Successivement critique marxiste révolutionnaire du régime bureaucratique, leader spirituel de la révolte de la jeunesse de mars 1968, historien médiéviste, premier porte-parole du syndicat indépendant Solidarność qui lui doit son nom, élu sénateur et immédiatement devenu opposant à la politique néolibérale, professeur d’université et vice-président de l’Académie polonaise des sciences, Karol Modzelewski est décédé le 28 avril dernier, âgé de 81 ans. Entre-temps, il avait été prisonnier politique de mars 1965 à août 1967, de mars 1968 à septembre 1971 et de décembre 1981 à août 1984. Et, depuis le début de sa vie active jusqu’au dernier jour, il aura lutté pour la liberté, l’égalité et la solidarité.
Enfance russe
Il est né à Moscou à l’apogée de la terreur stalinienne, le 23 novembre 1937, en tant que Kyril (Cyril) Budnevitch. Son père, Alexandre, sous-officier, a été arrêté dix-neuf jours plus tard et condamné à huit ans de camp.
En 1939, sa mère, Natalia Wilter, accueille chez elle Zygmunt Modzelewski, communiste polonais, émigré en France et devenu membre du comité central du PCF, dirigeant sa section polonaise. Convoqué à Moscou en 1937, emprisonné et torturé, ce dernier devait sa libération à la chute de Nicolas Iejov. Dans le cadre de « la trêve de Béria », qui avait remplacé Iejov à la tête du NKVD et avait, à ses débuts, légèrement adouci la terreur, un certain nombre d’accusés qui n’avaient pas avoué avaient été relâchés.
Il devint son second mari, puis un des responsables de l’Union des patriotes polonais créée en 1941 après l’invasion de l’URSS par les nazis. Il a alors adopté le petit Kyril, lui donnant son nom de famille. Kyril a cependant passé une grande partie de la guerre dans un foyer pour enfants des « camarades étrangers », où l’on inculquait aux petits le sentiment d’appartenance nationale russe.
Ce n’est qu’en arrivant en Pologne en novembre 1945, alors que son père devient ministre des Affaires étrangères, que le jeune Kyril a appris la langue polonaise et que son prénom a été transformé en Karol (Charles), pour qu’il ne soit pas traité d’étranger. En 1947, lors d’un voyage de sa mère en Russie, il a rencontré pour la première fois brièvement son père biologique, qui avait survécu au camp, avant de le revoir plus longuement en janvier 1956 et l’entendre parler des camps soviétiques.
Karol Modzelewski a entendu pour la première fois l’histoire de sa famille en 1954, après la mort de Staline. Il a appris que son grand-père maternel et son père biologique avaient été déportés. Et, répondant à une de ses questions, son père adoptif lui a dit : « J’ai été incarcéré à la Loubianka d’octobre 1937 à juillet 1939. Ils ont essayé de m’extorquer une fausse auto-accusation et de faux aveux à charge pour d’autres personnes. C’est la Loubianka qui m’a endommagé le cœur. Avant j’avais une excellente santé. » Il est mort peu de temps après.
Ministre, puis membre du Conseil d’État et du comité central du parti, son père adoptif avait cependant transmis à Karol un esprit critique. Ce dernier a gardé en mémoire que lorsqu’un ami de ses parents avait été arrêté sous la fausse accusation d’espionnage, son père avait éclaté : « arrêté ne veut pas dire coupable ! » Et qu’une autre fois, alors qu’il demandait pourquoi il y avait une augmentation des prix des produits alimentaires, il lui a répondu : « pour que les gens mangent moins et travaillent plus ». Ou encore, lorsque au début des années 1950 son ancien collaborateur devenu premier secrétaire du parti en Silésie se vantait de ses exploits pour imposer les règles de sécurité aux mineurs de fond, son père a crié : « En quoi êtes-vous donc différents des propriétaires d’avant-guerre qui traitaient les mineurs comme du bétail décervelé ? Ce sont eux qui viraient les gens pour [la possession d’] une boîte d’allumettes ! Et nous avons fait des grèves pour ça ! »
Mais ce n’est que beaucoup plus tard qu’il apprendra que son père, qui avait rejoint en 1917 le SDKPiL [1] et à ce titre participé à la fondation du Parti communiste, avait été volontaire dans l’armée polonaise contre la marche de l’Armée rouge sur Varsovie. Certains secrets ne pouvaient pas être dits même après la mort de Staline [2].
De la contestation à la révolution
Dès le lycée, Karol Modzelewski rejoint l’organisation de jeunesse officielle, ZMP, une de ces institutions qui « parlaient avec l’objectif d’endoctriner les citoyens en général et les jeunes générations en particulier. (…) Pour tenir les rangs serrés, nous devions croire à notre idéal sans l’ombre d’un doute, et avoir un ennemi », écrira-t-il dans ses mémoires. « Il m’en est resté la honte et le souvenir d’avoir participé à une traque (…), j’ai souffert de cette infection mais j’en ai gardé des anticorps : lorsqu’un groupe se tourne contre un individu, je reconnais de façon certaine le vacarme de la traque et j’éprouve un réflexe de rejet. » [3]
Ayant appris la réalité de la terreur stalinienne, par les victimes et les témoins directs, lorsque commençait « le dégel », il lui « fallait comprendre et clarifier ces nouvelles informations pour leur donner du sens et, à partir de morceaux épars, recomposer une nouvelle image du monde. »
Le rapport secret de Khrouchtchev en février 1956 sur les crimes de Staline a été traduit et a largement circulé en Pologne, dont le premier secrétaire du parti était mort à Moscou peu après l’avoir entendu.
Une grève générale insurrectionnelle a eu lieu à Poznan en juin 1956. Le régime l’a maitrisée de manière sanglante, mais devant la montée de la solidarité contre la répression et la croissance de l’opposition au sein du parti, le gouvernement a été obligé de reculer. À la base, et même dans les instances régionales du parti, de nouvelles directions ont été élues. Dans l’usine automobile de Varsovie, FSO Zeran, la nouvelle direction du parti a appelé à créer partout des conseils ouvriers. À l’université de Varsovie, l’organisation ZMP a décidé de collaborer avec les ouvriers de FSO. En septembre 1956, Karol Modzelewski fut chargé par ses camarades d’organiser des réunions de débat avec les jeunes ouvriers de FSO.
En octobre, malgré l’opposition du Kremlin et même un début de marche des armées sur Varsovie, Wladyslaw Gomulka, ancien dirigeant du parti, écarté et emprisonné pour « déviation nationaliste-droitière », est redevenu premier secrétaire. Dès son premier grand meeting populaire, le 24 octobre, il a « appelé le peuple à reprendre le travail et à laisser la politique aux mains du parti et du gouvernement ».
Cette première tentative de normalisation a rencontré l’opposition des jeunes radicalisés – étudiants et ouvriers – qui ont formé début décembre 1956 une Union révolutionnaire de la jeunesse (ZMR). Mais le parti a mis en place sa propre organisation et a imposé la fusion des deux dès janvier 1957. La normalisation s’est poursuivie avec la répression de la grève des traminots de Varsovie en septembre 1957, la fermeture de l’hebdomadaire de « la gauche d’octobre », Po Prostu (Tout simplement) et la brutale dispersion des manifestations contre la censure en octobre 1957. Puis ce fut la nouvelle loi sur l’autogestion, soumettant les conseils ouvriers au parti en 1958.
« Seule exception notable – écrit K. Modzelewski un demi-siècle plus tard [4] – sur cet arrière-fond émerge la déclaration idéologique des contestataires de l’université, écrite avec l’intention d’initier une discussion qui devait donner naissance au programme d’une nouvelle organisation révolutionnaire. (…) Lorsque je relis aujourd’hui les quatre feuilles retrouvées (…) ce qui me semble essentiel [est que] notre réflexion de l’époque contenait – malgré son inconséquence et son manque de clarté – un génotype idéologique qui, quelques années plus tard, a donné naissance à la Lettre ouverte au parti. » [5]
Avec les avancées de la reprise en main de la société, l’étudiant en histoire médiévale Karol Modzelewski a commencé à avoir le temps pour participer au séminaire de son professeur – ce qui lui était difficile lorsque les réunions avec les ouvriers de FSO se tenaient en même temps. Il n’était plus membre de la direction varsovienne de l’organisation de jeunesse, dont il avait démissionné quand le parti l’avait normalisé. Brillant, il a obtenu une bourse d’études et est parti un an en Italie en 1961. Il dit y avoir découvert « la liberté ».
« Ce n’est pas la rencontre avec un trotskiste [Livio Maitan], plusieurs eurocommunistes, de nombreux socialistes ou démocrates chrétiens qui me tournait contre la Pologne populaire », écrit-il. Ce fut « le contraste entre le quotidien d’un pays libre et la vie en République populaire de Pologne au temps de la “petite stabilisation”. Je l’ai ressenti à l’époque avec une profonde humiliation. (…) J’avais derrière moi l’expérience de la révolte de 1956. Je savais qu’il fallait revenir à cette expérience-là et commencer par une critique en profondeur (…) puis établir un programme d’action dirigé contre ce système. Il fallait rassembler, trouver un cri de ralliement pour ceux qui sentaient et pensaient de la même manière, quand bien même, au début, nous ne serions qu’une poignée. » [6]
De retour en Pologne au printemps 1962 – avec Jacek Kuron, qui avait été son mentor politique et son ami dès 1956 – il va s’atteler patiemment à ce rassemblement. Ils organisent des clubs de discussion ouverts à l’Université, tissent des liens avec des « révisionnistes » [7] et les militants trotskistes polonais Kazimierz Badowski et Ludwik Hass. Ils prennent la direction de l’Union de la jeunesse socialiste (ZMS) de l’Université de Varsovie… Ils ne comptaient pas maintenir pendant longtemps cet ilot de liberté. « Il était clair que, dans ce système, une activité indépendante n’était possible que hors des règles en vigueur dans le parti et dans les organisations sociales qui lui étaient subordonnées. C’est-à-dire hors de la légalité. » [8]
Ils décidèrent de monter une équipe déterminée à élaborer un programme autour duquel naîtrait « une organisation révolutionnaire clandestine ». Ce groupe comptait sept jeunes universitaires, trois militants scouts et un ouvrier de FSO. Seul ce dernier « a fait preuve d’un instinct digne d’un conspirateur » : les six autres ouvriers qu’il a organisés autour de lui n’ont jamais été connus des autres membres du groupe.
Dès le début, un des membres du groupe était un agent de la police politique, tout comme un autre contact à Cracovie ainsi qu’un proche de Hass, auquel ce dernier ne cachait rien… De plus, au sein du groupe clandestin, les divergences programmatiques étaient nombreuses, un des membres penchant vers une orientation plus nationaliste et un autre vers une analyse économique plus académique.
Finalement le projet du manifeste a été rédigé par les seuls Kuron et Modzelewski. L’unique copie de ce texte a été confisquée lors des perquisitions chez les deux auteurs le 14 novembre 1964. Peu après les stencils, que Kazimierz Badowski avaient transmis à Karol, ont été détruits « pour ne pas servir de preuve à charge » et le duplicateur apporté par les militants de la IVe Internationale a été confisqué.
D’abord menacés de poursuites pour crime contre l’État (art. 155-1 et 2 du Code pénal de 1932 – que le régime stalinien a préservé et que Kuron et Modzelewski qualifiaient d’« instrument de la dictature semi-fasciste »), les membres du groupe ont été libérés après 48 heures : « au plus haut niveau politique on préféra éviter un procès et écarter les coupables du Parti et de l’université ». Fin novembre, les organisations universitaires du parti et des jeunesses les ont donc exclus, sans connaître leur manifeste confisqué. C’est cette circonstance qui a conduit Karol Modzelewski à rédiger de mémoire le texte connu sous le titre de Lettre ouverte au parti, résumant le manifeste disparu, écrit avec Jacek Kuron. Il n’y avait plus de moyens pour l’imprimer, et ce texte n’a existé qu’en 17 exemplaires : deux déposés aux comités du parti et des jeunesses de l’université le 18 mars 1965 et les autres diffusés parmi les amis. Le 19 mars à 6 heures du matin, les auteurs étaient arrêtés et, en juillet, condamnés à 3 ans et demi (Modzelewski) et 3 ans (Kuron) de prison. Leur procès a été suivi de celui des militants se réclamant du trotskisme : Badowski, Hass et Romuald Smiech.
Commentant en 1966 leur action, un intellectuel opposant, animateur du « Club du Cercle courbe » interdit en 1962, qui a émigré peu après écrivait : « Les ouvriers ont fait preuve d’une très grande détermination. Mais il leur manquait un programme et ils ne savaient pas toujours clairement ce pour quoi ils luttaient. Po Prostu, quels qu’aient été ses mérites, manquait de la capacité d’être conséquent jusqu’au bout. Le “Cercle courbe” et les autres symptômes de l’opposition “intellectuelle” se consacraient plus aux débats sans taper du poing sur la table. En comparaison avec tout cela, le groupe de Modzelewski semble être le seul groupe révolutionnaire au sens classique. » [9]
Si ce groupe révolutionnaire a été démantelé dès 1965, le milieu des jeunes qu’il avait commencé à influencer s’est emparé de ses analyses. Les auteurs de la Lettre, libérés fin 1967, sont naturellement devenus leaders des étudiants polonais qui se mobilisaient contre la liquidation de l’autonomie des universités et le resserrement de la censure. La manifestation à Varsovie du 30 janvier 1968 contre l’interdiction d’une pièce de théâtre anti-tsariste du grand poète polonais Adam Mickiewicz, les Aïeux, puis les grèves étudiantes dans toute la Pologne en mars contre le renvoi des enseignants et des étudiants, provoquent à nouveau leur arrestation. Leur emprisonnement souleva un mouvement international de solidarité et fit que la Lettre, traduite dans de nombreuses langues et publiée par la IVe Internationale, devint un manifeste de référence pour la nouvelle gauche internationale. Il est donc utile de la rappeler.
Un programme de révolution antibureaucratique
S’élevant contre la qualification de « socialiste » des régimes bureaucratiques, les auteurs écrivaient dans la Lettre ouverte que « la bureaucratie détient l’ensemble du pouvoir politique et économique, privant la classe ouvrière non seulement du pouvoir et de contrôle, mais aussi de moyens d’autodéfense » et « dispose des moyens de production », la qualifiant de « classe dominante » [10].
« Dans le système actuel – écrivaient-ils – l’ouvrier n’obtient sous la forme de salaire et de services que le minimum vital. Le surproduit lui est pris de force (…) et est utilisé pour des objectifs qui lui sont étrangers et même opposés. Cela signifie qu’il est exploité » [11]. Indiquant la « contradiction entre le potentiel économique développé et le bas niveau de la consommation sociale », ils annonçaient la crise économique du système et concluaient : « le développement passe nécessairement par la révolution ». [12]
Ils proposaient une société nouvelle : « la démocratie ouvrière », « un système où la classe ouvrière organisée sera maîtresse de son travail et de son produit ; où elle déterminera la mesure et l’orientation des investissements ; où elle décidera de la répartition du produit national. (…) À cette fin, elle doit s’organiser dans les entreprises en formant des Conseils ouvriers (…), elle doit faire du directeur un fonctionnaire subordonné au Conseil, contrôlé, engagé et licencié par lui. » « Les décisions principales concernant la répartition et l’utilisation du revenu national » nécessitent un « Conseil central de délégués. Par ce système de Conseils, la classe ouvrière décidera du plan de l’économie nationale, autrement dit, elle fixera les buts de la production sociale » [13].
Et ils considéraient que « la classe ouvrière doit s’organiser sur la base de la pluralité des partis », qu’il faut « la suppression de la censure préventive », « des syndicats absolument indépendants de l’État et ayant le droit d’organiser des grèves économiques et politiques », « quelques heures par semaine prises sur la durée du travail légal et payées [qui] soient consacrées à l’instruction générale ouvrière », que « la police et l’armée régulière (permanente) ne peuvent être maintenues », que « l’autonomie politique de la paysannerie (…) est aussi une exigence de la démocratie ouvrière. » [14]
En écrivant cela, Kuron et Modzelewski « suggéraient clairement que le programme révolutionnaire doit naître essentiellement “en bas”, dans les milieux ouvriers, avec un éventuel rôle serviable de l’intelligentsia », analyse Michał Siermiński [15]. Lors de son procès de 1965, Modzelewski précisait : « la révolution ne peut être le résultat des appels, car elle est l’effet des tensions objectives au sein de la formation socio-économique » [16]. « Dès la brochure préparée auparavant – le modèle (confisqué en novembre 1964) pour écrire la Lettre ouverte – les auteurs mettaient clairement en garde que le programme révolutionnaire doit naître “avec la participation la plus large de la classe ouvrière” et c’est pour cela qu’ils postulaient “la formation des cercles ouvriers, qui discuteraient (…) et constitueraient le noyau du parti” [17]. Les auteurs avaient une compréhension très modeste de leur propre fonction sociale : Modzelewski soulignait qu’ils sont des scientifiques et que leur rôle est “d’analyser la réalité, de discuter cette analyse et de communiquer les résultats à la société” ». [18] Une conception du parti et du rôle de la classe ouvrière fort éloignée de la vision stalinienne du « parti dirigeant ». Mais également une conception du rôle des intellectuels au service de la classe ouvrière. Cette conception, écrit Michał Siermiński [19], s’inspirait des critiques que Rosa Luxemburg et Jan Waclaw Machajski formulaient au début du XXe siècle face à une conception élitaire et paternaliste, dominante dans l’intelligentsia indépendantiste et socialiste-patriote : celle d’une élite « éclairée » de la nation apportant au peuple l’émancipation, d’en haut et de l’extérieur. C’est contre une conception de l’intelligentsia exerçant « le rôle du leader de toute la nation, de force dirigeante qui servira, mais aussi exercera le pouvoir, ravivera l’enthousiasme et apaisera les conflits, en travaillant constamment pour le bien de la patrie retrouvée » [20], que Kuron et Modzelewski militaient alors.
Karol Modzelewski m’a un jour affirmé qu’il n’a jamais rejoint la IVe Internationale, contrairement aux souvenirs de Livio Maitan à la suite des discussions qu’ils avaient eues en Italie en 1961. Mais il avait lu les livres de Trotski et recevait depuis 1957 la revue Quatrième Internationale, qu’il faisait circuler parmi ses camarades francophones. Il est donc normal que dans ses écrits des années 1960 certaines idées soient une réappropriation des réflexions du marxisme critique et que lors de ses procès la bureaucratie se soit demandé si elle avait ou non intérêt à en faire un « procès du trotskisme ».
Une défaite et un tournant politique
Le nouvel emprisonnement de Kuron et Modzelewski, puis la répression du mouvement de mars 1968 ont été un tournant politique dans l’histoire de l’opposition polonaise, au moins dans trois dimensions. Le mouvement de mars 1968 est passé dans l’histoire comme un mouvement des étudiants et des intellectuels, mais c’était bien plus que ça : « parmi les arrêtés il y avait beaucoup plus d’ouvriers que d’étudiants et leur caractère commun était leur âge, ils étaient nés après la guerre » [21]
- Pour Karol Modzelewski il s’agissait d’un tournant stratégique. Dans la Lettre ouverte, les auteurs expliquaient que « le mouvement révolutionnaire ne pourra que se répandre à l’échelle du bloc tout entier, et la possibilité d’intervention armée de la bureaucratie soviétique s’exprimera par le degré de gravité des conflits de classe en URSS ». [22] En 2013 il précisait : « On peut dire qu’en 1968 j’ai été refroidi, non pas à cause de mars, mais en août à cause de l’intervention en Tchécoslovaquie. (…) Dès ma libération en 1971 je n’étais plus un révolutionnaire. Je n’avais plus mon utopie, la vision d’une Pologne idéale. Seul me restait mon système de valeurs. » [23] Conséquent avec lui-même, ne croyant plus possible une victoire révolutionnaire, lors de sa libération de prison en septembre 1971 Karol Modzelewski se tournera vers la recherche historique et durant une décennie ne militera plus dans l’opposition au quotidien. Il ne fut pas signataire de la Lettre des 59, qui permit à l’opposition intellectuelle de refaire surface en 1975 contre les modifications de la Constitution, n’a pas rejoint le Comité de défense des ouvriers (KOR) après les grèves de 1976 et s’est limité à écrire une lettre au premier secrétaire du parti d’alors, Edward Gierek, où il appelait ce dernier à un « retour aux principes du dialogue avec la société, proclamés et partiellement pratiqués au début de la période qui a suivi décembre [1970, vague de grèves ouvrières], dont le développement courageux et l’application conséquente ouvriraient la voie d’une sortie efficace de la crise » [24].
- Le courant de pensée politique qui, jusqu’en mars 1968, s’inspirait des idées de la Lettre ouverte, espérait que le régime, aussi dégénéré soit-il, se situait quelque part entre le capitalisme et le « communisme véritable », représentait donc un maillon de la chaîne historique du progrès et pouvait être ramené sur la bonne voie, fût-ce de manière révolutionnaire. En déclenchant une campagne antisémite et en envoyant ses bandes contre les manifestants, les autorités sont apparues aux yeux des opposants de gauche non plus comme un bloc réactionnaire d’apostats de la foi commune, usurpant le pouvoir politique et bloquant les transformations progressistes, mais comme une dictature des forces obscures, fascistes. « C’était la fin définitive des rêves du progrès et du “communisme véritable” », écrit Michał Siermiński [25]. Si l’historien Karol Modzelewski ne partageait pas les illusions positivistes sur le sens de l’histoire, elles avaient été présentes dans le milieu qui s’identifiait à lui.
- Dans la Lettre ouverte, on trouve cette formulation surprenante : « Ce sont les besoins d’industrialisation d’un pays sous-développé qui ont donné naissance à la bureaucratie comme classe dominante ; elle seule pouvait répondre à ces besoins, puisque dans les conditions de sous-développement du pays, elle était la seule à faire de l’industrialisation, c’est-à-dire de la production pour la production, son intérêt de classe. » Commentant en 1966 la Lettre ouverte, Ernest Mandel avait relevé que la seule divergence notable entre ses auteurs et la IVe Internationale ne vient pas du fait qu’ils considèrent que la bureaucratie est une classe, mais sur le fait que « leur position les amène même à attribuer à la “classe bureaucratique” un rôle progressiste, que nous lui nions. » [26]. Ce n’est donc pas une divergence terminologique, mais une divergence de fond, explique Zbigniew Kowalewski : « en faisant de la bureaucratie une nouvelle classe dirigeante, Kuron et Modzelewski étaient conséquents : ils en ont fait une classe historiquement autonome et nécessaire, donc – ne serait-ce que durant une très courte période – montante » [27]. Et il poursuit : « Peut-être est-ce justement cette théorie de la bureaucratie politique en tant que nouvelle classe dominante, historiquement nécessaire au cours de la première décennie de l’après-guerre, qui a complètement éclipsé à leurs yeux un aspect du régime bureaucratique essentiel dès son début : son caractère nationaliste, donc ayant inévitablement une dynamique antisémite. C’est tombé sur eux et sur l’opposition qu’ils dirigeaient comme la foudre dans le ciel serein en mars 1968 et a eu un impact énorme sur leur évolution idéologique et politique. » [28] Car « la nouvelle vague antisémite n’est pas tombée du ciel en mars 1968, mais était le point culminant de la construction d’un État d’une seule nation, sur la base d’un nettoyage ethnique permanent ; c’était aussi le résultat de l’alliance du pouvoir bureaucratique avec les forces nationalistes et de l’influence acquise au sein de l’appareil du POUP et de l’administration étatique par la lumpen-bourgeoisie qui s’est constituée sur la base de l’Holocauste et du nettoyage ethnique. » [29]
Les effets de la défaite de 1968 en Pologne et en Tchécoslovaquie ont été durables dans l’opposition polonaise. Alors que la nouvelle gauche dans le monde capitaliste popularisait la Lettre ouverte, en Pologne « alors qu’elle était le principal document au cours des années soixante – la conclusion d’une critique du système (…) – au cours des années suivantes [elle] n’attirait plus la curiosité. Elle faisait partie d’une étape close ; même ses auteurs s’en distanciaient du fait de la langue employée et de la valorisation des événements. » [30]
Il est à ce titre significatif que, alors que les grèves ouvrières de décembre 1970, janvier et février 1971 ont imposé à la bureaucratie un recul et même une discussion avec le comité de grève devant l’assemblée générale des grévistes à Szczecin en janvier 1971, confirmant l’analyse de l’exploitation en tant qu’axe central du conflit social, l’opposition intellectuelle a continué à se détourner du programme de la Lettre ouverte. Karol Modzelewski se souvient que, dès leur sortie de prison ils ont écouté l’enregistrement de la discussion entre les grévistes et le nouveau premier secrétaire du parti, Edward Gierek, dans le chantier naval de Szczecin : « Nous avons eu l’impression que le verbe s’était fait chair. La classe ouvrière s’est matérialisée en tant que sujet politique capable de contraindre les plus hautes autorités d’un pays communiste au dialogue et avait su s’exprimer dans ce dialogue avec sa propre voix. » [31] Comme le note Z. Kowalewski, « ce verbe devenu chair, c’était évidemment la Lettre ouverte. Ironiquement, l’opposition battue en mars 1968 y avait déjà renoncé et ce, une fois pour toutes. »
« Je voulais être historien »
En sortant de prison en septembre 1971, Karol Modzelewski était « un révolutionnaire éprouvé par la vie », considérant que « la doctrine Brejnev faisait barrage à nos aspirations » et ne croyant plus « à une flamme révolutionnaire, peu importe où elle apparaitrait, embrasant l’empire tout entier et touchant Moscou. » De plus, racontait-il en 2013, « il n’est pas vrai du tout que je voulais être révolutionnaire toute ma vie. (…) Je voulais être historien. Mais, malheureusement, il se passait toujours quelque chose qui faisait qu’il fallait s’engager. Jacek Kuron disait de moi que je suis un politicien du dimanche. » [32]
Voulant poursuivre ses recherches historiques, il pensait ne pas pouvoir poursuivre un militantisme actif pour des buts finalement limités, car il partageait l’opinion « qu’il fallait accepter la libéralisation proposée par l’équipe de Gierek, c’est-à-dire s’employer d’une manière réaliste à l’affermir et à l’élargir. Cela seul était atteignable. » [33] Entre les traditions polonaises romantique (les insurrections) et positiviste (protéger la substance nationale) il a basculé vers la seconde.
« Il m’arrivait d’en ressentir de la gêne, voire de la honte, mais je dois avouer que je ne regrette pas – la partie dominante de mes réalisations sur le système politique et la société de la Pologne des Piast [le Moyen Âge] date des années 1971-1980 » [34]. Ses ouvrages sur l’Organisation économique de l’État des Piast Xe-XIIIe siècle et sur les Paysans dans la monarchie des premiers Piast [35] ont été une révolution dans l’analyse historique, remettant en cause le dogme (pas seulement stalinien) d’un féodalisme polonais et celui d’un « sens de l’histoire ». Il a également publié, d’abord en italien en 1978, une étude novatrice sur la société de la péninsule italienne sous les Longobards et les Carolingiens, qu’il élargira plus tard en écrivant l’Europe des barbares [36].
1980, une révolution ouvrière… sans stratégie
Lorsque la grève a commencé à se généraliser en août 1980, il n’a pas hésité : « C’était irrésistible. Il a fallu suivre. La liberté avait conduit le peuple aux barricades. Je devais suivre le peuple. Et m’intégrer au mouvement du peuple de manière à y apporter la dose nécessaire de raison. » [37] Car « la Pologne était au seuil de la révolution » et « la révolution n’entre pas dans les formules rationnelles des politologues car elle est un état d’esprit collectif hors normes de grandes masses humaines. (…) Tout à coup, cet état d’esprit conformiste se transforme en son contraire et devient un acte d’autolibération mentale. » [38] Ses amis, conseillers du comité de grève inter-entreprises de Gdansk lui ont cependant demandé de quitter le chantier naval, craignant que sa présence ne serve de prétexte au régime pour refuser toute négociation.
Comme la grande majorité de ses collègues de l’Académie des sciences de Wroclaw, il a fondé le syndicat libre et indépendant dès la signature des accords de Gdansk. Et naturellement il a été choisi pour le comité constitutif régional. Délégué par celui-ci, il a proposé lors de la première rencontre nationale le nom du nouveau syndicat le 18 septembre 1980 – Solidarność (Solidarité) – et a réussi à convaincre qu’il fallait un seul syndicat national pour créer le rapport de forces, contre l’avis des conseillers et de Lech Walesa.
Membre de la direction syndicale de la région de Basse-Silésie (Wroclaw), élu premier porte-parole national du syndicat, il sera un de ses animateurs. Comprenant bien que c’était une révolution, donc que l’affrontement avec le pouvoir était inéluctable et qu’à long terme un syndicat indépendant ne pouvait pas coexister avec la bureaucratie, il restait convaincu que le rapport des forces géopolitique allait conduire à une intervention soviétique. Et cela malgré la guerre que le Kremlin ne parvenait pas à remporter en Afghanistan. Et aussi, malgré le fait que – quelles qu’aient été les menaces permanentes d’une intervention de la part des dirigeants du parti soviétique et les manœuvres militaires à répétition – en décembre 1980, alors que la CIA avait annoncé que 14 divisions soviétiques, 2 est-allemandes et 2 tchécoslovaques étaient en état d’alerte à la frontière polonaise, Modzelewski raconte la réaction de Jacek Kuron, réveillé par téléphone par son ami, rédacteur de la BBC, E. Smolar, pour le lui annoncer : « Kuron, alors réveillé, a vite fait le compte. 14+2+2, ça fait 18. En Tchécoslovaquie ils en avaient envoyé vingt-quatre. Ils ne nous prennent pas au sérieux. Ne me réveille pas sans raison ! » [39]
Comme la grande majorité des opposants des années précédentes et des dirigeants du nouveau syndicat, il ne parvenait pas à ne serait-ce qu’envisager une stratégie permettant de modifier ce rapport de forces. Comme son ami Jan Strzelecki, qui à l’époque m’avait vertement critiqué pour avoir écrit cela dans un article (paru en français, même pas en polonais !), l’idée même d’avancer par exemple le slogan de syndicalisation des soldats – de transférer les acquis ouvriers d’auto-organisation et de démocratie sur les lieux de travail dans les régiments militaires – lui paraissait provocatrice et inutile. Tout comme l’appel aux travailleurs des pays d’Europe de l’Est de suivre l’exemple de la Pologne, adopté par le premier congrès de Solidarność contre l’avis des dirigeants et des conseillers du syndicat. Durant les seize mois de son existence légale, la direction de ce qui était un mouvement révolutionnaire de plus de 9 millions de membres, tentera d’empêcher l’intervention soviétique, qu’elle croyait pourtant irréversible, en « autolimitant » la révolution.
Pourtant, ceux qui organisaient activement la grève et le syndicat, explique Karol Modzelewski dans ses mémoires, « le faisaient franchissant consciemment le Rubicon en niant leur soumission antérieure et en faisant de la vie sociale de la communauté de l’usine, du syndicat et du pays l’objet de leurs actions souveraines. C’est justement ce que nous appelons la révolution. C’est également un mécanisme impossible à brider. » [40]
C’est en mars 1981, à la suite d’une intervention policière brutale contre les militants ouvriers et paysans qui avaient pénétré dans la salle de discussion du conseil régional de Bydgoszcz pour exiger la légalisation du syndicat paysan, que la tension a atteint son comble. Solidarność a décidé d’appeler à la grève générale pour le 31 mars, tout en la faisant précéder d’une grève d’avertissement de quatre heures pour montrer sa force et négocier encore… Trois décennies plus tard Modzelewski raconte : « Il y avait une grande détermination à lutter, même s’il devait s’agir d’un affrontement. Plus important encore, lors de cette grève de quatre heures, autant que je me souvienne, le 27 mars, dans les entreprises que j’ai vues il y avait des services d’ordre avec des brassards rouge et blanc sur lesquels on lisait “Solidarność” ainsi que “Syndicat des métallurgistes” – un syndicat de branche [la continuité des anciens pseudo-syndicats officiels], mais aussi “Comité d’entreprise du POUP”, ce qui signifie que les sections dans les grandes entreprises commençaient à rejoindre ce mouvement syndical, ouvrier, qui luttait contre le gouvernement. Ainsi le gouvernement était très isolé politiquement. Dans ce sens on peut dire que cela avait toutes les caractéristiques d’une crise du pouvoir, du point culminant du processus révolutionnaire. Si le but avait été de renverser le pouvoir, c’était le bon moment. »
Malgré la décision que seule la commission nationale de coordination de Solidarność avait le droit d’annuler la grève générale et que les accords avec le pouvoir à la suite de la grève d’avertissement (qui a été suivie par la quasi-totalité des salariés) n’étaient pas satisfaisants, les conseillers du syndicat et Lech Walesa ont « suspendu » la grève. « Le communiqué sur la conclusion de l’accord et la “suspension” de la grève générale ont fait tomber l’immense tension et la mobilisation sociale sans pareille », raconte Modzelewski. « Rejeter l’accord concerté et retourner au scénario de grève ne pouvait plus nous rendre la force de frappe perdue ; au contraire, ce serait la voie la plus courte vers l’échec. (…) J’ai vu la frustration et l’amertume des militants syndicaux mais il me semblait en même temps entendre un soupir collectif de soulagement : “Dieu merci, cette guerre ne sera pas pour nous.” (…) À partie de ce moment Solidarność a commencé à faiblir. » [41]
Modzelewski démissionna alors de sa tâche de porte-parole national du syndicat. « J’étais enragé par cette façon manipulatrice de la réalisation, comment le dire, de la raison d’État réaliste. Je pouvais la partager, mais je considérais que ce n’est pas fait d’une manière acceptable », explique-t-il dans un entretien publié en 2017 [42]. Dans ses mémoires il présente ainsi son intervention dans le débat de la Commission nationale de coordination qui a suivi la crise : « Je n’ai pas chipoté sur les points successifs [de l’accord] ni regretté que nous n’ayons pas entrepris l’assaut décisif contre le pouvoir, la domination soviétique et le régime. De dangereuses chimères pour moi. Je pensais cependant que nous avions perdu une chance, peut-être réelle, d’imposer un changement dans le rapport de forces internes au sein du groupe dirigeant communiste. J’espérais que ce changement nous aurait permis, ainsi qu’au Parti, d’assurer une coexistence pérenne dans un système intelligemment modifié. » [43] À propos des intellectuels conseillers du syndicat, il écrira : « La ligne directrice de leur action (…) a été d’apporter aux foules emballées la raison et les principes du réalisme géopolitique pour éviter que la révolution montante ne se transforme en catastrophe nationale. Je ne leur en voulais pas – j’y travaillais moi-même. » [44] L’état de guerre proclamé le 13 décembre 1981 a démontré que cette direction conduisait à la défaite. On était loin de ce que Karol Modzelewski et Jacek Kuron proclamaient dans la Lettre ouverte, loin de l’idée que le programme doit naître « avec la participation la plus large de la classe ouvrière » [45].
Défaite et fin d’une époque
Les dirigeants de Solidarność avaient appelé à une grève générale en cas d’interdiction du syndicat. Inégalement suivie, la grève a éclaté dans de nombreuses usines à la suite de la proclamation de l’état de guerre en décembre 1981. Les forces armées et la police ont « pacifié » les usines les unes après les autres, menaçant d’exécuter les grévistes qui ne voudraient pas se rendre, parfois tirant sur eux, comme dans la mine de charbon Wujek où 9 mineurs ont été assassinés et 23 blessés le 16 décembre 1981. Modzelewski dira plus tard : « Tous ces gens, qui s’étaient comportés avec un courage inouï, ont changé d’un coup leur vision d’eux-mêmes. Ils avaient cédé devant la force armée. Et ça, ça vous brise la colonne vertébrale. On peut dire que, en tant que mouvement ouvrier de masse, Solidarité, qui a compté jusqu’à 9,2 millions d’adhérents, a été détruite à ce moment-là. Il ne restait plus qu’une résistance clandestine, qui comptait plus d’intellectuels que d’ouvriers. Un autre visage est apparu alors, et un autre langage : un langage d’anticommunisme dur, qui était absent auparavant. » [46] Et aussi, en 2016, parlant de la classe ouvrière révolutionnaire des années 1980-1981 : « Ce milieu-là n’existe plus. Il n’y a plus de classe ouvrière. Ni de Solidarność. Déjà en 1989 il n’y avait plus cette Solidarność-là. Elle a été détruite au cours des premiers jours de l’état de guerre. Au cours des années 1980 nous faisions semblant qu’elle existe encore, nous répétions que Solidarność vit (…). C’était notre mystification face au pouvoir et au monde. Mais la vérité, c’est que l’état de guerre a tué Solidarność. Seul son mythe a subsisté. Le souvenir que pendant des mois nous avions été vraiment libres. Que nous nous étions libérés nous-mêmes. (…) [Les gens] ont gardé le sentiment qu’ils ont capitulé devant la violence armée. C’est une connaissance de soi traumatisante. Ces gens sont ensuite éclatés de l’intérieur, car ils se souviennent de l’incroyable sentiment de souveraineté qu’ils avaient durant des mois et qui leur a été repris. On rêve d’un tel sentiment toute sa vie. Mais on ne le récupère pas. [En août 1980] ils l’ont obtenu. Un conformiste peut se mettre debout. Mais ensuite il ne peut pas juste se plier. Il ne peut que se casser. Et cette cassure est en général irrémédiable. Mais le mythe continue. Car, surtout en étant à nouveau esclave, on ne peut oublier que pendant 16 mois on a vécu au sein d’une masse de gens libres. » [47]
Emprisonné dans la nuit du 12 au 13 décembre à l’issue de la dernière réunion de la direction nationale du syndicat, Karol Modzelewski ne sera libéré que le 4 août 1984. Vivant dans la petite ville de Sobótka à une quarantaine de kilomètres de Wroclaw, surveillé en permanence, il a quand même pu établir des contacts avec les militants clandestins : « Lentement, avec du mal à y croire, je prenais conscience que l’état de la résistance clandestine était vraiment médiocre. (…) En réalité, ce n’était plus un mouvement syndical et il n’avait pas le potentiel de déclencher des grèves. Çà et là, existaient encore des commissions d’entreprise clandestines, mais même là où elles perduraient, essayant de collecter des cotisations et de colporter des gazettes, elles n’étaient plus le guide spirituel du personnel. (…) Les intellectuels menaient la danse, et maintenant lisaient, imprimaient et colportaient les travaux de penseurs libéraux de premier plan. Friedrich Hayek et Karl Popper conduisaient leurs lecteurs polonais sur les sentiers de la pensée libre mais pas sur le chemin de la révolution. » [48]
Après deux ans et demi sans emploi officiel, mais poursuivant ses recherches historiques grâce à une bourse du Comité social des sciences, à la jonction de la clandestinité et de la société alternative, il a été réembauché par l’Académie polonaise des sciences à la fin 1987. Il n’a pas participé aux négociations de la Table ronde, même s’il considérait qu’il fallait en accepter les conditions, car « la loi martiale a sauvé le système de l’effondrement un certain temps mais ne l’a pas guéri. Derrière la façade du communisme à parti unique fonctionnait désormais la dictature militaire (…), elle ne peut fonctionner à long terme sans le consentement social. » [49] Il a finalement été « convoqué » par l’équipe autour de Lech Walesa, pour participer à la rédaction du texte des accords, puis pour être candidat au poste de sénateur, ce qu’il a d’abord refusé pouvant enfin reprendre officiellement son travail d’historien. Mais, invité en avril 1989 par le Collège de France et l’École des hautes études en sciences sociales, pour y donner des cours, il n’a pas obtenu de passeport, car pour la police politique « la procédure pénale dans laquelle il est accusé de tentative de renversement du régime [était] toujours en cours » !
Il fut donc candidat et a été élu sénateur en juin 1989. Malgré toutes les précautions de l’accord de la Table ronde concernant le mode de ces élections, le régime les a perdues et c’est le mythe de Solidarność qui les a remportées : les 35 % des sièges à la Diète (Assemblée nationale) où elle était autorisée à se présenter et 99 sur 100 sièges au Sénat. Bien que disposant d’une majorité, le POUP du général Jaruzelski n’avait plus la légitimité permettant d’imposer l’austérité et les privatisations. Jaruzelski ne parvint à être élu à la présidence que grâce à l’abstention de quelques élus de l’opposition, et un gouvernement dirigé par T. Mazowiecki et au sein duquel le POUP n’avait que les ministères « présidentiels » (armée, police, affaires étrangères) a été constitué. Naissait ainsi une nouvelle Pologne, « une liberté sans fraternité » [50] dira plus tard Karol Modzelewski.
Sénateur, il a été parmi les quelques élus qui se sont opposés au « plan Balcerowicz » (du nom du ministre de l’Économie) qui, par des mesures fiscales inégalitaires, avait pour but de mettre en faillite les grandes entreprises publiques et privilégier le secteur privé, tout en imposant une réduction des salaires réels de plus de 25 % ainsi que le chômage. C’était la « transformation systémique ». Il a participé à la tentative de structurer une gauche social-démocrate, d’orientation keynésienne, sans succès. Il ne sera plus candidat lors des élections anticipées de 1991, les premières élections libres.
« La transformation a détruit ceux qui avaient été le sel de Solidarność, mais il n’y a pas eu de rébellion, car les dépositaires de son mythe réalisaient ces changements. (…) L’état de guerre a tué Solidarność et la transformation a tué son mythe. Au cours des dernières années du communisme, le taux d’emploi en Pologne était de 80 %, maintenant il est de 53 %. (…) Les enfants et les petits-enfants des héros d’août [1980] et de décembre [1981] ont en commun avec leurs pères et grands-pères le sentiment du préjudice et non le souvenir de grandes expériences communes », expliquait Modzelewski en 2016 [51].
Et il rappelle : « Du temps de la grande Solidarność (…) il n’y a eu aucun slogan visant à reprivatiser les biens confisqués entre 1945 et 1956. Aucune demande de privatiser l’économie. (…) Non parce que le réalisme l’interdisait. (…) Simplement cela n’avait pas sa place dans l’horizon axiologique du mouvement. C’était un mouvement égalitaire. (…) Une des premières grèves après Août a eu lieu dans les transports en commun de Wroclaw. Vous savez pourquoi ? (…) Les conducteurs ont eu l’augmentation des salaires la plus grande. (…) À Wroclaw ils ont fait grève contre le partage inégalitaire de l’augmentation des salaires. Contre eux-mêmes. Pour qu’on leur réduise l’augmentation afin de l’augmenter pour les balayeuses et les mécaniciens. (…) Dans la Pologne libre, l’inégalité a été dès le début glorifiée. On répétait que la stratification est une partie intégrante du développement économique et qu’elle est lui est propice, ce qui est faux. À la classe moyenne naissante on inculquait que les pauvres et les chômeurs sont responsables de leur sort. Car il suffit de faire preuve d’initiative, d’ouvrir un small business. (…) De la triade liberté, égalité, fraternité nous avons subi dans les deux derniers domaines un sérieux échec. Seule la liberté a réussi. Mais sans l’égalité et la fraternité elle est en danger et pourrait être limitée à la liberté de circulation du capital financier. » [52]
« Maintenant, c’est votre tour : réparez le monde »
En 2002, avec Jacek Kuron (qui après avoir été ministre de la transformation a fait son autocritique), Karol Modzelewski a publié un article appelant à une « gauche pour demain », contre l’idéologie néolibérale dominante. Il s’agissait d’un gauche « réfléchie », se limitant à l’option d’un « État providence », tout en remarquant que lorsque Jacek propose un accord négocié avec tout le monde, il se fait traiter de « dangereux extrémiste de gauche ». « Être de gauche, c’est suivre le réflexe de son cœur : être du côté des persécutés, des battus, des affamés, construire un monde où l’on pourra vivre de façon plus humaine », écrivaient-ils. « Même les gouvernements de gauche reculent devant la pression de l’Union européenne ou des entrepreneurs nationaux. Cela rapproche le moment où en Pologne la place laissée par la gauche sera vide. C’est le populisme qui remplira ce vide, il le remplit déjà. (…) Derrière ces politiciens aventuriers, il y a des gens qui ont de véritables difficultés. Sans ces humiliés et lésés, aucune démocratie ne peut être construite, mais oui, il est possible de construire un État policier. (…) Nous souffrons d’un déficit d’objectifs qui ne peut être comblé que par une nouvelle pensée de gauche. (…) Quelqu’un dira que toute utopie, lorsque l’on tente de la réaliser, dégénérera et sera horrible. Dans les utopies on a inscrit le rêve du bonheur de l’humanité sans lequel les humains ne seraient pas descendus des arbres. (…) La gauche avait cherché dans l’histoire la justification de ses utopies. Nous savons aujourd’hui qu’ils ne s’y trouvent pas, mais nous savons également que la croyance dans l’utopie a joué son rôle dans l’histoire et qu’elle a une grande force mobilisatrice. » [53]
Lorsque ses mémoires, écrites en 2013, ont été publiées en français, l’an dernier, Karol Modzelewski a ajouté une postface : « À la fin de ce livre, j’avais formulé l’espoir que la nouvelle gauche naissante remettrait en question l’ordre néolibéral établi après 1989. Cet espoir a été vain. (…) Et la droite populiste actuellement au pouvoir s’est révélée être un démolisseur efficace de la démocratie libérale – tout en s’écartant par la même occasion de certains points du canon néolibéral dans sa politique économique. (…) Il semblerait que la construction d’un État policier jouisse en Pologne d’un soutien social important et relativement durable. La résistance citoyenne – également importante, mais jusqu’à présent peu efficace – est représentée principalement par l’intelligentsia. Son alliance avec les milieux ouvriers, si caractéristique de la première Solidarność, a disparu sans laisser de traces. Cela n’est probablement pas très étonnant : la rupture de la fraternité lors des transformations du système peut l’expliquer. » [54]
En 2013, un journaliste lui demandait ce qu’il répondrait à une lycéenne lui demandant à quoi a servi sa lutte, il a dit : « Il ne faut pas avoir en tête la propriété privée, il faut penser à la fraternité. Maintenant, c’est votre tour : réparez le monde. » [55]
* Jan Malewski, rédacteur d’Inprecor, est membre du Bureau exécutif de la IVe Internationale et militant du Nouveau parti anticapitaliste (NPA, France). Entre 1981 et 1991, il était membre de la rédaction de la revue polonaise de la IVe Internationale, Inprekor, diffusée clandestinement en Pologne.
Jan Malewski
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