carrie Lam apparaît coupée des Hongkongais et enfermée dans un dialogue avec le camp pro-Pékin
A Hongkong également, les manifestations ont surpris en mobilisant des groupes jusque-là peu enclins à descendre dans la rue, exaspérés par le flagrant manque d’écoute de la part des dirigeants hongkongais. Ceux-ci ont non seulement enterré l’introduction d’un suffrage universel véritable, mais ont laissé s’imposer les méthodes et réflexes du Parti communiste chinois (PCC) au sein d’une société baignant dans une tout autre culture politique et juridique.
La chef de l’exécutif, Carrie Lam, apparaît coupée des Hongkongais et enfermée dans un dialogue avec le camp pro-Pékin. Cette déconnexion l’a conduite à faire passer en force le projet de loi d’extradition sans avoir écouté les réticences des juristes, ni sondé au préalable l’opinion, par le truchement du système local d’information et de consultation mis en place par les Britanniques à la suite des émeutes du Star Ferry de 1966. Elle a encore attiré l’ire des manifestants en faisant la maladresse de se dire responsable d’abord vis-à-vis du PCC avant la population hongkongaise et en alignant son discours sur celui de Pékin. Elle a confirmé ainsi le sentiment qu’elle ne représente pas les intérêts de la ville et de ses habitants et les a plongés dans la terreur d’une absorption communiste.
En Chine, censure et autocensure renforcées
Quant au PCC, on peut déceler dans sa gestion de la crise ses automatismes : le monopole de la représentation du parti léniniste d’avant-garde, sa tolérance limitée et conditionnelle de formes d’expression et mobilisation populaires (elles doivent être « civilisées », raisonnables, et lui donner in fine le beau rôle d’arbitre bienveillant), sa confiance dans une opinion publique conservatrice et pragmatique, allergique depuis la fin de la Révolution culturelle à l’instabilité sociale.
Le message qu’il porte est le suivant : avec un pays, deux systèmes, Hongkong bénéficie déjà de plus de libertés. Ils en veulent plus, mais regardez ce qu’ils font avec, à un moment fatidique pour la Chine entière, dans le contexte de la guerre commerciale avec les Etats-Unis, les 70 ans de la victoire communiste et l’élection présidentielle à Taïwan.
En Chine continentale, l’opinion publique qui se profile, au détour de reportages, de commentaires postés sur les réseaux sociaux et de discussions avec des collègues chercheurs en marge de conférences, est hétérogène et d’autant plus difficilement saisissable qu’elle subit de plein fouet la censure et l’autocensure renforcées sous Xi Jinping. On note une certaine compréhension de la propension des Hongkongais à s’exprimer dans la rue, mêlée d’un ressentiment.
Petits prétentieux sans foi ni loi
Pourquoi tant d’animosité vis-à-vis des Chinois du continent ? Qu’est-ce qui justifierait ce statut spécial exigé par la ville : le résultat de prédations coloniales passées ? Qu’a-t-elle de plus que le reste de la Chine ? Pourquoi la jeunesse hongkongaise refuse-t-elle de se reconnaître citoyenne de la République populaire de Chine ? Ne faudrait-il pas maintenant remettre à leur place ces petits prétentieux sans foi ni loi ?
Le PCC s’adresse en priorité et sans ambages à une population de 1,4 milliard de Chinois qu’il veut rassembler derrière lui après quarante ans de développement économique et au moment où la montée en puissance de la Chine est contrariée par la politique de Donald Trump. Il pèse de plus en plus fortement sur la politique et la société hongkongaises et le principe « un pays, deux systèmes », qui se voulait rassurant pour Hongkong et, par projection, pour Taïwan, est ainsi mis en péril. Dans ce contexte, comment apaiser la colère des Hongkongais, attisée par le sentiment de ne pas être représentés ?
De France, le combat pour la représentation qui se mène à Hongkong nous est ainsi « étrange et pénétrant », car il semble prendre la relève, sous une forme caricaturale, dans un contexte non démocratique, d’une lutte qui n’est, pour reprendre Verlaine, « ni tout à fait la même ni tout à fait une autre ».
Auteure de Parler politique en Chine. Les intellectuels chinois pour ou contre la démocratie (PUF, 2014), Emilie Frenkiel est professeure de science politique et vice-directrice Laboratoire interdisciplinaire Hannah Arendt (LIPHA) à l’Université Paris-Est Créteil, et rédactrice en chef du site « La Vie des Idées ».
Emilie Frenkiel (vice-directrice Laboratoire interdisciplinaire Hannah Arendt)