Des taux de plomb 400 à 700 fois supérieurs au seuil autorisé ont été relevés à l’intérieur et aux alentours de Notre-Dame, par plusieurs laboratoires dont celui de la préfecture de police de Paris, après l’incendie qui a ravagé la cathédrale.
« Ce sont des taux qu’on ne voit jamais, précise Annie Thébaud-Mony, chercheuse à l’Inserm et spécialiste de la santé publique. Sur des chantiers pollués comme une usine de recyclage de batteries, par exemple, les taux sont douze fois supérieurs. Là, avec des taux 400 fois supérieurs, les conséquences pour la santé peuvent être dramatiques. Il faut absolument qu’il y ait un suivi médical, y compris pour les pompiers qui sont intervenus. Ce suivi est d’autant plus important que les effets sur la santé peuvent être différés dans le temps. »
Les autorités concernées, le ministère de la culture, l’agence régionale de santé (ARS), la préfecture de police, passent cette pollution sous silence et, ce faisant, n’appliquent pas les mesures prévues par la loi pour protéger les salariés et les riverains.
L’incendie de Notre-Dame de Paris, le 15 avril 2019, qualifié de « terrible drame » par le président Emmanuel Macron, avait provoqué un immense élan de générosité, avec plus de 400 millions d’euros récoltés en quelques jours pour la reconstruction de l’édifice.
L’Élysée désigne alors son « représentant spécial », le général Jean-Louis Georgelin, pour veiller à l’avancement des travaux. Ils iront vite, assure le président de la République, « sans jamais transiger sur la qualité des matériaux et la qualité des procédés ». En revanche, ils se font au détriment de la santé des intervenants et des populations alentour.
En effet, avec l’incendie, près de 400 tonnes de plomb, substance classée cancérigène, mutagène et reprotoxique (CMR), contenues dans la toiture et la flèche de la cathédrale, sont parties en fumée, polluant l’édifice et ses environs. Comme le signale l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) [1], « une exposition régulière au plomb peut entraîner des conséquences graves pour la santé ». Le saturnisme, l’intoxication au plomb par inhalation ou ingestion, peut, selon la gravité, entraîner des troubles digestifs, des lésions du système nerveux ou encore des problèmes de stérilité.
Les autorités connaissent très bien ces risques. Mais il faudra attendre deux semaines après l’incendie, soit le 27 avril, pour que la préfecture de police de Paris et l’ARS diffusent, en toute discrétion, un communiqué invitant les riverains à nettoyer leurs locaux à l’« aide de lingettes humides » et à consulter leur médecin si nécessaire [2].
À l’intérieur de la cathédrale, selon des documents datés du 3 mai que Mediapart a pu consulter, les prélèvements sont de 10 à 740 fois supérieurs aux seuils autorisés. À l’extérieur, la situation n’est guère plus brillante. Sur le parvis, les taux de concentration en plomb prélevés sur le sol sont 500 fois au-dessus du seuil réglementaire. À l’extérieur de la zone du chantier, sur certains ponts, dans des squares ou certaines rues, ces taux sont de 2 à 800 fois supérieurs au seuil.
Selon des inspecteurs contactés par Mediapart, « ce sont des taux tout à fait exceptionnels. Généralement, sur des chantiers dits pollués, les taux peuvent être de 20 à 100 fois supérieurs au seuil. Mais rarement au-delà. Et déjà, à ce stade, des protections très strictes doivent être prises pour protéger les ouvriers. Un suivi médical peut également être exigé ».
Le secret est bien gardé, comme le montre une réunion du 6 mai dont le contenu a été rapporté par plusieurs sources à Mediapart.
Ce jour-là, dans les bureaux de l’agence régionale de santé, se retrouvent autour de la table des responsables du laboratoire central de la préfecture de police, de la mairie de Paris, du centre antipoison, de la caisse régionale d’assurance maladie et de la direction du travail. La question rapidement débattue est : faut-il ou pas communiquer les résultats des prélèvements ?
Carte des pollutions au plomb autour de Notre-Dame, résultats des prélèvements du laboratoire central de la préfecture de police de Paris, 6 mai 2019.
La préfecture fait part de son embarras, certains de ses locaux étant touchés par cette pollution au plomb. Avec des taux deux fois supérieurs au seuil de vigilance, la biberonnerie et la salle « mille-pattes » de la crèche de la préfecture doivent être fermées pour une décontamination en urgence. Ce qui sera fait dans les jours qui suivent.
Mais dans certains appartements de fonction, les taux peuvent aussi être jusqu’à cinq fois supérieurs au seuil de vigilance. Mediapart ne sait pas si des travaux y ont été depuis lors réalisés. De nouveaux prélèvements ont été faits par la préfecture pour vérifier l’état de ses locaux après décontamination. Ils n’ont pas, à ce jour, été communiqués aux agents.
Toujours est-il qu’afin de ne pas alarmer ses propres agents, la préfecture explique lors de la réunion qu’elle ne souhaite pas publier les résultats de ces prélèvements. Réserve partagée par l’ARS qui affirme, quant à elle, ne pas vouloir répondre aux sollicitations des associations de riverains ou de défense de l’environnement. Elles n’auront qu’à se tourner vers la commission d’accès aux documents administratifs (Cada), expliquent posément les représentants de l’ARS, qui semblent avoir oublié leur mission première, celle de prévenir les risques sanitaires.
Selon une personne présente à cette réunion, « l’ARS joue la montre. En ne communiquant pas sur les résultats, elle oblige les associations à s’adresser à la Cada et donc à s’engager dans un long parcours. Mais une fois qu’elles auront obtenu ces prélèvements, l’ARS pourra dire que ces résultats sont anciens et qu’ils ont depuis baissé. C’est d’un cynisme à toute épreuve ».
Conclusion de cette réunion : le 9 mai, la préfecture et l’ARS signent un communiqué très laconique [3], qui minimise les risques, alors même que certains prélèvements sur les sols sont de 20 à 400 fois supérieurs au seuil réglementaire sur des sites très fréquentés, comme le pont et la fontaine Saint-Michel, lieux non fermés au public, ou certains squares, temporairement interdits mais rouverts depuis.
En taisant les dangers de la sorte, les autorités veulent éviter un effet de panique et s’épargner une polémique.
Contactée par Mediapart, la préfecture de police déclare « que le laboratoire central a fait des prélèvements en urgence qui ont été transmis en toute transparence à l’ARS, afin qu’elle prenne les dispositions nécessaires ».
De son côté, jointe par Mediapart, l’ARS n’a pas contesté, dans un premier temps, les propos tenus lors de la réunion du 3 mai. Elle a expliqué « ne pas percevoir le problème qu’ils soulèvent ». Mais avant la publication de cet article, l’ARS nous a rappelés et expliqué qu’en fait, elle ne souhaitait ni infirmer ni confirmer les propos tenus lors de la réunion.
L’agence explique avoir pris les précautions d’usage et avoir fait, à la demande de particuliers, des prélèvements qui ont, à ce jour, permis de découvrir un cas de saturnisme, sans que cela ne soit alarmant, selon l’agence.
Selon nos informations, les derniers prélèvements effectués le 13 juin sur le chantier ont cependant donné des résultats d’un même ordre de grandeur que les précédents tests.
Mais les associations, dont celle des familles victimes de saturnisme, ignorent tout de ces résultats. Leur demande auprès de l’ARS étant restée lettre morte, elles s’apprêtent, comme l’avaient imaginé les autorités, à saisir la Cada…
L’une des riveraines, mobilisée sur cette question, explique « avoir plusieurs fois demandé des précisions. Mais l’ARS ou la préfecture entretiennent un flou qui n’est pas rassurant pour les familles. S’il n’y a pas de danger, comme ils l’affirment, il suffit de transmettre l’ensemble des prélèvements. Or, nous les attendons encore ».
Sur le chantier, la direction régionale des affaires culturelles (Drac), maître d’ouvrage, opte elle aussi pour la politique de l’autruche. Et surtout, ne décrète aucune mesure pérenne pour protéger les salariés.
Le ministère de la culture s’affranchit des règles du code du travail
Les contrôles de sécurité effectués sur le chantier ont révélé que des ouvriers sur place n’avaient reçu aucune formation à cet effet. Alors qu’ils manipulent des gravats contaminés, certains agissent sans masque ni gants.
Les constats de l’inspection du travail ne s’arrêtent pas là. À plusieurs reprises, elle a relevé le non-respect des procédures réglementaires mais aussi de graves dysfonctionnements des sas de décontamination, dispositifs indispensables pour protéger les salariés du risque d’intoxication et éviter toute propagation de poussières à l’extérieur. Certaines douches de décontamination ne fonctionnent pas. Pire : certains sas de décontamination ont été installés au milieu d’une zone contaminée.
Au bout du compte, les salariés peuvent aller et venir dans la cathédrale sans passer par ces sas. À l’extérieur, sur le parvis pollué, où les taux de plomb peuvent être 500 fois supérieurs au seuil autorisé, certains ouvriers travaillent sans aucune protection.
Contacté par Mediapart, Bruno Courtois, expert en prévention du risque chimique et chargé du dossier « plomb » à l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS), explique que « ces taux sont particulièrement élevés et s’agissant de poussières de plomb consécutives à un incendie, on peut supposer qu’il s’agit de particules très fines qui passent donc facilement dans le sang. Les mesures de prévention et de protection doivent donc être renforcées pour confiner le plomb. Les sas de décontamination permettent dans ces cas primordiaux d’éviter que les ouvriers ne rentrent chez eux avec les poussières de plomb ». Pourtant, rien de tel n’a été mis en œuvre sur le site de la cathédrale.
Selon des sources proches du chantier, le ministère de la culture n’est pas mécontent que des ouvriers se promènent sans protection à l’extérieur de la cathédrale, n’éveillant ainsi aucune crainte parmi « les touristes ou les riverains ».
En fait, la mairie de Paris avait proposé de décontaminer le parvis de la cathédrale – un chantier de deux semaines estimé à 450 000 euros. Pour cette phase spécifique de décontamination, les ouvriers devaient porter des scaphandres. Sous le couvert de l’anonymat, un proche du dossier confirme : « Des hommes en scaphandre sur le parvis de la cathédrale auraient effrayé les passants. L’existence d’un danger aurait été évidente. »
Le ministère de la culture a donc préféré reprendre la main et a choisi de faire décontaminer la zone en quelques jours seulement, par des salariés peu protégés, et n’ayant pas revêtu les tenues d’usage. Cette précipitation a pour résultat que le parvis est aujourd’hui encore contaminé.
Sourd aux différentes relances des contrôleurs, le ministère de la culture s’affranchit allègrement des règles du code du travail.
Dès le 9 mai, l’inspection du travail a pourtant alerté la Drac, chargée des travaux sur le chantier, sur la nécessité de prévoir des mesures de protection contre les risques d’intoxication au plomb pour les salariés. Plus d’un mois plus tard, le 19 juin, le constat des ingénieurs de sécurité de la caisse régionale d’assurance maladie d’Île-de-France (la Cramif), également chargée de contrôler le chantier, demeure accablant : « Les taux de concentration en plomb dans les poussières sont élevés et largement au-dessus du seuil réglementaire. Les salariés sont donc toujours exposés à des risques d’intoxication par le plomb […], les installations dédiées à la décontamination des salariés ne répondent pas aux dispositions du code du travail. »
Le cabinet du ministre de la culture Franck Riester assure auprès de Mediapart que « des mesures ont été prises », sans pouvoir préciser lesquelles et explique qu’une réunion avec la direction du travail s’est tenue le 27 juin pour que « tout se passe au mieux ». Mais cela n’a rien arrangé. Les procédures de décontamination demeurent très en deçà des exigences réglementaires.
Le ministère de la culture profite d’une situation qui lui est favorable. Le maître d’ouvrage relevant du droit public, l’inspection du travail ne peut ni le verbaliser ni le mettre en demeure.
Contactées par Mediapart, ni la Cramif ni la direction de l’inspection du travail n’ont accepté de répondre à nos questions.
La mairie de Paris affirme avoir fait une série de prélèvements dans les établissements scolaires situés dans les alentours de la cathédrale, dont les résultats, rendus publics, seraient conformes aux seuils autorisés. Quant aux mesures de l’espace public, « elles relèvent de la préfecture et de l’ARS. La mairie de Paris plaide pour une transparence mais, précise-t-elle, nous ne pouvons nous substituer à l’État ».
Les pressions exercées sur le chantier sont fortes. Comme nous l’explique l’un des intervenants, « à chaque fois que les risques d’intoxication au plomb sont abordés, on nous rappelle “l’urgence impérieuse de consolider l’édifice”. C’est comme cela qu’on écarte le danger du plomb ».
Une des personnes chargées du suivi des prélèvements déplore que « les instances de l’État se comportent comme lors de la catastrophe de Tchernobyl en 1986. C’est aussi absurde que le nuage qui n’a pas traversé les frontières. Le plomb est resté au-dessus de la cathédrale ».
Un salarié du ministère de la culture regrette que « toute communication sur le chantier [soit] contrôlée. On n’a pas accès à beaucoup d’information et ceux qui s’en occupent, le service des monuments historiques, sont connus pour être des taiseux contrairement aux archéologues qui se font entendre s’il y a un problème. Donc c’est la loi du silence ».
Une « loi du silence » qui convient parfaitement au gouvernement et aux autorités sanitaires. Pourtant, les langues se délient et certaines entreprises contactées par Mediapart font part de leurs inquiétudes, ne souhaitant pas devenir des « boucs émissaires » en cas de scandale. « On tente déjà de nous faire porter la responsabilité de l’incendie. Il y a une pression énorme qui est mise sur tous les intervenants et le ministère de la culture n’assume même pas ses responsabilités en tant que maître d’ouvrage. Rien n’est fait pour préserver la sécurité et la santé des ouvriers. On nous demande de faire le travail que doit faire normalement le maître d’ouvrage », déplore l’un des chefs d’entreprise.
Le projet de loi pour Notre-Dame de Paris, en cours d’adoption, prévoit notamment la création d’un établissement public et des dérogations aux règles d’urbanisme et de protection de l’environnement. Sur le chantier, cette perspective inquiète de nombreux intervenants selon lesquels les dangers pour la santé et l’environnement risquent de s’accroître en toute opacité.
Pascale Pascariello
• MEDIAPART. 4 JUILLET 2019 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/180719/notre-dame-la-mairie-de-paris-passe-sous-silence-des-contaminations-au-plomb-dans-les-ecoles
Notre-Dame : la mairie de Paris passe sous silence des contaminations au plomb dans les écoles
Un mois après l’incendie de la cathédrale, des taux de concentration au plomb, parfois dix fois supérieurs au seuil d’alerte, ont été relevés dans des écoles proches de l’édifice, selon des documents obtenus par Mediapart. La mairie de Paris n’a pas effectué de nettoyage en profondeur des lieux, affirmant que le plomb ne dépassait pas les seuils réglementaires. Un mensonge « criminel » selon la scientifique Annie Thébaud-Mony.
Le 15 avril, la cathédrale de Paris brûlait et près de 400 tonnes de plomb présent dans l’édifice se répandaient en poussière dans les environs. Depuis, l’agence régionale de santé (ARS), la préfecture et la mairie ont effectué plusieurs mesures de concentration en plomb. Alors que ces taux sont supérieurs au seuil réglementaire, les autorités ne les communiquent pas, mettant en danger les riverains et les ouvriers du chantier.
Après les dissimulations de l’ARS et de la préfecture [voir ci-dessus], c’est la mairie de Paris qui a sciemment menti sur les taux de concentration au plomb relevés dans les crèches, les maternelles et les écoles, exposant ainsi les enfants et le personnel au risque de saturnisme. L’instruction de la Direction générale de la santé (DGS) relative au dispositif de lutte contre le saturnisme infantile et de réduction des expositions au plomb n’a en effet pas été respectée.
Spécialiste des questions de santé publique et directrice de recherche honoraire à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), Annie Thébaud-Mony juge ce mensonge « criminel ».
C’est seulement le 13 mai, soit près d’un mois après l’incendie de Notre-Dame que la mairie de Paris réalise une série de prélèvements dans les établissements scolaires (trois crèches, deux maternelles, trois écoles élémentaires, un collège et une école privée) situés à moins de 500 mètres de la cathédrale. Les poussières de plomb sont particulièrement dangereuses pour les enfants qui peuvent, en cas d’ingestion, être atteints de saturnisme. Cette intoxication peut provoquer des lésions neurologiques irréversibles et d’autres troubles de santé (atteintes digestives, cardiovasculaires, cancéreuses, troubles de la reproduction).
Les résultats des prélèvements dans ces établissements scolaires sont accablants. Sur dix sites, neuf ont des taux de concentration au plomb nécessitant une intervention rapide de décontamination. Selon une instruction de 2016 de la DGS [4], visant à lutter contre le saturnisme infantile, si des poussières sont retrouvées « au-dessus du seuil de 70 μg/m2, cela signifie qu’il y a un risque d’intoxication au plomb pour les enfants exposés ».
Une concentration de 25 μg/m2 de plomb nécessite une vigilance et lorsque le seuil de 70 μg/m2 est atteint, les lieux doivent être immédiatement nettoyés en profondeur, voire, en fonction de la nature des surfaces, décontaminés.
Taux de concentration en plomb relevé dans une école élémentaire à moins de 500 mètres de Notre-Dame. Rapport du 29 mai, SPSE (Service parisien de santé environnementale), mairie de Paris. Le seuil d’alerte nécessitant une intervention est de 70 μg/m2. Là, le taux de concentration en plomb est de 698 μg/m2.
Or, sur 196 prélèvements, 31 montrent des taux égaux, voire supérieurs au seuil d’intervention (70 μg/m2), parfois près de dix fois supérieurs. Les poussières de plomb recouvrent certains sols de classes, de cours ou de réfectoires où les enfants peuvent l’ingérer en mettant leur main dans la bouche.
Taux de concentration au plomb relevé dans une crèche à moins de 500 mètres de Notre-Dame. Rapport du 15 mai, SPSE (Service parisien de santé environnementale), mairie de Paris. Le taux d’alerte nécessitant une intervention immédiate est de 70 μg/m2. Il atteint dans cette biberonnerie 95 μg/m2.
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Dans l’école privée Sainte-Catherine (maternelle et élémentaire), le taux de concentration au plomb atteint 698 μg/m2, soit près de dix fois le seuil d’alerte de 70 μg/m2. Dans la crèche collective de la rue Lobau, sur le sol du jardin de jeux, « devant une petite maison en plastique », le taux est de 130 μg/m2, soit près de deux fois le seuil d’alerte. « Les enfants sont à quatre pattes pour s’amuser dans cette maison, et ils ont dû ingurgiter des poussières de plomb dispersées devant. C’est catastrophique d’avoir laissé une telle situation perdurer, précise une institutrice travaillant dans l’arrondissement. Sans être alarmiste, il est évident qu’il faut lancer des analyses de sang pour l’ensemble des enfants. Ne serait-ce que par prévention. »
Dans la maternelle de la rue Sommerard, six classes sont contaminées, affichant des taux de concentration au plomb de 85 à 130 μg/m2. On retrouve également des poussières de plomb dans deux dortoirs et la bibliothèque. Dans une autre maternelle, sur le sol en linoléum de la salle découverte, le taux s’élève à 113 μg/m2, bien au-dessus du seuil des 70 μg/m2, déclenchant une mise à l’écart des enfants et une dépollution des lieux.
Dans l’école élémentaire de la rue Saint-Jacques, les agents chargés des prélèvements précisent que dans des soupiraux situés à environ 20 cm du niveau du trottoir et débouchant au niveau des fenêtres des réfectoires du sous-sol, quotidiennement ouvertes, les taux sont de 4 773 μg/m2. D’ailleurs la concentration de plomb relevée dans le réfectoire est de 78 μg/m2, dépassant le seuil d’intervention rapide.
Le 15 mai, un mois donc après la contamination causée par l’incendie, les premiers résultats connus ne déclenchent pas, étonnamment, de fermeture d’établissement ni de communication de la part de la mairie sur les mesures d’hygiène à adopter. La préfecture de police de Paris décide pourtant de fermer temporairement sa crèche, ayant relevé des taux de concentration de plomb de 40 μg/m2 dans la biberonnerie et dans une classe. Elle procède à un nettoyage approfondi. La mairie, quant à elle, laisse ouverte la crèche de la rue Lobau où le taux de concentration en plomb dans la biberonnerie s’élève à 95 μg/m2.
Aucune intervention spécifique de nettoyage n’est déclenchée. Pire, les résultats ont été remis aux chefs d’établissement en leur signalant qu’il n’y avait aucun problème. Sur les dix chefs d’établissement, nous avons pu avoir des précisions de deux d’entre eux.
Le premier qui a accepté de nous répondre, sous le couvert de l’anonymat, assure n’avoir rien fait de particulier que le nettoyage prévu habituellement. « La mairie nous a dit que les prélèvements n’avaient pas montré de concentration en plomb anormale. D’ailleurs elle a communiqué dans ce sens », assure-t-il.
Les chefs d’établissement ont effectivement reçu, le 20 mai, un courriel des affaires scolaires et de la petite enfance de la ville de Paris, leur expliquant : « Vous avez été destinataires du rapport du service parisien de santé environnementale de la DASES [Direction de l’action sociale, de l’enfance et de la santé – ndlr] suite aux poussières de plomb produites au cours de l’incendie de Notre-Dame. Les rapports signalent une absence de pollution au plomb dans chacun de vos établissements. Vous pouvez donc rassurer les parents en cas de question sur le sujet. »
En colère, le même directeur explique avoir fait confiance à la mairie. « Je ne suis pas un expert du plomb. Je n’ai pas pu avoir une lecture plus précise du rapport des prélèvements. Et aujourd’hui, j’apprends que la mairie a laissé des enfants, le corps enseignant et les agents exposés au plomb. »
« Comment ont-ils pu à ce point nous mentir ? »
Un autre chef d’établissement précise pour sa part que la mairie lui a demandé de nettoyer la cour de récréation régulièrement au jet d’eau. En revanche, il n’y a pas eu d’instruction particulière pour l’un des réfectoires, affichant un taux de concentration au plomb supérieur au taux d’alerte.
Rapport de prélèvements sur les taux de concentration au plomb dans les écoles à moins de 500 mètres de Notre-Dame, 16 mai 2019. © Service parisien de santé environnementale, Mairie de Paris.
Contactée, une enseignante d’une des écoles élémentaires reste perplexe à l’annonce des résultats que nous lui communiquons. « C’est terrible. Comment ont-ils pu à ce point nous mentir », déplore-t-elle. Pourtant, « avec des parents d’élèves, nous avons demandé des précisions lors d’un conseil d’école, mais nous sommes restés sans réponse ». « C’était le flou, poursuit l’institutrice. Nous étions même étonnés que l’école ne soit pas fermée au lendemain de l’incendie. »
Un mois après le feu, lorsque des agents du service de santé environnementale de la ville procèdent aux prélèvements, n’étant pas avertis de leur venue, les enseignants s’interrogent de nouveau. « Lorsque nous avons demandé les résultats, le chef d’établissement nous a dit que la mairie lui avait expliqué qu’il n’y avait pas de plomb. D’ailleurs, aucun nettoyage particulier n’a eu lieu au sein de l’établissement », déplore l’institutrice, attestant n’avoir reçu aucune consigne particulière ni pour les enseignants ni pour les élèves.
Pourtant, dès lors que les taux de concentration de plomb atteignent les 70 μg/m2, les enfants doivent être écartés du lieu pollué afin de procéder à son nettoyage, qui doit être fait avec des pièces humides et jetables.
Or la mairie n’a pas procédé ainsi, se contentant de poster sur son site le message suivant : « Toutes les concentrations surfaciques en plomb dans les prélèvements de poussières réalisés sur des surfaces accessibles aux enfants et/ou aux personnels sont très inférieures à 1 000 μg/m2. »
Première étrange erreur de la part de la mairie : le seuil de 1 000 μg/m2 concerne les bâtiments où des travaux ont été exécutés et où une vérification en fin de chantier s’impose pour s’assurer que le risque d’exposition au plomb a bien été éliminé.
En aucun cas ce seuil ne peut s’appliquer aux dix établissements scolaires, puisque aucun d’eux n’a fait l’objet de travaux récemment. Donc seul fait référence le seuil de 70 μg/m2, qui concerne la contamination des lieux de vie et qui nécessite une intervention immédiate de nettoyage en profondeur.
Mais là encore, la mairie bidouille les chiffres et déclare, toujours sur son site, que « la moyenne arithmétique des niveaux constatés dans des pièces accueillants les enfants est inférieure à 70 μg/m2 ». En faisant une moyenne « arithmétique », la mairie dissimule les taux d’exposition au plomb les plus élevés, dérogeant aux règles de prévention sanitaire.
Contacté par Mediapart, Bruno Courtois, expert en prévention du risque chimique et chargé du dossier « plomb » à l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS), explique que « c’est une question de bon sens. Faire une moyenne pour des concentrations surfaciques ou atmosphériques, c’est communiquer une information très, même trop partielle, puisqu’elle ne permet pas de tenir compte des fluctuations des concentrations en plomb d’un endroit à un autre. Et surtout, cela ne permet pas de mesurer le risque puisque ne sont pas communiqués les taux de concentration en plomb les plus élevés ».
Au cours de notre enquête, certains parents ont émis l’hypothèse que cette pollution puisse venir des peintures dégradées et porteuses de plomb. Or cette hypothèse est écartée par les ingénieurs chargés des prélèvements. Dans leur rapport, ils ont pris soin de préciser pour chaque établissement si des peintures dégradées au plomb existaient.
Sur dix, seuls deux établissements ont des peintures dégradées contenant du plomb. Et les taux de concentration au plomb supérieurs au seuil autorisé relevés dans ces écoles le sont également dans des espaces dépourvus de peintures polluées. C’est donc bien l’incendie de Notre-Dame qui a provoqué cette pollution.
Interrogée par Mediapart, la mairie de Paris a, dans un premier temps, assuré que les taux de concentration au plomb étaient bien en deçà des seuils d’alerte et donc qu’aucune intervention n’avait été jugée nécessaire dans les établissements. À l’appui de la transparence dont elle se targue, la mairie nous a elle-même adressé les rapports.
Une fois lectures et vérifications faites, nous avons été surpris d’un tel mensonge. Lors d’un deuxième échange téléphonique, le cabinet de la maire Anne Hidalgo a concédé : « Oui, il y a peut-être quelques taux au-dessus des seuils autorisés, mais n’allez pas dire que ces taux peuvent provoquer des cas de saturnisme. »
C’est pourtant la Direction générale de la santé qui l’affirme depuis 2016 : à partir d’une concentration de poussières de plomb de 70 μg/m2, « il y a un risque d’intoxication au plomb pour les enfants exposés ».
Présidente de l’association Henri-Pézerat, la scientifique Annie Thébaud-Mony, qui alerte sur la situation depuis fin avril, souligne qu’« il n’y a pas de seuil en dessous duquel le plomb serait inoffensif. Toute contamination est dangereuse, pour les enfants en particulier, mais aussi pour les adultes. Il suffit d’imaginer les enfants de 3 à 6 ans dans une classe ou une cour d’école. Leurs déplacements suscitent le ré-envol de poussières, qu’ils respirent alors, sans parler des moments où ils touchent le sol puis portent la main au visage, à la bouche ».
En 2016, en préambule de son instruction visant à lutter contre le saturnisme infantile et la réduction des expositions au plomb, la Direction générale de la santé rappelle que compte tenu des « effets nocifs du plomb sur la santé », en particulier chez l’enfant, le seuil de plombémie (taux de plomb dans le sang) déclenchant la déclaration obligatoire de saturnisme chez l’enfant a été divisé par deux, passant de 100 à 50 microgrammes par litre (μg/L), en juin 2015.
Les ravages de l’incendie ne sont pas que matériels, ils sont aussi sanitaires
Exposés à des concentrations parfois élevées de plomb, les enfants, les enseignants et les agents intervenants dans les établissements l’ont bien été depuis le 15 avril, date de l’incendie et jusqu’au 5 juillet, date des vacances scolaires, soit pendant plus de deux mois, alors même que les autorités connaissaient ce danger et auraient dû ordonner immédiatement une fermeture momentanée des écoles, un nettoyage des lieux et des mesures visant à vérifier que tout danger était écarté.
Comme nous le précise Bruno Courtois, expert chimiste et spécialiste du plomb à l’INRS, « si certains sols, les plus lisses, peuvent être facilement nettoyés, d’autres plus poreux retiennent davantage les poussières de plomb et le nettoyage peut s’avérer plus ou moins efficace ».
Prélèvements dans une école élémentaire à moins de 500 mètres de Notre-Dame, réalisés le 15 mai concernant l’exposition au plomb. Le seuil d’alerte nécessitant une intervention est de 70 μg/m2. Là, le taux de concentration en plomb est de 230 μg/m2. © Service parisien de santé environnementale, Mairie de Paris.
Prélèvements dans une crèche à moins de 500 mètres de Notre-Dame, réalisés le 17 mai concernant l’exposition au plomb. Le seuil d’alerte nécessitant une intervention est de 70 μg/m2. Là, le taux de concentration en plomb est de 85 μg/m2. © service parisien de santé environnementale, Mairie de Paris.
Avant la publication de cet article, la mairie de Paris a tenu à ce que nous parlions avec la responsable du service parisien de santé environnementale chargé des prélèvements. Elle a reconnu que l’information donnée aux chefs d’établissement n’avait pas été « suffisamment précise » et qu’« aucune campagne de grand nettoyage n’avait été décidée ». Cela malgré les taux élevés de concentration au plomb.
La responsable santé de la mairie concède que la référence au seuil de 1 000 μg/m2 n’était pas appropriée dans le cas de ces établissements. Dès lors, pourquoi la mairie continue-t-elle à faire figurer dans ses communiqués cette référence mensongère ? Sur ce point, aucun commentaire. Nous n’en obtenons pas davantage lorsque nous rappelons qu’à des taux de concentration au plomb inférieurs, la préfecture a préféré fermer et nettoyer la crèche de ses agents.
Après un long silence, la responsable santé de la mairie tient à souligner que des « nettoyages humides étaient déjà mis en place lorsque les prélèvements ont été faits ». Loin d’être rassurante, cette précision prouve bien que ces « nettoyages humides » antérieurs aux prélèvements et préconisés depuis ne suffisent pas pour enlever les poussières de plomb. D’ailleurs, la mairie va profiter des vacances pour réaliser « un nettoyage de l’ensemble des établissements » et « des mesures de contrôle avant la rentrée »…
Dès lors, pourquoi avoir laissé des enfants exposés aussi longtemps à un risque d’intoxication au plomb ? « Les enfants ne restent pas si longtemps en classe », a osé répondre dans un premier temps la responsable, avant de se retrancher derrière des « calculs de moyenne arithmétique » dissimulant ainsi les taux d’exposition les plus élevés.
La mairie renvoie à un avis de l’agence régionale de santé du 7 juin, selon lequel seules les moyennes des taux de concentration en plomb des espaces fréquentés par les enfants comptent. Contactée par Mediapart, l’ARS a confirmé cette posture, assurant respecter les instructions de la Direction générale de la santé. L’ARS a, semble-t-il, une lecture particulière de cette réglementation.
Interrogée, la Direction générale de la santé (DGS) tient à rappeler que concernant les taux de concentration au plomb, « 25 μg/m2 est le seuil de vigilance » pris en compte pour les logements mais également pour les lieux fréquentés par les enfants, comme les crèches et les écoles.
« À 25 μg/m2, il est attendu que 5 % des enfants présentent une plombémie comprise entre 25 et 49 μg/L [25 étant le seuil de vigilance pour la plombémie et 50 déclenchant une déclaration de saturnisme – ndlr]. Au seuil de 70 μg/m2, il est attendu que 5 % des enfants aient une plombémie supérieure à 50 μg/L. »
À ce seuil, il convient donc de « nettoyer souvent les sols avec une serpillière mouillée, de ne pas utiliser de balai et, si nécessaire, de mettre en œuvre des mesures de gestion complémentaires : zone de déchaussement pour limiter l’entrée de poussières, travaux de suppression de l’accessibilité au plomb ».
La DGS explique que « l’utilisation de la moyenne arithmétique revient à attribuer une durée équivalente pour chacun des lieux fréquentés par un enfant ». Or dans le cas d’un établissement scolaire, un enfant ne passe pas le même temps dans l’ensemble des salles.
Par ailleurs, si une classe A est polluée alors que la classe B ne l’est pas, faire la moyenne des taux de concentration en plomb relevés dans chacune d’entre elles serait omettre le risque encouru pour les enfants exposés au plomb dans la classe contaminée. La DGS conclut qu’« au-delà d’un rendu synthétique de résultats, l’interprétation des analyses s’effectue local par local ». Ces précisions confirment la parole des experts : la mairie n’a pas respecté les instructions en vigueur.
Quant au rectorat, interrogé sur les risques encourus par les enseignants, il nous a répondu « n’avoir rien à dire ». Élisabeth Kutas, secrétaire départementale du syndicat des enseignants des écoles, le SNUipp-FSU Paris, exige qu’un suivi médical soit effectué pour les enfants, les personnels des écoles et de la mairie travaillant dans les établissements. « Pourquoi ne pas avoir fait cette décontamination ? », s’interroge-t-elle.
Après avoir marqué un long temps d’arrêt lorsque nous l’informons des taux de concentration au plomb, elle ajoute : « Pardon, je suis très inquiète. Et les autorités sont responsables, la mairie comme l’académie, de protéger ses agents. Les enfants, les personnels des écoles et les agents de la ville ont été exposés à des risques graves pour leur santé. »
Elle déplore que « les centaines de millions mis pour la reconstruction de la cathédrale ne soient pas utilisés aussi pour préserver la santé des enfants, des ouvriers, des enseignants, des habitants et de toutes les personnes qui travaillent autour du site. Les ravages de l’incendie ne sont pas que matériels, ils sont aussi sanitaires ! Et les enjeux économiques et symboliques de ce chantier ne doivent pas masquer un éventuel scandale sanitaire ».
De nombreux interlocuteurs, spécialisés dans ces questions, nous ont tous expliqué qu’au regard des risques encourus et afin de rassurer l’ensemble des personnels et des parents, le plus logique aurait été de fermer les établissements le lendemain de l’incendie afin de procéder à leur nettoyage. « Cela aurait été simple et surtout primordial pour ne pas exposer les enfants et les adultes. Par la même occasion, cela aurait permis d’éviter qu’un climat de peur ne s’installe dans le doute », nous a confié un ingénieur responsable des questions de sécurité et de prévention.
Pourquoi cela n’a-t-il pas été fait ? Est-ce que, de la même façon que la préfecture a craint un effet de panique chez les touristes si elle divulguait les données, la mairie a eu peur d’affoler les familles du quartier ? C’est pourtant en n’agissant pas qu’elle risque de susciter aujourd’hui un effet de panique.
Annie Thébaud-Mony et l’association Henri-Pézerat demandent qu’un centre de suivi médical gratuit soit créé d’urgence, « accessible à toute personne, enfant ou adulte, victime de la contamination au plomb provoquée par l’incendie de Notre-Dame ». Elle suggère même « que ce centre soit établi à l’Hôtel-Dieu, proche de la cathédrale, et donc accessible aux riverains comme aux pompiers et travailleurs concernés ».
Pascale Pascariello
• MEDIAPART. 18 JUILLET 2019 :
https://www.mediapart.fr/journal/france/180719/notre-dame-la-mairie-de-paris-passe-sous-silence-des-contaminations-au-plomb-dans-les-ecoles