Des renforts policiers ? « Impossible, manque d’effectifs. » La mise en place de nouvelles politiques de prévention, alors ? Non plus. « Manque de moyens. » Lorsque les dealeurs se mettent à régler leurs comptes aux portes des écoles maternelles et que les pouvoirs publics font aveu d’impuissance, ce sont souvent les femmes des quartiers qui se mobilisent. Reconquête de l’espace public, interpellation des élus locaux, coups de pression sur la police… Là où le trafic de stupéfiants « pourrit » la vie des habitants et menace celle de leurs enfants, elles montent au front, « toutes seules ».
Ce fut la fusillade de trop, la dernière d’une série de quatre en un mois et demi seulement, à Gentilly (Val-de-Marne). Début juin, un jeune homme de 27 ans a été abattu par un commando armé, cité Victor-Hugo. « Les faits se sont déroulés au ras de la maternelle », se désole Cécile (le prénom a été modifié). « Traumatisée », elle a retiré sa fille de l’école pendant dix jours.
« Il y a également eu deux intrusions de trafiquants en fuite dans l’établissement à l’heure où les enfants font la sieste, ajoute-t-elle. Devant l’entrée, c’est The Wire [« Sur écoute » en français, une série télévisée américaine ultra-réaliste mettant en scène le trafic dans la ville de Baltimore]. » Avec six autres mères de famille, elle a rassemblé 70 habitants au sein d’un groupe WhatsApp, afin d’échanger des informations et « éteindre les feux ». Décidées à « passer à la vitesse supérieure », elles ont également créé le collectif (bientôt une association) « Be Happy Be Gentilly ».
« Après quatre fusillades, mobilisez-vous »
Première action : « Débarquer sans crier gare » à la mairie. L’objectif ? Exiger une présence policière tous les jours de la semaine à la sortie de l’école, entre 16 h 30 et 18 heures. Ce qu’elles ont fini par obtenir, après une rencontre avec le commissaire de police. Etape suivante : prendre la parole, le 6 juin, lors d’une réunion à l’hôtel de ville. Pendant plusieurs jours, elles ont battu le rappel en tractant dans les rues. « Urgence citoyenne ! Après quatre fusillades, mobilisez-vous », exhortaient-elles. Plus de 250 personnes ont répondu présent.
A cette occasion, elles ont adressé leurs doléances aux élus : un dispositif de sécurité à long terme dans le quartier et principalement autour de l’école, la création d’une police municipale, la remise en place d’éducateurs de rue et de médiateurs.
Début juillet, les femmes de Be Happy Be Gentilly ont enchaîné avec un « goûter party » au cœur de la cité afin de réinvestir le quartier et « créer un événement heureux ». L’après-midi a rassemblé une centaine de personnes. « On ne peut pas se substituer à la police, ni à la justice ni à la Mairie, mais on peut tenter de rétablir un peu de paix », espère Cécile.
Même mobilisation 100 % féminine, cette fois à Boissy-Saint-Léger (Val-de-Marne), dans la cité de la Haie-Griselle, où les « Mamans de Boissy » ont, elles aussi, décidé de créer une association et de mobiliser un réseau de mères du 94 à la suite d’une fusillade.
Embêter les dealeurs
A Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), chaque matin, entre les mois de mai et de juillet, ce sont principalement des femmes qui ont participé à une chaîne humaine devant le groupe scolaire Hugo-Balzac-l’Hermitage pour manifester leur colère face à la recrudescence des violences. Multiples intrusions dans l’enceinte de l’établissement, occupation du centre de loisirs à plusieurs reprises le soir et le week-end… « Jusqu’à il y a peu, les violences se concentraient autour des écoles, des collèges et surtout des lycées, désormais, on retrouve des sachets de poudre blanche dans la cour de récréation d’une école maternelle », alerte Catherine Denis, déléguée de la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE).
Cette action « symbolique » a marqué les esprits et donné l’élan pour aller plus loin. En juillet, tous les mardis soir, une vingtaine de femmes ont continué de se rassembler de 17 heures à 19 h 30 avec l’objectif de « reprendre l’espace public ». Repas de voisins, barbecue, soirée à l’occasion de la Fête de la musique, pique-niques dans les parcs où officient les vendeurs de drogue… Toutes les occasions sont bonnes pour « gêner » le trafic. « Ça embête les dealeurs mais ça ne les fait pas partir », regrette Catherine Denis.
A Marseille, ce sont encore des mères qui ont interpellé les pouvoirs publics afin de les convaincre de voter une loi pour que les biens saisis du crime organisé soient réaffectés à des projets d’économie solidaire pour les quartiers. Dans une tribune publiée dans Libération le 1er avril, les femmes des quartiers Nord de la cité phocéenne ont écrit leurs peurs : « Nous vivons les conséquences des réseaux de drogue. (…) Savez-vous ce que cela signifie ? C’est vivre dans la terreur. (…) C’est vivre seules, en première ligne. » Le premier ministre, Edouard Philippe, a déclaré que la proposition était « probablement une bonne idée » mais que cela relevait « presque du gadget ».
« T’es un p’tit con »
La lutte contre le trafic de drogue est ainsi devenue, sur le terrain, une affaire de femmes. Face à cette violence « masculine » – « Ce sont les hommes qui essaient de s’entre-tuer ! », rappellent certaines d’entre elles – les pères restent souvent en retrait. « Ils craignent une montée de la violence s’ils s’en mêlent, avance Cécile, de Gentilly. On incarne la maternité, les jeunes nous respectent, avec nous, il n’y a pas de conflit de testostérone. »
« On incarne la maternité, les jeunes nous respectent, avec nous, il n’y a pas de conflit de testostérone », note Cécile, une habitante de Gentilly.
Ces femmes ne prennent pourtant pas de pincettes. « Rentre chez toi ! Tu fais de la merde ! », « Arrête tes conneries », « T’es un p’tit con », « c’est une porcherie ce hall »… A défaut de parvenir à déloger les trafiquants, elles ne se privent pas de les remettre à leur place. « Avec les hommes, la moindre intervention vire au combat de coqs, constate Fatima Mostefaoui, à l’origine de la tribune et déléguée de la coordination nationale Pas sans nous à Marseille. De moi, des femmes, ils acceptent, ils savent que c’est bienveillant et ne se montrent pas violents. »
Du moins, pas souvent. En 2018, à Grenoble, six trafiquants de stupéfiants âgés de 18 à 20 ans avaient écopé de peines de prison ferme allant de quatre mois à un an pour avoir passé à tabac trois femmes qui avaient décidé de « reconquérir » le hall d’immeuble où ils faisaient leurs affaires en installant une petite table pour prendre le thé.
Louise Couvelaire
• Le Monde. Publié le 22 août 2019 à 02h57 - Mis à jour le 22 août 2019 à 07h46 :
https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/08/22/face-au-trafic-de-drogue-les-femmes-montent-au-front_5501483_3224.html
Les nouvelles combines des dealers minent la vie des riverains
Pour ne pas être dénoncés ou identifiés, les vendeurs sont issus d’autres communes et n’hésitent pas à menacer les habitants.
Les consignes sont claires : se taire, ne pas fixer du regard, passer son chemin comme si de rien n’était. Comme si la quinzaine de jeunes hommes stationnés dans le hall de l’immeuble et la cage d’escalier n’étaient pas là. Comme si on ne voyait pas les canettes vides et les mégots de cigarettes joncher le sol, ni la mare d’urine inonder l’ascenseur. Comme si on était sourd aux hurlements des guetteurs alertant les vendeurs de drogue de l’arrivée de la police : « A l’affût ! », « A l’affût derrière ! », « A l’affût devant ! »
Dans le bâtiment 4 de la cité Gaston-Dourdin, à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), Catherine (les prénoms ont été changés), 71 ans, résidente depuis plus de quarante ans, vit dans l’angoisse du faux pas susceptible d’attirer l’attention sur elle. Et elle passe son temps à fermer ses fenêtres.
Elle ne supporte plus ces cris qui parasitent ses jours et ses nuits, au point de lui faire perdre la boule, et le sommeil. « Vous entendez, hein, vous les entendez », répète-t-elle en boucle, à bout de nerfs. « Auparavant, les quelques voyous qui trafiquaient n’étaient là que quelques heures dans la soirée, et on les connaissait, raconte la retraitée. Maintenant, ils sont là 7 jours sur 7, 24 heures sur 24, et on ne les connaît plus. C’est devenu l’enfer sur Terre ici. »
« Stratégie des chaises tournantes »
Les nouvelles « méthodes de management » des dealers minent le quotidien des locataires, créant une tension « insupportable », « qui risque de mal finir », s’inquiète un habitant. Certains appellent cela la « stratégie des chaises tournantes ». Pour ne pas être dénoncés ou identifiés par les policiers et les habitants, les vendeurs et les « choufs », comme on appelle les guetteurs, sont dorénavant issus d’autres communes. Ils passent sans cesse d’une ville à l’autre.
« Ce ne sont jamais les mêmes, tempête Samia, une voisine, à Saint-Denis. Je les ai entendus dire qu’ils habitaient Sevran, Saint-Ouen et Aubervilliers. » « Résultat, ils se fichent du quartier, ils se fichent de tout détériorer, de tout casser, de jeter leurs détritus partout, d’uriner partout », renchérit Catherine.
Pis, ils filtrent les entrées et les sorties. « Comme ils ne nous connaissent pas, parfois, on doit patienter trente minutes avant qu’ils nous laissent rentrer chez nous, peste Sylvie, 42 ans, qui habite le bâtiment mitoyen depuis quinze ans. Il leur arrive de contrôler nos identités ! On n’ose plus inviter personne ni garer nos voitures dans le parking. »
Fin avril, le bailleur social a décidé de condamner l’un des deux parcs de stationnement souterrains, plaque tournante du trafic, espérant ainsi y mettre un terme. Au lieu de cela, le deal s’est encore un peu plus concentré à l’intérieur du bâtiment 4.
Objectif de rentabilité
La mobilité de la main-d’œuvre répond aussi à un objectif de rentabilité. « C’est bien plus lucratif d’envoyer des jeunes vendre dans d’autres quartiers que les leurs, souligne l’anthropologue Guillaume Sudérie, de l’observatoire régional de santé en Midi-Pyrénées, qui a observé le même phénomène à Toulouse. Moins il y a d’affinités et d’affect entre les habitants, qui sont aussi parfois consommateurs, et les vendeurs, plus il y a de bénéfices : pas de crédit, pas d’arnaques et aucune hésitation à mettre la pression. »
Menaces, intimidations, destruction des voitures, représailles physiques… Les mesures de rétorsion sont monnaie courante. « Ils peuvent se montrer charmants, nous dire bonjour et parfois même nous offrir leur aide pour porter nos courses, mais uniquement si on la boucle, témoigne Catherine. Si l’un de nous proteste, ils se vengent. »
Comme cette voisine à qui « on » a promis « d’égorger son chien ». Ou cette femme dont les rétroviseurs ont été arrachés. Ou encore cet homme, qui s’est fait « casser la gueule », raconte un policier. « La plupart des gens ont maintenant trop peur pour se mobiliser et occuper les halls pour les chasser, regrette Samia. Nous sommes totalement dépassés et désemparés. » Les habitants ne sont pas les seuls.
L’union sociale pour l’habitat d’Ile-de-France (AORIF), qui regroupe plus de 140 organismes HLM et travaille à l’élaboration d’un plan stratégique de tranquillité et de sécurité, évalue à 20 % le nombre de « sites complexes », dont deux tiers « en très grande difficulté » dues au trafic de stupéfiant. Une situation qui ne cesse de s’aggraver.
« Un système quasi industriel »
L’emploi de vigiles de sociétés de sécurité privée et de médiateurs, l’installation de caméras de surveillance et de Digicode, la réduction de la taille des halls d’entrée pour éviter les attroupements, l’agrandissement des fenêtres donnant sur l’extérieur afin de mieux voir ce qui se passe à l’intérieur, la suppression des recoins, le renforcement des gaines techniques et des faux plafonds (qui servent de planques pour la marchandise)… Les multiples dispositifs mis en place par les bailleurs sociaux peinent à freiner le trafic.
Et ils peuvent parfois « mal tourner ». Ainsi en 2016, au Clos-des-Roses, à Compiègne (Oise), gangrené par un important trafic de crack, de cocaïne et d’héroïne, lorsque l’office public d’aménagement et de construction (OPAC) a fait appel à quinze agents de sécurité privée : « Une soixantaine de jeunes leur ont tendu un guet-apens, raconte Vincent Peronnaud, directeur général de l’OPAC de l’Oise. Ils ont échappé de peu au piège. Nous avons donc levé le dispositif. » Et vidé l’immeuble. Les vingt-quatre familles restantes ont été relogées en début d’année afin d’entreprendre d’importants travaux. « Comme rien n’a marché, nous avons été contraints de tout fermer, explique le directeur général. Pour l’instant, le trafic s’est délocalisé sur la voie publique. »
« Leur système quasi industriel et très libéral est redoutable, estime un policier de Seine-Saint-Denis. La main-d’œuvre est beaucoup plus fluctuante et mouvante qu’auparavant et l’organisation, parfaitement rodée : aucun d’eux ne transporte de grandes quantités, si bien qu’ils ne restent pas longtemps en prison. Le tout rend les réseaux particulièrement difficiles à démanteler. »
« Discrimination territoriale »
Dès que la police procède à un coup de filet, le « personnel » est remplacé en quelques heures. Sans compter « le rajeunissement des petites mains du trafic », souligne le sociologue Marwan Mohammed, auteur d’un rapport de recherche sur « L’implication des mineurs dans le trafic de stupéfiants » (décembre 2016) – les moins de 13 ans ne sont pas sanctionnés pénalement. Fin avril, une soixantaine d’habitants se sont rassemblés devant la préfecture de Bobigny, en Seine-Saint-Denis, pour manifester leur colère et leur ras-le-bol. Leur principale requête ? L’augmentation des effectifs des forces de l’ordre.
« Si nous avions le même ratio de policiers par rapport au nombre d’habitants que dans le 18e arrondissement de Paris, nous devrions en avoir 200 de plus !, s’époumone Stéphane Peu, président de Plaine Commune Habitat et candidat de La Gauche debout – investi à la fois par La France insoumise et le Parti communiste – dans la 2e circonscription du département. Nous subissons une vraie discrimination territoriale. » Ce jour-là, le préfet ne les a pas reçus. Le rendez-vous est reporté après les législatives. En attendant, à la cité Gaston-Dourdin, Catherine continue de « raser les murs ».
Louise Couvelaire
• Le Monde. Publié le 07 juin 2017 à 06h41 - Mis à jour le 07 juin 2017 à 11h17 :
https://www.lemonde.fr/societe/article/2017/06/07/les-nouvelles-combines-des-dealers-minent-la-vie-des-riverains_5139763_3224.html