En milieu d’année dernière, un véhicule banalisé a commencé à faire des apparitions régulières devant le Grand Café, dans le centre de Bangui. Cette pâtisserie haut de gamme est l’un des rares endroits de la capitale centrafricaine à servir des cappuccinos et des croissants décents, mais les occupants du véhicule ne se sont pas attardés. Ils ont pris livraison de leur commande – des centaines de baguettes sorties du four – et ont quitté immédiatement la ville.
Si peu de gens s’en doutaient à l’époque, ces baguettes étaient peut-être le premier signe tangible des ambitions russes sur le continent africain. Le pain devait nourrir les contractants militaires privés – c’est-à-dire des mercenaires – installés au palais de Berengo, l’ancienne résidence de Jean Bédel Bokassa [à la tête du pays de 1966 à 1979], pour former plus d’un millier de soldats centrafricains.
La présence russe en République centrafricaine est passée inaperçue jusqu’à la fin juillet 2018, quand trois journalistes russes ont été tués sur la route de Sibut, à environ 180 kilomètres de la capitale. Ils enquêtaient sur les activités douteuses du groupe Wagner – une société privée de sécurité russe qui serait financée et dirigée par Evgueni Prigojine, proche du président Vladimir Poutine. Le groupe Wagner assurerait la gestion de la base militaire à Berengo.
Influencer les élections à Madagascar et en Afrique du Sud
Depuis cette date, la Russie et le groupe Wagner ont commencé à apparaître un peu partout sur le continent africain. À Madagascar, des stratèges politiques russes auraient financé plusieurs candidats en vue de la présidentielle de fin 2018. Au Soudan, Wagner aurait conseillé le président Omar Al-Bachir pour l’aider à consolider son pouvoir. En Centrafrique, la Russie aurait fourni gracieusement des armes au gouvernement en échanges de contrats miniers bradés. À Djibouti, les Russes projetaient de construire une base militaire, mais le projet a été contrecarré par les États-Unis.
Et en Afrique du Sud, avant les élections générales de mai, des agents russes liés à Prigojine projetaient “de faire gagner des voix à l’ANC [le parti au pouvoir] grâce à une campagne de désinformation contre les partis d’opposition”, selon le média sud-africain Daily Maverick. Cette tentative d’ingérence des Russes dans ce pays fait suite aux manœuvres de rapprochement du Kremlin avec Jacob Zuma [président de 2009 à 2018], qui cherchaient à faire passer un accord de construction de centrales nucléaires en Afrique du Sud, chiffré à des dizaines de milliards de rands [plusieurs milliards d’euros].
Cette flambée d’affaires russes sur le continent africain n’était pas une coïncidence, à en croire les documents obtenus par le Guardian. Dans un rapport publié le 11 juin, le quotidien britannique affirme que ces documents provenant d’une fuite russe montrent que “la Russie cherche à accroître sa présence dans au moins 13 pays en tissant des relations avec des dirigeants africains, en passant des accords militaires et en formant une nouvelle génération de dirigeants et d’agents secrets”.
Une carte, parmi les documents divulgués, montre bien à quel point la Russie avance ses pions. La Centrafrique, Madagascar et le Soudan y sont indiqués comme étant des pays de niveau 5 – le plus haut niveau de coopération. La Libye, l’Afrique du Sud et le Zimbabwe étant de niveau 4. Les documents ont été fournis par The Dossier Centre, un site d’enquête installé à Londres, financé par un opposant au Kremlin, Mikhaïl Khodorkovski, homme d’affaires russe exilé. L’article du Daily Maverick à l’approche des élections sud-africaines était basé sur cette même source.
La montée en puissance de la Russie en Afrique n’a rien de surprenant – même si elle survient un peu tard. Pendant la guerre froide, durant la deuxième partie du XXe siècle, l’Union soviétique avait développé des relations privilégiées avec les gouvernements sur l’ensemble du continent africain, mais ces liens s’étaient distendus depuis la chute du communisme.
L’intérêt “pragmatique” de Poutine pour l’Afrique
Depuis, des vieilles puissances comme le Royaume-Uni, la France et les États-Unis ont cherché à conserver leur position dominante, tandis que des nouveaux acteurs comme la Chine, l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis et la Turquie jouent des coudes pour s’imposer, avec plus ou moins de succès. Tous convoitent les marchés encore inexploités de l’Afrique, et veulent se faire de nouveaux alliés dans un ordre mondial qui est de plus en plus polarisé.
Et la Russie est bien décidée à asseoir son emprise sur le continent africain. Comme l’explique Luke Harding, du Guardian, ancien correspondant à Moscou : “L’intérêt récent de Vladimir Poutine pour l’Afrique est surtout pragmatique. Les sanctions occidentales qui plombent l’économie russe font que Moscou est désireux de trouver de nouveaux marchés et d’établir de nouveaux partenariats…”
“Il y a aussi une dimension idéologique. Poutine voit la Russie comme une grande puissance – avec des intérêts dans le monde entier, allant des pays de l’ex-Union soviétique au Moyen-Orient, en passant par l’Afrique et l’Amérique latine. La Russie est – ou veut être – un acteur indispensable sur la scène internationale.”
Un bilan guère glorieux
Ce faisant, du moins en Afrique, la Russie a beaucoup de retard à rattraper. Les États-Unis disposent déjà d’un vaste réseau de bases militaires secrètes qui couvrent tout le continent ; la France, tout en le niant farouchement, ne cède pas un pouce de la Françafrique, cette sphère d’influence française qui englobe une grande partie de l’Afrique francophone ; et la Chine construit des infrastructures et des instituts culturels Confucius à un rythme effréné, cherchant à montrer sa puissance économique et son influence culturelle.
Cette concurrence intense explique peut-être pourquoi, jusqu’à présent, la Russie a eu si peu de succès en Afrique. Son bilan n’est guère glorieux, du moins du point de vue du Kremlin.
Le gouvernement centrafricain reste le plus faible et le moins efficace du continent, peu importe qui tire les ficelles. Les candidats à la présidence favoris de la Russie à Madagascar ont tous perdu. En Afrique du Sud, Jacob Zuma n’a pas réussi à imposer l’accord nucléaire, ce qui est un camouflet à la fois pour lui et pour Moscou. Et les efforts pour maintenir Omar Al-Bachir au pouvoir au Soudan se sont retournés contre lui de manière spectaculaire, Bachir croupissant désormais dans une prison quelque part à Khartoum, renversé par la même mouvement de protestation populaire que ces agents russes étaient censés l’aider à désamorcer.
Il ne fait aucun doute que la Russie cherche à accroître son influence en Afrique, mais jusqu’à présent ses efforts ont été maladroits et sans effets. Si Poutine et ses amis veulent vraiment peser sur le continent, ils vont devoir revoir leur stratégie.
Premier sommet Russie-Afrique en octobre
En octobre, sur les bords de la mer Noire, à Sotchi, aura lieu le tout premier sommet Russie-Afrique, “en préparation depuis des mois sous la supervision personnelle de Vladimir Poutine”, relate la revue américaine d’analyses Eurasia Review. Son message aux dirigeants des 54 pays africains invités ? “La Russie est de retour sur le continent africain après une longue absence”, et veut renforcer ses échanges économiques et militaires. La coopération dans le domaine nucléaire est une priorité pour Moscou, selon la chercheuse indienne Shaantanu Shankar : “En seulement quatre ans, l’opérateur russe Rosatom a pris la place du français Areva comme premier fournisseur d’énergie nucléaire civile en Afrique, en signant des accords intergouvernementaux avec 13 pays.”
Simon Allison
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