Ieng Sary, l’homme le plus célèbre aux côtés de Pol Pot à la tête des Khmers rouges pendant et après leur meurtrier passage au pouvoir au Cambodge (1975-1979), est mort le 14 mars 2013 à Phnom Penh, après avoir souffert de problèmes de santé divers et de troubles cardiaques. Il était inculpé pour « crimes contre l’humanité » par le Tribunal spécial Khmers rouges à composante internationale en charge de l’instruction des responsables encore en vie du génocide cambodgien.
Ieng Sary était le beau-frère de Pol Pot, mort en 1998, et, lors du drame cambodgien, fut le chef de la « diplomatie » du Kampuchéa démocratique, à la tête du ministère des affaires étrangères d’un régime coupé de la quasi-totalité du reste du monde. Il était alors surtout l’homme de Pékin et le fidèle rouage de la politique étrangère chinoise auprès de ses chefs.
Il fut en particulier responsable de l’appel lancé aux Cambodgiens de la diaspora, réfugiés en Occident et en Chine après avoir fui les bombardements américains sur leur pays, pour qu’ils rentrent dans un Cambodge « libéré » après la victoire communiste d’avril 1975. La plupart de ces personnes de « retour de l’étranger » finirent assassinées dans des camps de travaux forcés ou sous la torture.
ETUDIANT AU LYCÉE CONDORCET ET À SCIENCES PO
Né sous le nom de Kim Trang d’un père khmer et d’une mère chinoise dans une localité du delta du Mékong passée depuis sous souveraineté vietnamienne, Ieng Sary n’a cessé de mentir sur son âge à la faveur d’un état-civil incertain. Il semble être né en 1922. Un passeport officiel chinois truqué, établi en 1979 pour lui permettre de circuler en Occident sous le faux nom de Su Hao, le faisait naître en 1930 à Pékin.
A la mort de son père, il aurait adopté le nom de famille de son tuteur d’adoption, un bonze bouddhiste. Par cette filière, il parvient à suivre des études secondaires au lycée Sisowath à Phnom Penh et obtient, en 1950, une bourse pour les poursuivre à Paris, au lycée Condorcet puis à l’Institut d’études politiques de la rue des Saint-Pères. Il est déjà marqué agitateur de par son appartenance, depuis 1946, à un groupe lycéen intitulé « Libération du Cambodge du colonialisme français ».
Il fréquente très tôt le Parti communiste français dont il serait devenu membre en 1951, et participe à la fondation du Cercle des étudiants marxistes du Cambodge au sein duquel il rejoint en particulier Saloth Sar, plus tard connu sous le nom de Pol Pot. Celui-ci est fiancé à Khieu Ponnary, une jeune fille de la haute société cambodgienne qui étudie la linguistique, et Ieng Sary va épouser la sour cadette de cette dernière, Khieu Thirith, brillante étudiante de littérature anglaise spécialisée sur Shakespeare.
Le mariage est célébré à l’été 1951 à la mairie du XVe arrondissement et Thirith devient pour la vie Ieng Thirith. Certains récits affirment qu’un témoin de marque du mariage était l’avocat français Jacques Vergès, ami des futurs Khmers rouges (qui revendique son amitié d’alors avec les futurs maîtres du Cambodge). Ieng Thirith était par la suite devenue la ministre des affaires sociales du régime Khmer rouge. L’une des quatre accusées du procès en cours, elle a été libérée en septembre 2012 après avoir été reconnue atteinte de démence sénile.
« FRÈRE NUMÉRO TROIS »
Revenu au pays en 1957, Ieng Sary devient professeur d’histoire au lycée Sisowath, à Phnom Penh, mais entretient des relations de plus en plus étroites avec les germes de l’insurrection communiste dont son beau-frère prendra la tête après avoir éliminé quelques rivaux. Les deux couples (Saloth Sar et Ponnary ont célébré leur mariage à leur retour au pays) ne se quittent guère plus. Hormis lorsque Ieng Sary est dépêché à Pékin, après le putsch du maréchal Lon Nol (1970), pour y chaperonner pour le compte de son beau-frère, passé à la guérilla active, l’ex-chef du régime renversé, le prince Norodom Sihanouk, désormais allié des Khmers rouges contre « l’impérialisme américain ».
Sihanouk ne se cachera jamais d’une grande aversion pour ce personnage effectivement peu amène, aux manières doucereuses et au regard tout sauf franc.
Alors que leur victoire est proche, Ieng Sary est devenu le « frère numéro trois » d’une hiérarchie secrète dans laquelle son beau-frère est le mystérieux « numéro un » et qui ne reconnaîtra au grand jour sa nature communiste que plusieurs mois après que la capitale Phnom Penh fut tombée entre leurs mains, le 17 avril 1975. Ieng Sary abandonne alors aussi son autre nom de guerre, « Van », pour sceller des relations de plus en plus étroites avec une direction chinoise dont il méconnait les dissensions en cette fin du règne de Mao Zedong.
PIVOT ET PORTEUR DE CHÈQUES
Toutefois, après le coup d’Etat interne chinois qui élimine l’aile radicale des proches de Jiang Qing, la veuve de Mao, il parvient à négocier un virage politique en épingle à cheveux pour obtenir de Deng Xiaoping un curieux satisfecit : le Kampuchéa démocratique, dira celui-ci, réalise des prouesses dans la création « d’une société sans classe ». La Chine ne reviendra que tardivement sur ce jugement au fur et à mesure qu’émergeront les révélations sur les 1,7 à 2 millions de morts survenues au Cambodge dans le bref temps de cette « révolution ».
Ieng Sary continuera de jouer, après la défaite de 1979 devant l’armée vietnamienne, ce rôle de pivot et porteur de chèques entre Pékin et les alliés de la Chine dans la crise, Bangkok en particulier, pour les combattants khmers rouges. On le verra miraculeusement reconverti au bouddhisme, dans les années 1980, sur la frontière khméro-thaïlandaise, quand l’heure est à tenter de redorer le blason des insurgés pour l’étranger.
L’affaire lui semblant compromise lorsque la paix est ramenée par les Nations unies, après les accords internationaux de 1991, il négocie avec le régime cambodgien sa reddition, à la tête d’unités khmers rouges repenties, en échange de sa sécurité personnelle à la faveur d’un pardon royal octroyé, en1996, par un Norodom Sihanouk revenu sur le trône. Il ne cessera plus alors de charger son beau-frère et quelques militaires Khmers rouges de l’entière responsabilité des massacres des années 1970.
Ieng Sary et Ieng Thirith comptaient couler de vieux jours paisibles dans leur demeure cossue de Phnom Penh, une fois construite leur pagode funéraire dans l’enceinte du temple voisin, grâce aux fonds recueillis dans le trafic des pierres précieuses et bois exotiques de la région de Pailin, un ancien fief khmer rouge près de la frontière thaïlandaise.
Jusqu’au jour de fin 2007 où leur fut signifiée la mise en accusation des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC) et leur arrestation pour « crimes contre l’humanité », et où il apparut que le « pardon » royal n’était pas une grâce, et n’avait plus cours. Vieilli et de faible santé, Ieng Sary ne semble pas avoir achevé la rédaction de mémoires pour lesquelles il passait pour avoir touché une substantielle avance d’un éditeur non identifié. Après son arrestation en 2007, il avait déclaré vouloir « savoir la vérité sur la période sombre de notre histoire », exigeant qu’on lui fournisse des preuves de sa culpabilité dans le génocide. Il aurait peu parlé durant les auditions, profitant du droit accordé aux prévenus de rester silencieux.
Après la mort de Ieng Sary, il ne reste que deux accusés devant le tribunal international de Phnom Penh, parmi les quatre plus hauts dirigeants du régime khmer rouge poursuivis au départ : Nuon Chea, 86 ans, le « frère numéro deux » et Khieu Samphan, 81 ans, ancien chef de l’Etat. Tous deux affirment n’avoir joué aucun rôle dans les atrocités commises.
Bruno Philip (Bangkok, correspondant en Asie du Sud-Est), Francis Deron ((1953-2009)) et Francis Deron (1953-2009), avec Bruno Philip
• Le Monde. Publié le 14 mars 2013 à 14h42 - Mis à jour le 14 mars 2013 à 19h38 :
https://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2013/03/14/cambodge-mort-de-ieng-sary-le-frere-numero-trois-du-kampuchea-democratique_1847968_3216.html
Au Cambodge, le tribunal spécial « déçu » après la mort d’Ieng Sary
Seuls deux anciens hauts responsables khmers rouges, également âgés, sont susceptibles d’être jugés pour les crimes commis entre 1975 et 1979.
La nouvelle avait beau être attendue en raison de l’état de santé de l’accusé, la mort d’Ieng Sary, le 14 mars, à Phnom Penh, n’en provoque pas moins la frustration parmi le personnel des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC), juridiction copilotée par les Nations unies et Phnom Penh pour juger les crimes commis sous le Kampuchéa démocratique (entre 1,7 million et 2 millions de morts entre 1975 et 1979).
« Nous sommes déçus de ne pas pouvoir achever le processus de jugement, tout comme le sont les victimes des Khmers rouges, indique Neth Pheaktra, attaché de presse du tribunal. Conformément à la loi cambodgienne, toutes les accusations contre Ieng Sary sont éteintes. Mais cette nouvelle n’affecte pas le processus en cours à l’encontre de Nuon Chea et Khieu Samphan, les deux autres accusés. »
FUNÉRAILLES DANS UN ANCIEN FIEF KHMER ROUGE
La mort d’Ieng Sary survient six mois après la remise en liberté de son épouse, Ieng Thirith, ancienne ministre des affaires sociales sous les Khmers rouges, également accusée d’avoir participé à des crimes contre l’humanité. Celle-ci, frappée de démence sénile, avait été jugée inapte à comparaître.
Le corps d’Ieng Sary a été remis à sa famille afin d’être acheminé vers Malai, un ancien fief khmer rouge proche de la frontière thaïlandaise, où auront lieu ses funérailles dans les prochains jours.
La potion est amère pour les victimes, dont les espérances de voir les chefs khmers rouges condamnés s’amenuisent, plus de trente ans après les faits. « Avec la mort de Ieng Sary, beaucoup de questions sur sa participation aux purges et sur son rôle dans la mise en place du système khmer rouge ne pourront pas être posées », souligne Olivier Bahougne, avocat français représentant notamment des parties civiles Cham, une minorité ethnique musulmane persécutée entre 1975 et 1979. Me Bahougne redoute aussi que Khieu Samphan (81 ans), l’ex-chef d’Etat des Khmers rouges, et Nuon Chea (86 ans), leur idéologue, ne profitent de la mort d’Ieng Sary pour minimiser leur propre rôle.
CONDAMNÉ À MORT EN 1979
Ieng Sary, ancien chef de la diplomatie khmère rouge et « frère n° 3 » du régime, a longtemps cru échapper à la procédure en cours pour juger les ex-dirigeants Khmers rouges. En août 1979, neuf mois après le renversement du régime par l’armée vietnamienne, le nouveau gouvernement soutenu par Hanoï avait condamné à mort par contumace « la clique Pol Pot Ieng Sary ». Mais ce dernier, qui représentait la guérilla khmère rouge de son fief de Pailin, dans l’est du pays, avait négocié en 1996 sa reddition, en échange de la promesse de ne pas être inculpé.
Le roi Norodom Sihanouk lui avait alors accordé une grâce, lui permettant de revenir à Phnom Penh sans être inquiété.
Ce décret royal a constitué le principal axe de défense d’Ieng Sary devant les CETC, au motif que l’ancien ministre, grâcié, ne pouvait être jugé une deuxième fois pour les mêmes faits.
Arrêté en 2007, il aura passé plus de cinq ans en détention. De quoi satisfaire Youk Chhang, président du Centre de documentation du Cambodge, une ONG qui rassemble des preuves des crimes commis entre 1975 et 1979. « Le voir arrêté et emprisonné jusqu’à sa mort me suffit. Les crimes qu’il a commis sont connus », estime-t-il.
Le tribunal, dont les travaux avaient été suspendus lundi 4 mars en raison d’une grève des interprètes cambodgiens protestant contre le non-versement de leur salaire, reprendra ses activités le 18 mars, une solution provisoire ayant été trouvée entre-temps. Lors de la prochaine audience, prévue le 25 mars, les juges étudieront le cas de Nuon Chea, qui assure que son état de santé ne lui permet pas de se défendre.
Adrien Le Gal
• Le Monde. Publié le 14 mars 2013 à 20h18 - Mis à jour le 05 juin 2014 à 17h49 :
https://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2013/03/14/au-cambodge-le-tribunal-special-decu-apres-la-mort-d-ieng-sary_1848765_3216.html