Devenu trotskiste, je rencontrai à Paris à 22 ans, en mai 1953, Pierre Frank qui avait été secrétaire de Trotski. Je décidai d’adhérer à la section belge de la IVe internationale et j’y milite encore à présent. Voulant travailler en usine, comme ouvrier métallurgiste, j’allai habiter à Liège, la grande ville à la classe ouvrière combative. En peu de temps, je devins dirigeant local puis national des Jeunes Gardes socialistes (JGS), solidaire surtout des révolutions coloniales, actives en cette période. Mais en accord avec Ernest Mandel, illustre théoricien marxiste et actif militant de l’aile gauche du Parti socialiste, je me suis aussi engagé dans le projet de reconstruction d’une section trotskiste en Pologne.
J’ai rencontré une première fois Karol Modzelewski à Varsovie le 15 août 1959. Étudiant en histoire à l’université de Varsovie, Karol comme beaucoup de ses amis fut enthousiasmé par le fameux « rapport Krouchtchev » de 1956, qui dénonçait les excès du stalinisme en URSS. Avec un autre jeune, Jacek Kuron (décédé en 2004), il fonda en 1956 à Varsovie une Union révolutionnaire de la jeunesse et diffusa l’hebdomadaire de la gauche communiste Po Prostu (Tout simplement) qui inspira les grèves polonaises, qui débutèrent à l’usine Cegielski à Poznan, et les conseils ouvriers en 1956, qui portèrent Gomulka au pouvoir.
Mais quand je le vis à Varsovie le 15 août 1959, Karol me dit ne plus croire au développement d’une jeunesse communiste contestataire et luttant pour la démocratie. Cependant, bénéficiaire d’une bourse d’études d’un an à Venise en 1961, il put y rencontrer Livio Maitan, principal leader italien de la IVe Internationale qui réussit, estimait-il, en quelques rencontres fructueuses, à le gagner au trotskisme et à lui rendre le courage de relancer la lutte idéologique dans la jeunesse polonaise. Avec Jacek Kuron, il agit dans ce sens à son retour à Varsovie.
En Belgique, je n’ai pas eu alors de rencontre avec Livio Maitan, mais Ernest Mandel était très satisfait de mon travail de soutien à l’organisation du petit groupe polonais et lui accordait un avenir très efficace. Je lui faisais évidemment le récit de nos rencontres de 1962 à 1964.
Informé par Livio Maitan, je voulus reprendre contact avec Karol à Varsovie, en 1962, après une rencontre très fraternelle à Cracovie avec un militant trotskiste polonais qui avait réussi à survivre à la prison et à la répression stalinienne : Kazimierz Badowski. Organiser leur rencontre fut donc essentiel, ce qui se réalisa pendant mon séjour suivant en Pologne en 1962.
Modzelewski avait lu entre-temps les œuvres de Trotski et en accord avec notre vision du marxisme révolutionnaire il avait ramené ces livres en Pologne. Il ne se déclara pas lié à la IVe Internationale mais, quand je le revis en 1962, je m’étais clairement présenté comme tel, comme en 1959, et c’est sur cette base que nos contacts se poursuivirent.
Kazimierz Badowski, identifié comme trotskiste par la police bien avant cela, considérait que nous formions une organisation clandestine de la IVe Internationale. Je me souviens d’une de ses plaisanteries, disant à Modzelewski : « En réalité, Kuron et toi vous faites de l’entrisme dans le POUP (le parti communiste polonais) » et ils ne le démentaient pas (il est utile de rappeler qu’au troisième congrès mondial de la IVe Internationale en 1951, fut décidée une intégration dans le parti ouvrier principal de chaque pays. C’était « l’entrisme »). Dans son autobiographie, Karol Modzelewski précise que parmi les dirigeants du POUP il y avait des partisans de la thèse que Kuron et lui étaient des « agents » de la IVe Internationale et d’autres qui ne le voulaient pas [2]. Je n’ai plus eu, des années plus tard, l’occasion de lui demander par téléphone ce qu’il en avait été.
Dès avant une mise au point précise avec Ernest Mandel le 12 mai 1962, je pus organiser la reprise des contacts avec les camarades polonais.
Grâce à de bonnes relations entre la Jeune Garde socialiste (JGS) et l’Union de la jeunesse socialiste (ZMS) polonaise, une rencontre fut organisée entre trois militants JGS, dont moi-même, et la direction nationale des ZMS à Varsovie en avril 1962.
Malheureusement, Modzelewski était absent et le sera à nouveau en juillet lors de mon second voyage, officiellement touristique. En décembre 1962 et janvier 1963, je pus organiser à Varsovie la rencontre de Modzelewski, Kuron, Badowski et Ludwik Hass.
Ce dernier, militant trotskiste dès les années 1930 à Lwow, y avait été arrêté en 1939 par les Soviétiques lors de l’entrée de leur armée en Pologne orientale. Déporté pour 18 ans à Vorkouta, au-delà du cercle polaire, il avait survécu. Rentré en Pologne en 1957, il avait obtenu un emploi au bureau historique du comité central des syndicats. Je me rappelle d’autre part que Hass (1918-2008) avait étudié la langue française pour pouvoir lire et comprendre les textes de la IVe Internationale accessibles dans les archives présentes au Comité central des syndicats et nous le précisait dans nos rencontres.
Modzelewski était devenu un animateur de premier plan des étudiants de l’université de Varsovie. Quant à Badowski, grâce à un duplicateur ronéo apporté par un militant trotskiste allemand, il pouvait diffuser clandestinement un petit bulletin d’opposition.
Nous avons aussi publié alors en plusieurs centaines d’exemplaires un ensemble de textes des congrès de la IVe Internationale et la valise qui contenait ces brochures arriva en Pologne parmi les bagages d’un groupe de Jeunes Gardes socialistes (JGS) belges en vacances en Pologne en juillet 1963. Badowski organisa la diffusion avec succès, sans saisie par la police.
Ce qui était essentiel aux yeux de Modzelewski et Kuron, c’était d’écrire un programme et de le diffuser prudemment. Ce texte dénonçait très objectivement la bureaucratisation du parti et les contradictions entre le programme communiste et son application réelle en Pologne. L’unique copie de ce programme, que Jacek Kuron et Karol Modzelewski étaient en train d’écrire, a été saisie le 14 novembre 1964, lors d’une perquisition dans leurs appartements. Arrêtés, ils ont été à leur surprise libérés au bout de 48 heures. Comme le dit Karol Modzelewski dans ses mémoires, « au plus haut niveau politique on préféra éviter un procès et écarter les coupables du Parti et de l’université. »
C’est alors que, exclus du POUP et du ZMS, sans que les membres de ces organisations ne puissent connaître leur programme, Jacek et Karol ont décidé d’écrire une « Lettre ouverte au Parti » pour présenter leurs opinions. Et Karol a demandé à Badowski de lui prêter le duplicateur. Bien que Hass y soit opposé (considérant que Kuron et Modzelewski n’étaient pas trotskistes), Badowski a jugé qu’il fallait leur permettre d’imprimer leur Lettre ouverte, même si cela risquait de mettre la machine en danger. Et il a donné 95 stencils à Karol, lorsque ce dernier est venu le voir à Cracovie. Mais, finalement, seulement dix-sept exemplaires de la « Lettre ouverte » ont été réalisés (trois copies manuscrites, quatorze copies tapées à la machine). Ils ont déposé un exemplaire dans les comités du parti et de ZMS de l’université et ont fait circuler les autres, le 18 mars 1965. Le lendemain, à 6 heures du matin, Jacek Kuron et Karol Modzelewski furent arrêtés.
À la différence des procès staliniens, leur procès fut accessible au public. Une jeune camarade appelée Barbara put y assister et m’en faire le récit, avant d’être arrêtée en 1968. Elle cita la réplique du procureur Pietrasinski aux inculpés et à leurs avocats : « On a cité ici beaucoup de gens illustres, Sartre, Lénine et d’autres, mais la défense se garde bien de parler de Dobbeleer, cet homme venu d’Occident pour saper la construction du socialisme en Pologne ! ».
Karol Modzelewski fut condamné à trois ans et demi de prison et Jacek Kuron à trois ans en juillet 1965. Ils furent libérés après deux ans et demi. Nos camarades Badowski, Hass et Romuald Smiech ont été condamnés lors d’un procès séparé en janvier 1966. Je fus moi-même condamné à trois ans, mais par contumace ; informé à temps de ces arrestations et des procès, j’ai évidemment cessé mes visites « touristiques » en Pologne !
Une campagne de solidarité fut organisée en Occident et les militants français des JCR, Bernard Conein, Charles Urjewicz et Georges Mink sont allés à Pâques 1966 à Varsovie pour récupérer auprès d’Adam Michnik et Barbara Torunczyk le texte de la « Lettre ouverte ». Charles Urjewicz reviendra en France porteur d’une copie dactylographiée de ce texte, alors que Bernard Conein ramènera, pour plus de sécurité, le film non développé de la copie, remettant les précieux documents à Hubert Krivine. Traduit en français par Michel Grojnowski, proche des JCR, qui dicta oralement le texte à Hubert Krivine au cours de l’été 1966, vérifié par Georges Mink, la Lettre ouverte a paru en septembre 1966 aux éditions de la IVe Internationale, sous la forme d’une brochure militante typique : quelques feuillets ronéotypés de format A4 reliés.
Mais toutes et tous ces camarades et amis seront à nouveau emprisonnés en mars 1968, à la suite d’un mouvement de contestation de la jeunesse polonaise contre l’interdiction de représenter les Aïeux, une pièce du grand poète Adam Mickiewicz. Quant à moi, condamné par contumace, je ne pouvais plus me rendre en Pologne ni maintenir les contacts avec eux sans les mettre inutilement en danger.
Jusqu’à sa mort, Karol Modzelewski continuera à exiger l’égalité, critiquer l’idéologie ultralibérale devenue dominante et évidemment la politique ultraconservatrice du parti au pouvoir en Pologne depuis 2015. Je lui garde toute mon admiration.
* Georges Dobbeleer, connu sous le pseudonyme « Philippe Van Damme » dans la section belge de la IVe Internationale lorsque cette dernière était dans le Parti socialiste de Belgique, avait la charge des contacts de la IVe Internationale en Pologne entre 1959 et 1964. Il était alors dirigeant des Jeunes Gardes socialistes (JGS) et cofondateur du journal La Gauche qui regroupait l’opposition de gauche au sein du PSB, dont il était membre de la rédaction. Devenu enseignant, il a été un dirigeant syndicaliste à Liège. Il a publié Sur les traces de la révolution. Itinéraire d’un trotskyste belge.
Georges Dobbeleer
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