La dernière plaidoirie en défense de Didier Lombard venait de s’achever. La voix de la présidente, Cécile Louis-Loyant, a semblé hésiter un peu, puis elle s’est raffermie. Au nom des trois juges du tribunal, elle avait « quelque chose à dire » avant de clore, jeudi 11 juillet, ces deux mois et demi d’audience du procès France Télécom. Ses mots s’adressent à chacun de ceux qui, de la place qui est la leur, ont concouru aux débats.
Aux professionnels de la justice, et notamment aux avocats des deux côtés de la barre qui, « pendant douze semaines, en dépit de leur fatigue et des tensions, ont assuré et assumé leur mission avec une constante exigence ». Aux experts venus témoigner – sociologues, psychologues, psychiatres – « qui ont indiscutablement contribué à faire avancer la réflexion de chacun ». Mais surtout aux parties civiles et aux prévenus.
« Nous avons entendu le chagrin, les silences, les larmes »
Aux agents de France Télécom ou aux familles et proches de ceux qui ne sont plus là pour s’exprimer, elle dit le respect du tribunal : « Nous savons le courage qu’il vous a fallu pour cette mise à nu. Nous avons entendu le chagrin, les silences remplis de souvenirs, les larmes de colère ou de délivrance qui ont été délivrés, déposés dans cette enceinte. » Cécile Louis-Loyant remercie les prévenus pour leur présence constante tout au long des débats. « Ce n’est pas si fréquent dans de telles audiences correctionnelles », relève-t-elle. « Vous avez entendu et écouté, vous avez parlé, précisé, expliqué vos actes, votre vérité. Vous auriez pu vous taire, c’était aussi votre droit », leur dit-elle.
A l’intention de tous, elle poursuit : « C’est un lourd fardeau que le tribunal emporte dans son délibéré. Il devra le poser à côté de lui. L’émotion n’est pas le droit. Mais le tribunal espère que le partage de ces douleurs les aura rendues moins insupportables. » Reprenant la phrase du grand magistrat Pierre Drai par laquelle elle avait ouvert le procès, lundi 6 mai – « Juger, c’est aimer écouter, vouloir comprendre et savoir décider » – Cécile Louis-Loyant ajoute : « Pendant ces quarante-six audiences, le tribunal a aimé écouter et essayer de comprendre. Comprendre, c’est aussi prendre ensemble. Quelle que soit la décision, cette étape du prendre ensemble est atteinte. C’est déjà un résultat, une sorte d’œuvre de justice commune, collective. La dernière étape, vouloir décider, pèse d’un poids très lourd en ce dernier jour. »
Quel procès ! Et quelle présidente ! De bout en bout, Cécile Louis-Loyant a tenu cette audience France Télécom avec le même souci d’équilibre et de délicatesse. Elle ne l’a pas vue, mais la sérénité qui se lisait sur les visages de toutes les parties sortant pour la dernière fois de la salle du tribunal correctionnel de Paris, jeudi 11 juillet, valait précieux hommage.
« Harcèlement managérial »
Avant cela, la parole était à la défense. Un à un, les avocats ont plaidé la relaxe des prévenus contre lesquels des peines de huit mois à un an d’emprisonnement – le maximum encouru – ont été requises pour harcèlement moral ou complicité de ce délit. De l’accusation, ils contestent tant le fond – celle d’une stratégie d’entreprise qui aurait eu à la fois pour objet et pour effet de créer une déstabilisation des agents en créant un climat anxiogène – que l’interprétation juridique du délit de harcèlement moral.
Sur le fond, la défense reproche à l’instruction et à l’accusation « d’être parties du postulat que le harcèlement moral a existé ». « On a fait un raisonnement à rebours, a affirmé Me Antoine Maisonneuve. Un, il y a harcèlement. Deux, si vous formez les cadres, c’est pour harceler, si vous faites de la double écoute sur les plates-formes téléphoniques, c’est pour harceler, si votre organisation managériale est complexe, c’est pour cacher les harceleurs. »
Pour les avocats des prévenus, on ne saurait balayer d’un revers de la main les arguments du contexte économique et financier désastreux dans lequel se débattait l’entreprise au mitan des années 2000. « Oui, des métiers disparaissaient, oui, il fallait en créer de nouveaux, oui l’analogique disparaissait et les clients partaient, oui il fallait s’adapter et pour cela avoir des moyens d’investir, a rappelé Me Sylvain Cornon. Vous pouvez dire que vouloir dégager du cash-flow, c’est pas bien. Mais si vous voulez changer cela, il faut aller devant le Parlement. La liberté de gestion de l’entreprise, c’est la base du droit commercial. Vous n’êtes pas les juges du cash-flow, vous n’êtes pas les juges des décisions de gestion. »
L’accusation aurait surtout, selon la défense, « tordu le droit pénal » pour faire tenir les poursuites de harcèlement moral contre les dirigeants de l’entreprise. « Il ne m’apparaît pas que le but d’un procès soit de créer une infraction nouvelle », a observé Me Frédérique Baulieu en réponse aux deux procureures qui ont appelé le tribunal à faire œuvre de jurisprudence, en reconnaissant pour la première fois le « harcèlement managérial ».
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« Le ministère public n’a pas à être militant »
« Il y a dans ce procès des avocats militants, a poursuivi Me Baulieu. Leur objectif assumé est de changer la loi, de la rendre conforme à leurs convictions. Quand on défend des syndicats, on a le droit d’avoir des idéaux et d’essayer de les faire valoir. Mais le ministère public, lui, n’a pas à être militant. Il est là pour faire appliquer la loi, toute la loi, rien que la loi, celle qui est vigueur, pas la loi rêvée. Or, dans ce procès, l’accusation, en accord avec les syndicats, lance un ballon d’essai pour que la loi soit modifiée. »
Tel qu’il est défini aujourd’hui dans le code pénal, le délit de « harcèlement moral » exclut l’idée de « harcèlement managérial », soutient la défense. « L’échelle des peines a été choisie, réfléchie par le législateur. Elle a du sens. Quand on sanctionne un délit d’un an d’emprisonnement maximum, on ne vise pas un délit multivictimaire qui serait le fruit d’un plan concerté ! », a dit Me François Esclatine.
Plus périlleuse, pour les avocats, était la réponse qu’ils devaient apporter à chacune des trente-neuf personnes – dont dix-neuf se sont suicidées – pour lesquelles l’instruction considère que le harcèlement moral est constitué. « La question des suicides au travail nous a mis dans un corner, a souligné Me Baulieu. Il nous a fallu nous défendre de quelque chose qui nous était imputé moralement sans l’être pénalement. Le malheur ne se discute pas. Et de toute façon, face aux victimes, on n’a pas de solution quand on est avocat des prévenus. Soit on compatit et on nous dit qu’on est des hypocrites, soit on se tait et on passe pour indifférent. Mais ce n’est pas un manque de respect pour les victimes de dire que les prévenus doivent être relaxés des faits qui leur sont reprochés. »
En écho, Me Jean Veil a rappelé au tribunal ces propos tenus en 2013 par le premier président de la Cour de cassation, Jacques Degrandi, qui alertait sur la place grandissante accordée aux victimes dans le procès pénal. « La mise en scène du malheur destinée à favoriser le deuil des victimes dénature la justice pénale et la transforme en simple instrument de vengeance collective et individuelle. »
Les responsables du mal-être des agents de France Télécom ne sont pas ceux qui sont sur les bancs du tribunal, a conclu la défense. « Cette affaire, c’est le deuil d’une entreprise, d’une époque, d’une tranquillité aussi, et la découverte violente du monde de la concurrence. Celui des caisses automatiques, des magasins ouverts le dimanche et des centres d’appels. Qui, dans cette salle, n’a jamais mal répondu à un conseiller ? », a interrogé Me Solange Doumic. Son confrère Sylvain Cornon a avoué : « Moi, en 2004, j’ai désabonné mes parents de France Télécom pour les abonner à Free. » Des bancs du public a grondé la réprobation.
Délibéré vendredi 20 décembre.
Pascale Robert-Diard
Orange annonce une « indemnisation du préjudice individuel »
Le secrétaire général du groupe Orange, Nicolas Guérin, qui représentait à l’audience l’entreprise poursuivie pour « harcèlement moral » a annoncé, jeudi 11 juillet, la création d’une indemnisation du préjudice individuel destinée à réparer les « souffrances » infligées aux salariés par les restructurations, sans attendre la décision du tribunal. Si l’entreprise, comme tous les prévenus, conteste l’infraction pénale qui lui est reprochée, elle reconnaît « n’avoir pas su éviter les drames ». « C’est au moins une responsabilité morale que nous devons assumer. Dans certains cas, ces souffrances peuvent constituer des préjudices susceptibles d’être réparés », a déclaré Nicolas Guérin. Cette indemnisation était une revendication des syndicats.
La présidente du tribunal a évalué le montant total des demandes d’indemnisation à environ 2 millions d’euros, sous réserve de nouvelles demandes.
• Le Monde. Publié le 12 juillet 2019 à 02h41 - Mis à jour le 12 juillet 2019 à 11h17 :
https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/07/12/france-telecom-c-est-un-lourd-fardeau-que-nous-emmenons-dans-notre-delibere_5488368_3224.html
L’accusation requiert une condamnation pour « harcèlement managérial »
Les procureures Françoise Benezech et Brigitte Pesquié ont demandé au tribunal de condamner les anciens dirigeants au maximum de la peine encourue, un an d’emprisonnement, et la publication du jugement.
Dans une vie de procureure de chambre correctionnelle, ils sont rares ces moments où le public serré sur les bancs vous est tout entier acquis, savoure chacun de vos mots, surtout les plus cruels, et même, oui, vous applaudit. Ce moment, Françoise Benezech et Brigitte Pesquié l’ont vécu, vendredi 5 juillet, pendant leur réquisitoire à deux voix au procès France Télécom. Six heures pendant lesquelles elles ont accablé les anciens dirigeants de l’entreprise devant un auditoire de syndicalistes, d’agents, de proches ou de familles parties civiles au procès.
Avant de requérir contre les trois principaux prévenus, Didier Lombard, Louis-Pierre Wenès et Olivier Barberot, la peine d’un an d’emprisonnement ferme et 15 000 euros d’amende pour le délit de harcèlement moral qui leur est reproché, Brigitte Pesquié avait résumé d’un trait mordant leur personnalité : « Je suis quelqu’un de bien et vous n’y connaissez rien à l’économie. » Ils se comportent « comme les chauffards sur la route, avait ajouté la procureure, ce n’est jamais leur conduite qui est en cause, c’est celle des autres et la réglementation ».
« Contre ce harcèlement moral commis en réunion, voire en bande organisée par des personnes qui abusent de leur pouvoir, je vous demande de prononcer la peine maximum parce que son seul sens est d’être maximum », a conclu Brigitte Pesquié, qui a également requis la peine maximale d’amende de 75 000 euros contre l’entreprise, poursuivie en qualité de personne morale, ainsi que huit mois d’emprisonnement et 10 000 euros d’amende contre les quatre autres prévenus, jugés pour « complicité de harcèlement moral ». Elle a demandé au tribunal d’accompagner son jugement d’une obligation de publication « en pensant à tous ceux qui, hors de cette salle, attendent votre décision dans leur entreprise ».
« Procès historique »
A sa collègue du parquet, Françoise Benezech, était revenu le rôle de présenter, une à une, les pièces du puzzle qui, selon l’accusation, établissent la preuve d’un harcèlement moral érigé en stratégie d’entreprise. Elle avait adressé ses premiers mots à l’ancien PDG : « Quel dommage, Didier Lombard, qu’un esprit organisé comme le vôtre qui a contribué à l’excellence scientifique française, ait été mis au service d’un seul impératif, au point de vous rendre sourd et aveugle à tout ce qui n’était pas la fin qui justifie vos moyens ! Quel dommage que vous ayez toujours réponse à tout au point d’éprouver de la tristesse mais pas de regret face au drame vécu par les personnes humaines qui ne sont plus là aujourd’hui pour vous parler ! »
A l’intention de l’ensemble des prévenus qui récusent les faits qui leur sont reprochés, Françoise Benezech a précisé : « Le but de ce procès n’est pas de poser un jugement de valeur sur vos personnes. Il est de démontrer que le harcèlement moral prévu à l’article 222-33-2 du code pénal peut être constitué par une politique d’entreprise, par l’organisation du travail et qualifier ce que l’on appelle le harcèlement managérial. » Appelant le tribunal à faire œuvre de jurisprudence, elle a observé : « On a parlé à juste titre de procès historique. L’évolution du droit vous permet de reconnaître l’infraction pénale de harcèlement managérial. »
Cette infraction « suppose une pluralité d’actes positifs répétés qui outrepassent l’exercice normal du pouvoir de la direction, a expliqué la procureure. La preuve de la réalité de la dégradation des conditions de travail n’est pas nécessaire s’il est établi qu’il s’agissait de l’objectif de l’auteur des agissements. Le harcèlement est nécessairement intentionnel ».
Pour l’accusation, la preuve de cette « intention » se trouve dans le dossier. « Il est incontestable qu’en programmant la restructuration par des réductions massives d’effectifs – les 22 000 départs – et des mutations professionnelles en trois ans, les dirigeants ont conscience qu’ils déstabilisent les salariés. Depuis la conception des plans Next et Act jusqu’à leur mise en œuvre que vous pilotez, vous savez que vos prévisions et les méthodes pour y parvenir vont dégrader les conditions de travail. Vous allez même plus loin. Vous la recherchez cette déstabilisation. Et vous la baptisez déstabilisation positive », a affirmé la procureure.
Un « choix prémédité de déstabilisation des salariés »
Dans les nombreux documents écrits ou enregistrés à l’époque du lancement des plans Next et Act, Françoise Benezech puise des citations des dirigeants – « Il faut sortir les salariés de leur zone de confort », « c’est le business qui commande » – et observe : « C’est trop facile treize ans plus tard de refaire l’histoire parce que la vérité vous dérange ! »
En 2006, dit-elle, France Télécom avait surmonté le pic de la crise financière. « L’entreprise était sur la crête. Il fallait faire un choix. Et au lieu de profiter de la bouffée d’oxygène et de ralentir, vous décidez au contraire de maintenir et même d’accélérer le processus en profitant du mieux-être de la société pour rassurer les investisseurs, en doublant les dividendes. Il fallait alors faire un maximum de cash-flow, 7 milliards en trois ans, au moyen, notamment, de réduction massive d’effectifs. »
Les plans Next et Act, rappelle la procureure, n’ont pas fait l’objet d’un accord collectif. Ils ont été mis en place « dans l’impréparation et l’imprécision. Nécessairement leur mise en œuvre ne peut s’effectuer sans déstabilisation ». « Il faut faire vite, vite » est alors le maître mot du responsable des opérations France, Louis-Pierre Wenès. « Il est tellement pressé, monsieur Wenès, qu’il en oublie qu’il parle de personnes humaines : “Les 22 000, d’où doivent-ils partir, où je vais faire entrer les 6 000 et ces 10 000 qui doivent changer de métier ?” », cite-t-elle.
Françoise Benezech reprend chaque étape de ces plans qui, selon elle, révèle un « choix prémédité de déstabilisation des salariés » : l’objectif des 22 000 départs, « conçu avec la direction financière », alors même que les dirigeants savent que ces départs ne peuvent être « naturels » ; des « mesures d’accompagnement » qui visent en réalité à pousser les salariés vers la sortie. La procureure ironise au passage sur « le mélange de novlangue et de langage corporate permettant de justifier n’importe quelle action délétère derrière des mots en apparence inoffensifs et bienveillants », tels que ceux incitant le salarié à « devenir acteur de son évolution professionnelle ».
« On ne va pas faire dans la dentelle »
Elle leur oppose le « parler vrai » des réunions de cadres dans lesquelles ceux-ci étaient fortement incités à « mettre le même niveau de pression partout », « supprimer le poste pour faire bouger », « retirer la chaise en mettant en déploiement », « déstabiliser par le développement des emplois précaires et des tâches dévalorisantes pour les sédentarisés », et rappelle que la part variable de leur rémunération était indexée sur la déflation des effectifs.
« Et pour faire faire le sale boulot aux manageurs de proximité », ajoute la procureure, on a créé une Ecole de management France, dans laquelle on organisait « des jeux de rôle pour apprendre à convaincre quelqu’un qui ne voulait pas partir ». Elle cite encore les mots des dirigeants eux-mêmes face aux cadres réunis en convention à la Maison de la chimie à Paris à l’automne 2006 : « Il faut bien se dire qu’on ne peut plus protéger tout le monde », « on ne va pas faire dans la dentelle ». « Des gaffes », avait dit Didier Lombard à l’audience. « Non, Monsieur Lombard, quand les paroles vont toujours dans le même sens, ce ne sont plus des gaffes ! », répond Mme Benezech.
Françoise Benezech cingle : « Ces mots vous reviennent aujourd’hui en boomerang. Ils reflètent très exactement ce que les témoins et les parties civiles ont pu constater et vivre sur le terrain. Ils étaient devenus le véritable catéchisme des manageurs. » Elle conclut : « Parce que cette obsession du départ en trois ans de 22 000 salariés est devenue le cœur de métier des dirigeants de France Télécom, alors on peut dire que Didier Lombard, Louis-Pierre Wenès, Olivier Barberot, et dans une moindre mesure leurs quatre zélés complices, peuvent qualifier leurs agissements ainsi : le harcèlement moral est mon métier. »
La dernière phrase est de trop. Mais il est difficile de résister à la tentation d’être acclamée.
Pascale Robert-Diard
• Le Monde. Publié le 06 juillet 2019 à 04h13 - Mis à jour le 06 juillet 2019 à 09h07 :
https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/07/06/france-telecom-l-accusation-requiert-la-premiere-condamnation-pour-harcelement-managerial_5486036_3224.html
« Un immense accident du travail organisé par l’employeur »
Les avocats des organisations syndicales ont dénoncé dans leurs plaidoiries « l’aveuglement volontaire » des anciens dirigeants de l’entreprise.
Certaines des voix qu’ils portent se sont tues. D’autres n’ont pas été entendues. C’est au nom de toutes ces voix – celles des agents qui se sont suicidés, celle des syndicats de l’entreprise qui ont alerté en vain – que Mes Jonathan Cadot pour la CFDT, Frédéric Benoist pour la CFE-CGC, Sylvie Topaloff et Jean-Paul Teissonnière pour SUD ont demandé jeudi 4 juillet au tribunal de retenir la responsabilité individuelle des anciens dirigeants de l’entreprise, qui comparaissent pour harcèlement moral, dans la dégradation des conditions de travail à France Télécom. « Un immense accident du travail organisé par l’employeur, voilà la définition du harcèlement moral systémique », a observé Me Teissonnière.
« Ce dossier, a rappelé Me Cadot, n’est pas celui des suicides à France Télécom. Ils n’en sont que la partie émergée. Il n’est pas non plus celui de la privatisation de France Télécom. A l’audience, j’ai eu l’impression qu’on essayait de nous dire que ce qui s’est passé entre 2007 et 2010, c’est la faute de l’Etat. Mais depuis 2004, l’Etat n’est plus majoritaire. La privatisation n’est pas le sujet ni la cause de la crise. Ce dossier, c’est celui de la souffrance au travail. »
Pour les avocats des parties civiles, sa matrice est le plan de réorganisation Next qui fixait un objectif de 22 000 départs en trois ans et son volet social Act, décidés au mitan des années 2000 par les dirigeants de l’entreprise. Pour Me Topaloff, « tout commence par un mensonge » : l’affirmation selon laquelle ces 22 000 départs seraient « naturels ».
Or, rappelle-t-elle, en 2007, seuls 1 600 salariés sont partis à la retraite : « Il y a donc cette année-là 5 500 personnes qui doivent quitter France Télécom. C’est un immense chantier. Une destruction d’emplois massive. Et la spécificité de cette entreprise, c’est justement l’extraordinaire attachement de ses salariés. Comment peut-on penser que ces départs seraient volontaires ? Il ne va s’agir que de mettre en inconfort, de déstabiliser. »
Des départs « par la fenêtre ou par la porte »
En témoigne, selon les avocats des parties civiles, la fameuse convention des cadres organisée à l’automne 2006 à la Maison de la chimie, à Paris. « En 2007, je ferai les départs d’une façon ou d’une autre. Par la fenêtre ou par la porte », disait alors Didier Lombard. « Les propos qui sont tenus sont clairs, observe Me Cadot. Il faut réussir ces 22 000 départs quoi qu’il arrive. Et le message donné à ces cadres, c’est de faire le job, vite, et de changer de mode de fonctionnement. Dès cette date, on sait qu’il y a un manque de prise en compte de l’aspect humain. »
Les conseils des organisations syndicales écartent les principaux arguments présentés par les prévenus. L’urgence liée à la situation désastreuse de l’entreprise ? « En 2005, nous étions sur une corde raide au-dessus d’un précipice », disait Didier Lombard. « C’est une fiction totale. En 2006, France Télécom n’est plus menacée de dépôt de bilan », affirme Me Benoist.
Les délégations de pouvoir qui tenaient les dirigeants éloignés de la mise en application des plans Next et Act sur le terrain ? « On ne peut pas à la fois s’attribuer les succès et dire “J’ai sauvé l’entreprise” et vouloir échapper aux conséquences des décisions qu’on a prises. »
Les « dérives individuelles » de la part de certains managers dans la pression mise sur les salariés ? « On ne dérive pas d’un cap, on l’exécute. Il fallait faire perfuser la politique déflationniste. Certains managers sont entrés en résistance. Mais la plupart ont exécuté, parce que leur prime en dépendait. »
« Goût amer » à ce procès
Tous partagent la conviction que la crise à France Télécom et ses conséquences tragiques auraient pu, auraient dû être évitées. Elle donne un « goût amer » à ce procès, selon Me Cadot, qui évoque les nombreuses alertes lancées par les organisations syndicales, par les institutions représentatives du personnel, les inspecteurs ou les médecins du travail.
« Ce qui ressort de ce dossier, c’est l’aveuglement volontaire », résume l’avocat de la CFDT. Il cite les propos tenus en 2009 par Didier Lombard face à la caméra de Serge Moati – son film jusque-là retenu par la direction de l’entreprise a été diffusé à l’audience le 21 juin : « Le sujet, c’est : peut-on faire de l’économie et de l’humain en même temps ? C’est ça la marche ratée. On a poussé le ballon un peu trop loin. » Et ceux d’Olivier Barberot, le directeur groupe des ressources humaines : « D’une certaine façon, ce que j’entends aujourd’hui, je l’ai déjà entendu. Pas avec autant de force et pas de la part d’autant de gens. Mais je n’ai pas mesuré la portée. »
« On ne prétend pas que les prévenus ont su que [la réorganisation de l’entreprise] entraînerait de tels drames, précise Me Benoist. Mais obnubilés par leurs seuls objectifs économiques, ils ont oublié l’essentiel. Ils ont fait passer la santé et la sécurité des agents au second plan. Ils ont par conséquent pris ce risque terrible. Didier Lombard n’est pas un serial gaffeur. Mais il est sur la seule planète qui compte pour lui, l’économique. Le reste n’a pas d’importance. »
« Course au moins-disant social »
Me Topaloff égrène les noms d’agents qui se sont suicidés. « Le mépris que les salariés ont dû affronter s’est retourné en mépris de soi. On ne se lance pas dans une transformation sociale sans garantie, sans garde-fous, sans évaluer en microéconomie, comment on passe des chiffres aux hommes. Derrière la loi du marché, il y a des hommes qui font des choix. Des choix qui ont affecté parfois durablement la vie d’autres hommes. Il est essentiel que les responsabilités de chacun soient reconnues », dit l’avocate de SUD, qui ajoute : « Si tel n’est pas le cas, le risque est de provoquer une sorte de fureur absolue. »
Aux trois juges qui composent le tribunal correctionnel, Me Benoist rappelle enfin que l’écho de leur jugement résonnera bien au-delà de l’affaire France Télécom : « Votre décision va devoir envoyer un message : la santé des travailleurs ne saurait jamais être subordonnée à des critères purement économiques. Ce principe est aujourd’hui malmené. Dans la course au moins-disant social, ce sont les femmes et les hommes qu’on adapte à l’économie. »
Les derniers mots reviennent à Me Teissonnière. Il les adresse d’abord aux parties civiles, à tous ceux qui ont exprimé leur colère et qui attendent sans doute de ce procès plus qu’il ne peut leur donner. « Il ne faut pas espérer trouver du sens dans le montant des peines qui seront prononcées », leur dit-il.
A l’intention du tribunal, il rappelle cette définition de la juriste Mireille Delmas-Marty : « Le droit pénal a une fonction répressive et une fonction expressive. Il doit exprimer les interdits majeurs d’une société. La question que vous devez vous poser est simple, presque enfantine : est-ce que c’était interdit ? On attend de ce jugement qu’il indique que ce qui s’est passé à France Télécom doit être rangé parmi ces interdits majeurs. »
Réquisitoire vendredi 5 juillet.
Pascale Robert-Diard
• Le Monde. Publié le 06 juillet 2019 à 04h13 - Mis à jour le 06 juillet 2019 à 09h07 :
https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/07/05/france-telecom-un-immense-accident-du-travail-organise-par-l-employeur_5485585_3224.html
« La mort de mon père, c’est la réussite de leur objectif »
Rémy Louvradoux, 56 ans, s’est immolé par le feu, le 26 avril 2011, devant l’agence de Mérignac (Gironde), après avoir été ballotté de poste en poste par sa direction. Jeudi, sa fille a témoigné devant le tribunal correctionnel de Paris.
Son père est « la trace sur le mur ». Une tache noire sur la façade de l’agence France Télécom à Mérignac (Gironde), devant laquelle il s’est immolé par le feu, le 26 avril 2011. Rémy Louvradoux avait 56 ans. Sa fille Noémie allait fêter ses 18 ans. Huit ans plus tard, jeudi 27 juin, c’est elle qui s’avance à la barre du tribunal correctionnel de Paris, qui juge sept anciens dirigeants de l’entreprise pour « harcèlement moral » et complicité de ce délit.
Noémie Louvradoux témoigne au nom de sa mère, de ses deux frères et de sa sœur cadette, assis au premier rang du public. La jeune femme est un bloc de colère et de chagrin. Elle jette l’une et l’autre à la face des prévenus : « Ils ont assassiné mon père. Ils ont tué notre vie de famille. Et ils ont dit qu’ils ne savaient pas. » Elle égrène chacun de leur nom : « C’est une horreur et ils en sont responsables. »
Rémy Louvradoux était entré chez France Télécom en 1979, il était fonctionnaire. En 2006, son poste de « préventeur » régional, chargé de la sécurité et des conditions de travail au sein de la direction des ressources humaines du Sud-Ouest, est supprimé. On lui confie une fonction de contrôleur interne pendant deux ans avant qu’il soit à nouveau « redéployé » en 2008. Il devient alors chargé de mission dans un poste précaire dont la durée ne peut excéder douze mois. « Bien en deçà de ses qualifications et de son grade », dit sa fille. Pendant l’instruction, l’un des responsables de l’agence Sud-Ouest Altlantique avait admis que ces missions « n’étaient pas des vrais postes. Ce n’était pas trop constructif, pas vraiment pensé, pas valorisant. »
Dans une lettre adressée en mars 2009 à la direction des ressources humaines de sa direction territoriale, Rémy Louvradoux évoque la dégradation de ses conditions de travail, rémunération en baisse, temps de trajet qui s’allongent. A la même époque, les candidatures qu’il dépose dans la fonction publique territoriale échouent les unes après les autres. Doit-il se considérer comme « totalement incompétent » ou fait-il « l’objet d’une attention particulière et personnalisée », demande-t-il ? Aucun entretien ne lui est proposé à la suite de son courrier.
« Il était là, physiquement, mais c’est tout »
Rémy Louvradoux se replie sur lui-même. « On ne connaissait plus ses collègues de travail, il ne voulait plus sortir », raconte sa fille. Rémy Louvradoux prend du poids, sa santé se détériore. « Il était tout le temps fatigué. Avant, il faisait du cyclisme et de la natation. Il a tout arrêté. » A la maison, l’atmosphère devient lourde. « On avait quand même une vie de famille, on prenait tous nos repas ensemble. Mais mon père voulait toujours le silence, il se mettait en colère, il ne parlait plus, sauf avec ma mère. Ça a détaché le lien qu’il avait avec nous et celui qu’on avait avec lui. Il était là, physiquement, mais c’est tout. Il avait perdu toute estime de lui-même, au travail et en famille. »
Quelques mois plus tard, en septembre 2009, Rémy Louvradoux adresse une « lettre ouverte à [son] employeur et à son actionnaire principal ». Il dénonce la politique de réorganisation de l’entreprise et les méthodes de management, qui visent particulièrement, selon lui, les agents fonctionnaires de plus de 50 ans. « Je suis dans ce segment-là. Ratio de gestion de la direction nationale : je suis en trop. » La famille, qui n’a découvert l’existence des deux lettres de leur père qu’après sa mort, veut savoir pourquoi la direction ne lui a pas répondu.
Didier Lombard s’approche de la barre : « C’est simple, je n’ai jamais eu ce courrier. » Brigitte Dumont, l’ex-directrice des ressources humaines France, confirme avoir reçu la « lettre ouverte » et l’avoir transférée à son adjoint qui devait lui-même prendre contact avec les supérieurs hiérarchiques de Rémy Louvradoux. L’inspection du travail a reconstitué le parcours descendant de cette lettre. Au vu de ses multiples étapes, elle en déduit que « France Télécom a littéralement perdu certains de ses salariés : à force de mobilités et de déstabilisations, il n’est plus possible de savoir précisément à quelle unité est rattaché Rémy Louvradoux. »
« La mort de mon père, dit Noémie Louvradoux, c’est la réussite de leur objectif. C’est la prime de celui qui a supprimé son poste. L’immolation par le feu a permis de comprendre la mesure de la violence qu’il avait subie et qu’il a retournée contre lui-même. »
« Compassion factice »
La jeune femme raconte la vie d’après le 26 avril 2011. Leur mère leur annonçant la mort de leur père, à la sortie du collège et du lycée. Leur culpabilité à chacun de n’avoir pas mesuré « l’ampleur du désastre ». La difficulté, pour les quatre enfants, de grandir et d’avancer avec tout ça. Elle désigne les prévenus, dénonce « leur compassion factice » : « Eux, ça n’a pas gâché leur carrière ! Ça n’a pas gâché leur vie de famille ! »
Noémie Louvradoux en veut à la justice de ne pas avoir retenu les délits d’homicide involontaire et de mise en danger de la vie d’autrui. « Il y a mort d’homme. On a porté plainte pour empêcher la banalisation du mal. On ne veut pas qu’il soit excusable, réitérable. »
En ouvrant l’examen du dossier de Rémy Louvradoux, la présidente Cécile Louis-Loyant avait observé : « Sa situation semble concentrer toutes les problématiques de la réorganisation de l’entreprise. » Elle soumet à nouveau sa réflexion aux prévenus.
« C’est totalement dramatique, dit Olivier Barberot, l’ancien directeur groupe des ressources humaines. Mais dire qu’on a voulu saboter son dossier, ça n’a aucun sens. » « En 2005, l’entreprise était en train de couler et elle ne le savait pas. On aurait pu aller beaucoup plus doucement si on n’avait pas eu la concurrence à notre porte », déclare Didier Lombard. « Dans ce qui a été défini comme politique d’entreprise et dans son application, il n’y a rien qui ressemble à ce qu’on nous reproche », affirme l’ex-numéro deux, Louis-Pierre Wenès.
Le public gronde. Les prévenus se ferment. Que peuvent-ils répondre ? Il n’y a rien à opposer à la douleur d’une fille qui pleure le père qu’elle n’a plus. « Que France Télécom m’a volé », dit-elle.
Pascale Robert-Diard
• Le Monde. Publié le 28 juin 2019 à 05h57 - Mis à jour le 28 juin 2019 à 09h01 :
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