Où va le travail ? D’aussi loin qu’elle se souvienne, Sophie* a toujours voulu enseigner. Mais après sa licence de mathématiques, alors qu’elle s’apprêtait à entrer à l’Institut universitaire de formation des maîtres (IUFM), elle a finalement choisi l’informatique et les statistiques et trouvé, dès sa sortie d’école, une place de choix dans une filiale de General Electric, à Paris. « Beaucoup de stress mais un bon salaire, de la reconnaissance sociale, la vie à Paris… c’était plutôt royal ! », raconte-t-elle.
L’idée que cette situation « royale » ne serait pas éternelle est venue quelques années plus tard, après un premier plan de départs au sein de son entreprise. A la faveur d’un bilan de compétences, Sophie comprend que l’envie d’enseigner, de se « rendre utile », ne l’a pas quittée. En 2015, elle saisit l’occasion d’un nouveau plan pour se lancer dans des études de formatrice pour adultes.
Ecriture d’un mémoire, préparation des cours – qu’elle donne notamment dans une association de soutien aux migrants –, chute drastique de ses revenus… sa reconversion s’avère plus déstabilisante que prévue. Trois ans plus tard, épuisée par son nouveau métier, cette mère de trois jeunes enfants s’interroge : « Est-ce que je suis capable d’aller jusqu’au bout ? Est-ce que mon choix est juste vis-à-vis de mes enfants ? » Et elle n’exclut pas, désormais, de revenir à son précédent métier.
La recherche d’un métier ayant du sens
Pour un tradeur devenu vigneron, une avocate reconvertie en reine du stand-up, ou une cadre devenue autoentrepreneuse, combien de parcours chaotiques, de reconversions « ratées » ? La reconversion professionnelle volontaire fait rêver : 34 % des cadres l’envisageraient, selon un sondage pour Cadremploi. Mais seule une minorité parviendra à concrétiser son rêve. La sociologue Sophie Denave, auteure de Reconstruire sa vie professionnelle (PUF, 2015), a calculé qu’environ 10 % des salariés changent de métier au cours de leur carrière. Si la mobilité volontaire a notamment été facilitée par les ruptures conventionnelles, franchir le pas reste compliqué.
Pour Emmanuel, tout bascule à la quarantaine. Déjà très sensible aux questions climatiques, il voit le film d’Al Gore, Une vérité qui dérange, qui dénonce l’inaction des responsables politiques face au réchauffement. « En sortant du cinéma, tout était devenu très clair pour moi, explique-t-il. Trois mois plus tard, je commençais une formation d’ingénieur, puis j’enchaînais sur un master en développement durable. »
Mélanie voulait un emploi « plus en phase avec son éducation et ses valeurs »
« Un jour, on est pris par un engouement, il y a un truc inéluctable », se souvient aussi Mélanie, pilote de ligne devenue responsable des espaces verts d’une ville de 25 000 habitants. Un emploi « plus en phase avec son éducation et ses valeurs », à savoir, pour elle aussi, le souci de la protection de la planète.
Comme pour Sophie ou Emmanuel, la recherche d’un métier revêtant davantage de sens est souvent le principal moteur d’une reconversion. Mais d’autres raisons peuvent expliquer un désir de changement : l’arrivée des enfants qui incite l’un des membres du couple à choisir un emploi moins chronophage, ou la dégradation de ses conditions de travail. Quelle que soit l’origine du déclic, avec le choix de changer de métier s’enclenche un processus souvent long et exigeant. Pour un résultat qui ne comble pas toujours toutes les attentes.
« Lors d’une reconversion, il faut toujours faire ses preuves »
Pour Mélanie, la transition a duré sept ans. Il lui a fallu retourner sur les bancs de l’école, cumuler cours, préparation d’examen et, au départ, son ancien emploi à mi-temps. Sacrifier ses vacances et ses week-ends. « Le principe d’un concours, c’est qu’on n’en fait jamais assez. C’est un truc de dingue », dit-elle. Son mari, lui aussi pilote, l’a soutenue. Mais pour toute la famille, « la route a été longue ».
Aujourd’hui, sa nouvelle vie professionnelle la passionne : la commune pour laquelle elle gère les espaces verts a même remporté sa « troisième fleur » au concours des villes fleuries, sa grande fierté. Mais même si elle ne regrette pas sa reconversion, elle avoue ne pas en avoir anticipé toutes les conséquences. Et notamment le fait que ses revenus soient divisés par deux. « J’ai surtout sous-estimé le fait que la question du salaire est aussi une question de reconnaissance sociale, explique-t-elle. A 47 ans, je suis au même échelon qu’un jeune sorti d’école il y a deux ans. Lors d’une reconversion, il faut toujours faire ses preuves, c’est ça le plus difficile. Mon boulot, je l’aimais bien, mais c’était routinier, j’avais envie d’autre chose de plus créatif… Mais peut-être que c’était un luxe, cette envie de reconversion. »
L’évolution du management, le départ de collègues proches et le sentiment de se sentir inutile poussent Philippe à sauter le pas
Prudent, Philippe a, lui, d’abord assouvi sa passion pour la cuisine en parallèle de son métier d’informaticien. En trois ans, cet ancien triathlète passe trois CAP en candidat libre – pâtissier, cuisinier et charcutier-traiteur. L’évolution du management dans son entreprise, le départ de collègues proches et, progressivement, le sentiment de se sentir inutile à son poste le poussent à sauter le pas. Il décroche un contrat de commis dans les cuisines d’un restaurant étoilé parisien et enchaîne les services, de 9 heures à 15 heures, puis de 18 heures à 23 heures. Son corps accuse le coup, sa vie de couple finit par être réduite à néant.
Commis, Philippe ne gagne plus que 1 543 euros brut par mois, contre 3 300 euros net dans l’informatique. Surtout, il comprend que les banques ne lui permettront pas d’emprunter les fonds nécessaires pour monter sa propre affaire. Après cinq mois à ce rythme, il doit se rendre à l’évidence et admettre qu’il ne peut pas continuer comme ça. A l’issue de son congé sabbatique, il reprend son poste d’informaticien. « Cela a été très dur ! », confesse-t-il.
Ceux qui ratent leur reconversion sont partis trop vite
Comme Philippe, certains ne parviennent jamais au bout de leur processus de changement de carrière. Des reconversions « ratées » impossibles à chiffrer. « Dans toute reconversion, il y a des moments de doute, des réajustements, précise la sociologue Sophie Denave. Une reconversion que l’intéressé peut considérer comme ratée à un moment T peut s’avérer satisfaisante plus tard… » « Souvent, ceux qui “ratent” leur reconversion sont ceux qui sont partis trop vite, ajoute Elodie Chevallier, chercheuse et auteure d’une thèse sur le sujet. Ils n’ont pas pris suffisamment le temps de voir ce que leur projet impliquait vraiment, sur leurs revenus, leur vie familiale. »
Pour les employeurs français, les profils atypiques suscitent souvent de l’incompréhension
Pour Béatrice Moulin, cofondatrice de la start-up Switch Collective qui accompagne des personnes de tous âges en quête de nouveau départ, les salariés savent ce qu’ils ne veulent plus – manque de sens, routine, organisation trop hiérarchisée, etc. –, mais pas forcément ce qu’ils veulent. « D’un côté, il y a l’envie de tout jeter, et en même temps, il y a les responsabilités familiales ou un emprunt à rembourser », constate-t-elle.
Il y a, aussi, la difficulté à trouver un poste dans son nouveau domaine de compétence. Car pour les employeurs français, les profils atypiques suscitent souvent de l’incompréhension, voire de la méfiance. Les convertis doivent convaincre qu’ils n’ont pas fait leur choix par hasard ou sur un coup de tête. Pourquoi quitter un métier qui fait rêver pour aménager des ronds-points ? « Quand j’en parlais autour de moi, les gens ne comprenaient pas forcément », témoigne Mélanie, qui ne s’épanche pas sur son passé de pilote dans son nouveau cercle professionnel.
« Certaines reconversions sont valorisées et génèrent de l’admiration, comme celle de l’ouvrier qui crée son entreprise, alors que d’autres sont vues comme un déclassement social et suscitent des réactions contradictoires », précise Mme Denave. Au cours de ses recherches, elle a notamment rencontré un ingénieur devenu magicien, dont la mère, issue d’un milieu populaire, ne comprenait pas le choix. Comment son fils pouvait-il se permettre d’abandonner une bonne situation, de « cracher dans la soupe » ?
Emmanuel, qui aspirait à travailler dans le domaine de l’environnement, est lui aussi retourné à son ancien métier, après des mois de recherches d’emploi infructueuses. Et si c’était à refaire, il ne le referait pas. « Je resterais dans l’informatique et je ferais un master pour ma culture personnelle », affirme-t-il. Même si, grâce à sa formation, il a acquis des connaissances, fait des rencontres, mené des projets que jamais il n’aurait pensé réaliser.
Céline Mordant
* Les prénoms ont été modifiés.