Jan Malewski : Dans l’Europe des barbares [1] vous analysez les rapports sociaux là où l’État n’existait pas encore. En quoi consistait alors le fonctionnement de ces sociétés, autrement dit qu’est-ce qui reliait les gens, leur travail commun, en quoi consistait leur collectivisme, si on peut se laisser aller à les imaginer ?
Karol Modzelewski : Nous devons l’imaginer, car sans imagination il n’est pas possible d’exercer le métier d’historien. Il faut beaucoup d’imagination, une imagination similaire mais un peu différente de celles des anthropologues culturels ou des ethnologues. Car c’est une culture très différente de la nôtre et il faut tenter de la comprendre en utilisant pour la décoder un certain nombre de valeurs communes que nous avons quand même avec ces gens des temps anciens, de même que nous en avons avec les gens d’autres cultures actuelles.
Comme vous le savez, ce sont d’abord les besoins vitaux qui relient toujours les gens. Ensuite, c’est un certain système de valeurs qui les relie. Au centre de ce dernier, il y avait non pas l’individu, comme dans nos sociétés libérales, mais le groupe.
À commencer par le groupe de parenté – dans les langues slaves on accepte aujourd’hui le concept de « ród », en allemand « zippe », mais il y a plus de problèmes en français (on parle de « lignage ») ou en italien (« casato »), mais ce sont des termes plus tardifs dont la signification peut semer la confusion… En tout cas il s’agissait d’une communauté parentale beaucoup plus large qu’une famille vivant ensemble.
Elle se fondait sur une perception commune de l’honneur, de défense commune face aux dangers extérieurs, mais aussi sur l’exigence de loyauté des individus. Cette culture était très patriarcale. Les femmes y étaient des sujets, pas complètement autonomes, en même temps que des objets du pouvoir protecteur masculin. Elles étaient traitées parfois, lorsqu’elles enfreignaient les normes de l’ordre patriarcal, avec une cruauté choquante pour nous.
Il y avait des structures plus larges, de voisinage, imposées jusqu’à un certain point par les réalités économiques de la vie quotidienne : les humains étaient faibles devant leur environnement et avaient besoin d’une large coopération avec d’autres pour que l’exploitation des richesses naturelles ne provoque pas de conflits entre eux.
Finalement, il y avait des structures politiques liées à une forme de mythologie. Cette mythologie ne liait pas seulement l’ordre social aux sanctions présumées des dieux, le mythe de la parenté entre les membres de la même communauté politico-territoriale, de la même tribu ou d’une union de tribus y jouait également un rôle. Parfois il s’agissait d’une parenté par l’intermédiaire d’un dieu, toujours par l’intermédiaire des chefs, ou du roi de la tribu quand il y avait un tel roi.
Il faut s’attarder un peu sur les textes de l’époque pour saisir ce collectivisme. On le reconnaît bien sûr par le prisme de nos propres expériences, de notre imagination qui est formée par notre expérience propre. Peut-être suis-je plus porté à découvrir le collectivisme là où mes collègues des pays européens occidentaux, qui ont vécu depuis leur naissance dans une société libérale et n’ont rien connu d’autre, ne le voient pas.
Jan Malewski : Vous avez mentionné le roi tribal. Quelle est la différence entre le roi de la tribu et le roi d’un État ?
Karol Modzelewski : Bien sûr c’est ma construction conceptuelle. Elle n’est pas acceptée par tout le monde, mais beaucoup l’acceptent. Je définirais cette différence en disant que le roi qui est au sommet d’un État dispose d’un appareil, d’instruments administratifs de coercition. Il réalise sa volonté en utilisant cette coercition. De plus, comme tout appareil de coercition, cette administration – dont le roi est le sommet, puis viennent ses fonctionnaires, ses représentants – est un moyen, un mécanisme d’intégration sociale.
Dans une société tribale – une communauté où il peut aussi y avoir un roi, mais ce n’est pas indispensable – l’intégration sociale se fonde sur le fait qu’il y a un meneur, un chef qui est un symbole de son unité. On le considère comme une sorte de parent le plus âgé au sein de cette grande unité parentale – bien sûr fictive – qu’est la tribu. Et – comme Tacite l’avait déjà remarqué, ainsi que presque tous les auteurs du monde dit civilisé écrivant sur les Barbares – pour agir le roi prend plutôt appui sur sa grande autorité, sur la conviction partagée qu’il a des capacités et des compétences surnaturelles. Il n’a pas besoin d’imposer ses décisions. Il peut donner des ordres, mais il ne peut pas imposer l’obéissance par la force de ses fonctionnaires.
L’obéissance à ces ordres exige d’abord que les décisions du roi correspondent aux vœux de l’assemblée générale de la communauté – appelée wiec, thing, vétché… – ou soient confirmées par elle. De plus les décisions de ces assemblées devaient être unanimes. L’unanimité n’apparaissait pas par un vote, mais par acclamation. On considérait que le peuple est par nature unanime et s’il y a une divergence de points de vue, elle apparaît parce que quelqu’un crie son désaccord. Chez les Germains, et pas seulement chez eux, le fait de secouer les lances était le signe d’approbation, alors que le murmure était l’expression de la désapprobation. Il n’y avait pas de décision si les uns secouaient les lances et que d’autres, ne serait-ce qu’un, exprimaient un désaccord. Il fallait alors soit faire taire ce dissident, soit accepter qu’il n’y ait pas de décision.
L’exigence de l’unanimité ne doit pas être interprétée comme le respect de l’individu. L’individu n’était pas vraiment respecté, du moins il ne jouissait pas de respect tel que nous le comprenons. Il n’existait et n’était important que dans la mesure où il était une composante du groupe.
Le roi ne pouvait don pas décider de manière autonome, sans l’assemblée. Ce qui était important, c’était la décision de l’assemblé qui seule comptait. Le roi n’était pas un élément indispensable, on pouvait parfaitement s’en passer. En quelque sorte, il n’était que la personnification de la communauté. Son rôle pouvait avoir une importance plus grande dans le culte ou lors des conflits armés.
Cependant la mise en pratique de la volonté des rois, tout comme la volonté de l’assemblée, pouvait exiger l’emploi de la contrainte sur des individus qui s’y opposaient. Cette contrainte, comme dans le cadre étatique, avait une importante fonction d’intégration. Mais il ne s’agissait pas de la contrainte administrative. C’était une contrainte collective : toute la communauté se tournait contre « le mouton noir ».
Jan Malewski : Pourrait-on considérer ces sociétés comme une sorte de démocratie collective ?
Karol Modzelewski : D’abord, je n’accepte pas le concept de démocratie en ce qui concerne ces sociétés, tout comme celui de despotisme aristocratique ou monarchique. Car ces deux concepts – autoritarisme et démocratie – ne correspondent pas aux mécanismes communautaires, au collectivisme. Le collectivisme n’est pas démocratique, car l’individu n’y a pas la parole. En général par « démocratie » nous entendons une démocratie libérale dans laquelle l’individu est au centre du système des valeurs. Alors que dans ces sociétés, l’individu est zéro, c’est du baratin – comme le dit un poème de Maïakovski.
Ce n’était pas la démocratie, car ceux qui avaient un autre point de vue, cette minorité, étaient obligés de s’intégrer et ne pouvaient pas avoir un autre point de vue que la majorité. L’exclusion de la communauté était la peine la plus terrible. Un humain qui n’était pas dans la communauté, qui n’avait de soutien de la parenté, du voisinage, qui n’était pas dans une tribu, n’était rien. En fait, il n’avait pas de chances de survivre.
D’un autre côté, les mécanismes communautaristes ne permettaient pas aux élites dirigeantes (car il y avait bien de telles élites), ni aux individus qui étaient à la tête de la communauté (si de tels individus, comme le roi, existaient), de transformer leur commandement en domination. J’insiste sur cette différence terminologique. On trouve même dans ce système un certain monopole de commandement, mais non d’une domination sur les membres libres de la tribu. La possibilité d’imposer son point de vue contre le point de vue de la communauté n’existait pas.
Jan Malewski : Il s’agit des sociétés assez égalitaires. Comment ces sociétés ont-elles commencé à se dissoudre, comment s’est faite leur différenciation sociale ? Il y a eu bien sûr les pressions extérieures, mais comment cela s’est fait en leur sein ?
Karol Modzelewski : Comment un roi tribal pouvait-il se transformer en roi dominant, se transformer de chef de la communauté en suzerain ? Comment l’aristocratie – c’est-à-dire la couche dirigeante, plus riche, mais surtout exerçant depuis des générations un rôle de commandement militaire et bénéficiant d’une autorité charismatique dans l’assemblée (car considérée comme « ceux qui nous conduisent là où nous devrions tous aller ») – est-elle devenue un groupe dominant ? Comment tous les autres ont-ils été obligés de fournir des tributs par la coercition administrative ? Comment certains ont-ils obtenu des droits supérieurs sur la terre des autres ?
La voie vers cette situation fut duale.
Pour une part, c’était le résultat de la conquête par les héritiers de l’Empire romain. Par héritiers j’entends des sociétés déjà transformées du fait de leur fonctionnement en communauté avec la société étatique antique tardive, romaine. Cette dernière était très différenciée socialement, divisée en classes comme disent les marxistes. Elle avait une structure administrative développée. La justice y exprimait la volonté de celui qui détenait le pouvoir, donc le pouvoir de la justice était délégué par le souverain et non produit par des décisions rituelles de la communauté, de la foule. Il s’agit ici surtout des Francs et de leurs continuateurs en Europe. Lorsque les Francs soumettaient les peuples germains, et lorsque ensuite leurs successeurs allemands soumettaient les peuples slaves, ils les transformaient à leur image. Non seulement ils leur imposaient une nouvelle foi et un nouvel ordre social, mais soit ils attiraient les élites aristocratiques en leur permettant justement de dominer leurs tribus soit ils imposaient leur propre domination. C’était une des façons de transformer une société tribale en État.
La seconde voie fut une transformation de l’intérieur. Elle était liée en général à la réception des matrices systémiques et des valeurs de la culture classique. Mais elle fut réalisée par les milieux dirigeants, de leur propre initiative, par exemple dans les pays slaves, scandinaves ou hungaro-finnois. En Russie, en Suède, en Pologne, en Tchéquie, en Hongrie, en Bulgarie ce fut une construction de l’État par des éléments dirigeants locaux. Le changement de la religion a joué un grand rôle : la destruction du culte païen et l’adoption du christianisme consistait à éliminer un élément important qui préservait l’ordre archaïque. L’abolition de ce culte renforçait la position du monarque – roi, prince ou peu importe le nom qu’on lui donnait – face aux institutions de l’assemblée. Dès lors, le monarque pouvait prendre seul de nombreuses décisions. Il commençait à disposer d’une force militaire importante et indépendante de la levée des masses. Sur cette base il pouvait construire une administration avec ses propres fonctionnaires, capable de coercition à son initiative. Il ne dirigeait plus par l’intermédiaire de la communauté, mais par lui-même.
Par contre en ce qui concerne l’apparition de la grande propriété de la terre, ce processus a été très lent et a rencontré de très grandes difficultés dans les pays qui n’ont pas été conquis par les héritiers de Rome.
Jan Malewski : Par exemple sur le territoire devenu la Pologne…
Karol Modzelewski : Oui, c’était le cas sur les territoires de la Pologne, de la Russie… Le gros de la population locale, libre, a été soumis au groupe dirigeant du fait qu’il était soumis au pouvoir de l’État. Les racines de ce système provenaient de la tradition tribale : la population devait contribuer aux besoins communs. Ces contributions se sont transformées en un système de tributs provenant non plus des communautés mais des paysans individuellement, exécutés par la voie administrative. Et ces contributions-tributs sont devenus plus importantes. Cette base matérielle a rendu possible la construction d’une force armée de l’État en création. Elle a aussi renforcé la position matérielle de l’élite dirigeante, qui devenait ainsi un groupe dominant.
Jan Malewski : Dix siècles plus tard, nous avons vu en Pologne, dans toute l’Europe dite de l’Est et dans une partie de l’Asie, des sociétés qui, jusqu’à un certain point, étaient des sociétés collectivistes. Dans ces sociétés les groupes dominants précédents, d’avant 1917 ou d’avant 1945, avaient perdu leur domination, même s’ils n’ont pas été physiquement liquidés, et ces sociétés sont devenues de facto plus égalitaires. Au cours de la dernière période, nous avons vu se construire au sein de ces sociétés des nouveaux types de pouvoir et des élites sociales liées à ce pouvoir. Est-ce qu’on peut tenter un parallélisme entre ces deux phénomènes distants de dix siècles ?
Karol Modzelewski : Non. On peut tout faire mais il ne faut pas tout faire. À mon avis il s’agit d’époques différentes et de réalités culturelles très différentes.
Le seul rapport entre notre passé récent, celui du XXe siècle, et ce que j’ai écrit sur les Barbares, c’est qu’en ayant connu l’expérience du système soviétique on pourrait comprendre plus aisément les conditionnements psychologiques de l’individu par le groupe et la force de la pression que le groupe exerce sur l’individu – pas une pression physique, mais psychique. Tous ceux qui ont été membres de l’Union de la jeunesse polonaise (ZMP) ou du Komsomol l’ont vécu. Même les écrivains soviétiques – pourtant individualistes, car la littérature est une occupation pour des individualistes et non pour ceux qui adorent l’uniformisme de la communauté – considéraient l’exclusion du parti ou l’exclusion de l’Union des écrivains comme une très lourde peine. Non seulement parce que c’était lié à la perte de quelques avantages ou que cela allait de pair avec la menace d’arrestation ou déportation en Sibérie, mais aussi parce qu’en URSS l’individu qui était en dehors des structures, en dehors du groupe, se sentait impuissant et gravement préjudicié par cette exclusion.
Lorsqu’on connaît de telles situations, alors il est peut-être plus facile de comprendre des situations culturellement très différentes que nous étudions dans diverses sociétés collectivistes. Pas seulement dans celles que je qualifie comme faisant partie de l’Europe des Barbares – les tribus slaves, germaniques etc. – mais aussi de celles de l’Afrique précoloniale, de l’Amérique avant Colomb, donc des sociétés organisées sur des principes très différents des sociétés archaïques européennes.
En particulier les sociétés américaines avant Christophe Colomb. Je ne suis pas un spécialiste, je devrais être responsable et m’interdire de parler de ce sujet, mais si les empires précolombiens rassemblent à quelque chose, c’est probablement aux despotismes de l’Asie ancienne, de l’Égypte antique… Il s’agit là encore de sociétés collectivistes, mais qui ne sont pas comparables aux tribus européennes avant la percée de la christianisation et la construction des États. Plus encore cela n’est pas comparable à l’expérience du communisme ou, par exemple, du nazisme, car le nazisme avait aussi certains éléments d’un ordre collectiviste.
Jan Malewski : Sans l’égalitarisme…
Karol Modzelewski : Oho ! L’égalitarisme y était moins expressif, mais même là il y avait un peu d’égalitarisme, même si c’était surtout un système hiérarchique…
Les sociétés tribales barbares n’étaient pas non plus excessivement égalitaires. Il y avait dans certaines de ces sociétés, des groupes très héréditaires – je dirais des états ou des ordres –, des groupes qui ne se mélangeaient pas. On y distingue la population libre, l’aristocratie qui était le groupe traditionnellement dirigeant, depuis des générations, et aussi des gens que des scientifiques appellent « affranchis », mais à mon avis il s’agit d’un affranchissement très limité, car ces gens, les « lète », étaient considérés comme des membres non-autonomes des groupes parentaux de leurs maitres.
Jan Malewski : De même que les femmes…
Karol Modzelewski : Absolument. La supériorité sur le « lète » a été qualifiée par le même terme que la domination de l’homme sur la femme : « mund ».
Jan Malewski : Dans les sociétés que vous avez étudiées, cette domination de l’homme sur la femme est générale. Mais peut-on imaginer à cette époque une société sans cette domination ?
Karol Modzelewski : Sans doute oui. Mais si votre question vise l’existence du matriarcat, il faut la poser aux spécialistes du matriarcat. Dans mes travaux je ne m’en suis pas occupé, car je n’ai pas eu affaire à de telles sociétés. Toutes celles que j’ai étudiées étaient patriarcales.
Jan Malewski : Mais y a-t-il des éléments permettant de penser qu’il pouvait en être autrement ? J’avais l’impression que la position de la femme dans ces sociétés barbares était moins réifiée que dans les sociétés de la civilisation gréco-romaine, et plus largement dans les sociétés méditerranéennes qui ont produit les religions monothéistes…
Karol Modzelewski : J’éviterai d’utiliser la catégorie de réification, qui est une catégorie philosophique qui ne s’adapte pas à toutes les cultures. Ce concept philosophique, propre à notre culture actuelle, ne correspond pas aux sociétés barbares.
Je ne pense pas qu’on puisse en tirer la conclusion que la situation de la femme était meilleure dans ces sociétés barbares que dans la Rome antique. Et même si sous certains aspects elle était pire que dans les sociétés chrétiennes moyenâgeuses, sous d’autres aspects elle était meilleure.
Cela dépend aussi de la position de la femme. Par exemple, une concubine avait une situation meilleure dans la société païenne, où la polygamie était sans doute pratiquée ne serait-ce que par les élites. Les enfants issus des unions polygamiques avaient semble-t-il les mêmes droits s’ils étaient reconnus par les pères. Car c’est le père qui devait reconnaître le fils ou la fille. Ce n’est qu’avec le temps que l’Église a imposé un plus mauvais traitement des enfants nés hors mariage.
Le mariage lui-même était également différencié dans les cultures barbares archaïques d’une union informelle, car le mariage était fondé sur une transaction : l’achat avec l’accord des protecteurs précédents du pouvoir de protection de la femme, le « mund ». Il y avait une cérémonie du transfert de parenté. Même si cela ne signifiait pas une rupture complète avec sa parenté d’origine, c’était un changement d’appartenance au groupe parental…
Jan Malewski : Vous parlez d’achat…
Karol Modzelewski : Le terme employé était « achat » mais il n’était pas compris de la même manière…
Jan Malewski : Pourtant dans les premiers codes écrits que vous analysez, il y avait des éléments permettant à la femme qui avait perdu son protecteur, à la veuve qui passait ainsi sous la protection des héritiers de son défunt « mari », de changer de protecteur…
Karol Modzelewski : La femme ne pouvait pas changer de protecteur s’il s’agissait de son père ou de son frère, car le pouvoir du père sur sa fille ou du frère sur sa sœur était considéré comme irrévocable. Mais si le protecteur était le mari, alors la femme avait déjà une certaine protection, autre que celle du mari, liée au fait que dans certaines situations elle avait le soutien de son ancien groupe parental.
L’appartenance de l’individu à la communauté est ici centrale. La femme fait partie de la communauté du mari, mais son ancienne communauté peut prendre sa défense si elle est clairement lésée. Elle le peut plus encore si la femme n’a plus de mari et que c’est l’héritier de ce dernier qui est chargé de sa protection. Si l’attitude de ce dernier est dénuée de scrupules – et il y a une liste de tels comportements – le pouvoir de protection peut alors être racheté à moitié prix par sa parenté originelle ou par le roi. Le roi est traité chez les Lombards comme le parent en dernière instance, le parent de toutes les femmes libres.
Par ailleurs la femme avait certains droits matériels et personnels. Elle n’était pas privée des droits, ce n’était pas une esclave. Le terme « achat » d’une femme pour le prix du « mund », c’est-à-dire du pouvoir protecteur, qui apparaît dans les codes saxons et scandinaves, signifiait une épouse légitime. Ce n’est pas elle qui était achetée, c’était le « mund ».
Ce pouvoir protecteur pouvait être très dur. Il permettait de tuer la femme qui aurait souillé sa parenté, par exemple par sa liberté sexuelle… L’adultère de la femme était considéré comme l’atteinte à l’honneur de tous les hommes de sa parenté, autorisant ainsi de la tuer. Si sa parenté n’exerçait pas cette obligation, alors le roi s’en chargeait. Il en faisait son esclave et la faisait travailler dans ses possessions. Devenir esclave équivalait à une mise à mort, car ne faisant plus partie d’aucune communauté, exclu des liens de parenté, l’esclave cessait d’être un humain. Il était possédé par son maitre.
En cas d’adultère les femmes étaient traitées de manière extrêmement cruelle. Il y a des descriptions, d’autant plus bouleversantes qu’elles ont été faites dans un but élogieux : Tacite a félicité les Germains pour leur cruauté dans le cas des femmes adultères. De même saint Boniface a donné en exemple les Saxons et les Slaves, applaudissant le fait de forcer les femmes adultères au suicide. Ce qui pourtant du point de vue chrétien est totalement inacceptable. Selon saint Boniface, les Saxons forçaient la femme adultère à se pendre, puis la brûlaient en suspendant son séducteur au-dessus du bûcher. Il a même dit que, bien qu’ils soient païens, le code de Dieu est inscrit dans leur cœur et ils appliquent spontanément la loi de Dieu. Cette cruauté est confirmée par les découvertes archéologiques : on a trouvé des femmes noyées dans des marécages, torturées avant leur mort, de manière indiquant qu’il s’agissait de victimes de sacrifices faits à des dieux. Il est difficile d’interpréter ces sentiments religieux.
Jan Malewski : Je vais encore sauter une longue période. J’ai commencé la lecture de vos écrits par la Lettre ouverte au POUP [2], ce n’est qu’après que j’ai lu vos travaux d’historien…
Karol Modzelewski : Je ne sais quoi dire, les Russes ont une expression : ce que tu as écrit une fois, tu ne t’en débarrasseras pas…
Jan Malewski : Dans vos livres sur la période du début, Xe-XIIIe siècle, de la monarchie des Piast en Pologne [3], vous analysez le rôle très important de l’appareil d’État dans la création d’une société socialement plus différenciée. Dans la Lettre ouverte il s’agissait aussi de cela : comment dans une société qui se prétend socialiste ou qui veut le devenir, on assiste à l’appropriation du pouvoir et des privilèges par des groupes sociaux qui exercent certaines fonctions. Ce processus de formation d’une nouvelle structure sociale sur la base de l’exercice des fonctions m’a toujours intéressé…
Karol Modzelewski : Peut-être… Mais je continue à m’opposer à l’idée d’un parallèle.
Premièrement, même si quelqu’un voulait décrire la société communiste, c’est-à-dire « le socialisme réel », dans des catégories que nous avions alors employées avec Jacek Kuron dans la Lettre ouverte, il n’y aurait aucune raison d’utiliser l’allégorie des communautés tribales ou de la construction des États barbares sur le substrat archaïque, comme cela a eu lieu en Europe orientale au cours du Haut Moyen Âge. Il n’y a pas de raisons pour une telle mascarade. Lorsqu’on veut s’occuper du « socialisme réel » il n’est pas utile de déguiser le premier secrétaire en prince et les membres du Comité central en je ne sais quoi.
Deuxièmement, je crois qu’il n’y a aucune correspondance entre ces deux processus. Bien sûr, le communisme a triomphé dans une partie du monde où le féodalisme n’a pas existé [4] – même si en Tchéquie il y en a eu un peu, en Allemagne certainement. De plus, le communisme est allé jusque là où l’armée soviétique est parvenue en 1945, ce qui dépendait bien plus de la géographie que de l’histoire…
On ne peut donc déduire l’un de l’autre.
Tout au plus il y a certaines impulsions de l’imaginaire de l’historien, venant de ses expériences, qui lui font voir une histoire lointaine à sa manière. Mais il doit l’accorder avec ses sources, avec les rigueurs de sa méthode de recherches… À mon avis on ne doit pas faire déboucher, critiquer, décrire, interpréter les phénomènes de notre actualité à partir d’un passé lointain. On ne peut dire : il y avait le collectivisme et on a le collectivisme, il y avait un système où l’exercice de la fonction dans la monarchie était le déterminant d’une position sociale dans le cadre du groupe dominant ou de la classe sociale, et nous avons un tel système. Il ne faut pas mélanger ces domaines différents.
Je suis bien sûr conscient que beaucoup d’éléments de la culture archaïque fonctionnent encore aujourd’hui. Ils n’ont pas disparu sans laisser de traces. Mais il n’y a pas de report direct. Ils fonctionnent aussi bien par exemple aux États-Unis d’Amérique, dans les Balkans, en Écosse, en Irlande, en Italie… Vous en trouverez partout.
À mon avis, chercher ou trouver dans notre actualité des traces ou des éléments provenant d’un très lointain passé et qui d’une certaine manière participent à la formation de notre actualité, c’est une tâche pour les anthropologues. Par exemple, il y a des racines de la conscience nationale moderne dans l’ancien sentiment de communauté tribale, c’est pour moi une certitude. Alors il faut l’étudier, voir ce qui a changé, ce qui a été préservé, quels nouveaux contextes sont apparus… Ce sont des questions importantes y compris pour nous orienter dans notre monde actuel, des sujets de recherche importants pour les historiens, les anthropologues, les ethnologues, les sociologues – ils devraient tous travailler cela ensemble – mais pas dans le but de tirer la réalité historique – même si elle craque et s’y oppose.
Jan Malewski : De même qu’on ne peut ramener les assemblées générales des grèves contemporaines aux assemblées tribales, même si sans doute quelque chose les relie…
Karol Modzelewski : Oui, car nous y votons et nous traitons la voix de chacun comme équivalente. C’est une philosophie totalement différente. Pourquoi ? Parce que le vote implique que chacun est compté de la même manière. Dans les communautés collectivistes, l’individu ne comptait pas, et s’il comptait, alors tous les individus n’étaient pas comptés de la même manière. L’égalitarisme y était très relatif. La chefferie y était établie. La position du chef, même si elle était très limitée justement par la communauté, était d’une certaine manière irrévocable, car elle avait un fondement sacré.
Jan Malewski : L’aspiration à une société sans État a été, tout au cours du XIXe siècle, présente dans tous les mouvements progressistes, chez les anarchistes mais aussi chez les communistes…
Karol Modzelewski : Les communistes étaient étatistes…
Jan Malewski : Dans l’État et la révolution [5] Lénine est très sensible à de telles aspirations…
Karol Modzelewski : L’État et la révolution date d’avant la prise du pouvoir, c’est une étude assez anarchiste…
Jan Malewski : Est-ce que ce qu’on peut savoir des sociétés sans État du passé, ou des sociétés pré-étatiques comme vous le formulez, aide à imaginer une société future fonctionnant sans la coercition étatique ?
Karol Modzelewski : Ce n’est certainement pas un modèle. La connaissance de l’histoire élargit certainement l’imagination. Elle permet de saisir que ce que nous considérons comme évident n’est qu’un fragment d’un moment historique, que cela n’a pas toujours été évident. Cela permet de comprendre que le monde est divers, même actuellement. Il y a des cultures différentes de la nôtre, des sociétés organisées autrement que la nôtre, des humains se comportant différemment, dont les motivations sont différentes des nôtres…
Soit nous ne les comprenons pas, nous sommes incapables de prévoir leur comportement et on dit qu’ils – par exemple les terroristes suicidaires – « doivent être fous ». Soit cela nous oblige à tenter de les comprendre de manière empathique, en nous mettant à leur place, donc d’abandonner ne serait-ce qu’un moment notre mode de pensée, déterminé par notre axiologie, en tentant d’admettre une autre axiologie, celle qui fait fonctionner ces êtres humains.
L’histoire est un entrainement pour de telles attitudes. Sans cet entrainement historique il nous est plus difficile de comprendre les comportements qui nous sont culturellement étrangers. Parce qu’en tant qu’historiens nous devons comprendre de manière empathique les comportements de ceux qu’on appelle nos ancêtres, c’est-à-dire de nos prédécesseurs historiques, culturellement très différents des nôtres. Ça vaut pour les comportements, pour les méthodes de penser, de ressentir, de comprendre…
Lorsque nous avons un tel éventail de possibilités d’interprétation, de possibilités axiologiques, grâce au travail sur l’histoire, à la compréhension de l’histoire, alors on arrive à mieux comprendre le monde actuel. C’est mon opinion.
Jan Malewski : Dans le mouvement socialiste, marxiste, on emploie souvent et depuis des années la formule « socialisme ou barbarie ». Dans cette formulation le socialisme c’est le progrès et la barbarie une régression absolue. Mais en même temps une telle formulation est profondément ancrée dans cette civilisation gréco-romaine, dans laquelle…
Karol Modzelewski : il y a un sentiment de supériorité…
Jan Malewski : De plus, l’idée que notre civilisation est en cours de régression, ou d’effondrement en est également absente. Ce qui est sous-jacent, c’est que c’est « la faute » des barbares… venant de l’extérieur.
Karol Modzelewski : Le concept de progrès est lié à la valorisation des civilisations. Ce concept est le produit des Lumières et du XIXe siècle, c’est-à-dire que c’est une conviction optimiste que les changements vont dans la bonne direction et que de ce fait ces changements ont une valeur. Le progrès contient en soi un jugement : les changements du monde sont bons car ils nous conduisent là où il faut. On peut avoir une opinion différente à ce sujet.
Jan Malewski : Lorsque, par exemple, on lit Poczatki Polski [6] où il est dit que l’instauration des systèmes étatiques va de pair avec la violence, l’exploitation etc. et, en même temps, que c’est un pas en avant historique, on voit le caractère contradictoire de cette forme de pensée, n’est-ce pas ? En Pologne une telle valorisation de l’État est très forte…
Karol Modzelewski : En Pologne, l’État est valorisé car il n’y avait pas d’État polonais durant une longue période. Mais, pour la même raison, l’État n’est pas respecté, il est étranger. Très souvent les Polonais traitent leur État comme étranger.
La barbarie, comme je l’ai noté dans mon livre, est une catégorie qui vient d’une autre valorisation de « siens-étrangers ». Les barbares sont des étrangers dont le langage n’est pas compréhensible, donc avec lesquels il n’y a pas de communication évidente. Le barbare c’est celui qui baragouine, comme on dit en français. Dans la tradition slave c’est l’Allemand, en polonais Niemiec, qui vient de niemy, muet…
Mais le sentiment de supériorité des Romains (pas des Grecs ou des Slaves de l’époque) sur les barbares s’est construit sur la base d’un concept faisant partie de l’imaginaire d’alors, nommé cultus ou humanitas, nous dirions aujourd’hui la civilisation. Le barbare cesse alors d’être de langue étrangère – car le Grec est également de langue étrangère et n’est pas barbare. Ce qui est mis en avant, c’est qu’il ne fait pas partie du cercle culturel gréco-romain, méditerranéen. De là vient le caractère péjoratif du terme barbare et le fait que depuis toute sorte d’écrivains moralistes, autant des chrétiens que des païens, ont écrit sur les « nobles barbares » en les opposant à leurs « patries corrompues », n’a pas modifié ce caractère-là.
Pour revenir à l’idée du « progrès », il y a beaucoup de choses auxquelles je ne crois pas. Par exemple au sens de l’histoire, tel qu’il a été admis par le marxisme…
Jan Malewski : Un marxisme non marxien, alors !
Karol Modzelewski : Oui. Je ne pense pas que Marx était convaincu d’un sens de l’histoire, Engels un peu plus, mais leurs successeurs en étaient fortement persuadés. Moi non. Je ne suis pas non plus convaincu que les changements conduisent à une amélioration, ce qui est le fondement de la catégorie du progrès. Je ne peux donc pas dire si le socialisme c’est le progrès.
Je suis attaché à certaines valeurs égalitaires. Dans ce sens je suis un socialiste, donc un peu vieux-jeu, car ce n’est plus à la mode… même au sein des partis socialistes.
Je suis attaché à la démocratie libérale. Donc je ne considère pas la mondialisation comme un progrès, car à mon avis elle détruit la démocratie libérale. Cette dernière n’existe pas à l’échelle mondiale, mais seulement à l’échelle nationale, disons dans le cadre de l’État national, ou plurinational – c’est le cas des États comme la monarchie austro-hongroise, l’Union soviétique, la Yougoslavie, même la Russie reste toujours un État plurinational… La démocratie est possible dans un État, elle n’est pas possible dans le monde. À l’échelle mondiale, le capital libre de tout contrôle étatique ne se soumet à aucune règle démocratique. Et cela ne me semble pas être un progrès, ce n’est pas quelque chose de bon.
Ce sont mes appréciations des processus qui se déroulent dans le monde, mais elles ne sont pas fondées par mes recherches sur les peuples barbares. C’est peut-être même le contraire : mon évaluation du monde influence mes études des peuples barbares. Mais s’appuyer sur ces recherches pour y introduire quelque chose, puis le ressortir en disant que c’est une conclusion scientifique qui doit justifier mes affirmations concernant l’actualité, ce serait un abus absolu. Donc j’essaie de ne pas le faire.
Pour cette raison je préfère ne pas répondre à la question « socialisme ou barbarie ? ». Pour moi elle n’a pas de sens. Je sais ce qui me plait ou pas, alors je n’aime pas cet usage du terme « barbarie », qui est l’expression d’une certaine ignorance historique. Et je ne suis pas non plus convaincu par l’idée que le socialisme serait inéluctable au nom de je ne sais pas quelle loi d’airain historique.
Je n’ai jamais trouvé de loi d’airain dans l’histoire.
Varsovie, octobre 2008
* Jan Malewski, rédacteur d’Inprecor, est membre du Bureau exécutif de la IVe Internationale. Cet entretien a été réalisé à Varsovie en octobre 2008 et devait paraître alors, mais la mort définitive de l’ordinateur et du dictaphone (qui avaient servi à le décrypter) a retardé sa parution. Nous avons cependant préservé l’enregistrement…
Jan Malewski
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