Le 17 janvier 2019 un jugement historique a été prononcé par la cour de justice de Jeju [1]. Dix-huit condamnés par la justice militaire en 1948 et 1949, pendant les « évènements » de l’île de Jeju, ont vu leurs condamnations annulées. Une victoire qui met à nouveau la lumière sur un des épisodes les plus dramatiques de l’histoire de la Corée, au point de bascule entre la fin de la seconde guerre mondiale et la guerre de Corée.
Jeju est une île volcanique située à près de 100 km au sud de la péninsule coréenne et qui a été rattachée au royaume de Corée au 15e siècle. C’est aujourd’hui une destination touristique majeure, la liaison aérienne Séoul – Jeju étant la plus fréquentée au monde devant Melbourne – Sydney ou Tokyo – Sapporo [2] avec 180 vols par jours et plus de 13 millions de passagers par an. Une île où l’on trouve encore des « haenyo », des « femmes de la mer » qui plongent pour récolter des fruits de mer, et qui est réputée pour ses mandarines, son volcan qui culmine à plus de 2000 mètres et ses étranges statues de pierre volcanique, les « dol hareubangs » souvent comparés – en plus petits – aux moaïs de l’île de Pâques.
La Corée, avait été placée sous protectorat japonais en 1905 puis annexée en 1910. Jeju était alors un lieu stratégique pour le Japon, point de départ de bombardements visant Shanghai lors de la guerre sino-japonaise, et 66 000 soldats y étaient encore stationnés lors de la capitulation du Japon le 15 août 1945. Alors que les armées soviétiques étaient entrées en Corée dans les dernier moments de la guerre et avaient avancé jusqu’au 38e parallèle, comme cela avait été convenu quelques jours plus tôt avec les Etats-Unis, les troupes du général Mac Arthur n’ont abordé en Corée du sud que début septembre 1945. Un laps de temps pendant lequel se sont créés dans toute la Corée des « comités populaires » qui prirent en charge les tâches les plus urgentes, en particulier assurer la sécurité publique et organiser la répartition de la nourriture. Très vite les autorités responsables de l’occupation américaine ont dissous ces comités, à l’exception de ceux de Jeju qui continuèrent à jouer ce rôle.
L’avenir de la Corée n’avait pas été réglé lors des conférences de Téhéran et Yalta et ce n’est qu’en décembre 1945, lors d’une conférence à Moscou, que les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la Chine de Tchang Kaï-chek décidèrent la mise en place d’un protectorat international pour une période de 5 ans, sans tenir compte des tentatives de mises en place à Séoul d’un gouvernement provisoire pour une république indépendante et unifiée de Corée.
La commission mise en place par l’Union Soviétique et les Etats-Unis pour administrer le pays en commun n’a pas réellement fonctionné et dès 1947 les Etats-Unis décidèrent de soutenir la création unilatérale d’une république en Corée du sud.
Les prémisses du massacre
C’est dans ce contexte que se sont déroulés les évènements de Jeju.
Le 1er mars est l’anniversaire du soulèvement du 1er mars 1919 qui marque la naissance du mouvement national coréen anti-japonais, c’est aujourd’hui un jour férié en Corée du sud et cette date a toujours été l’occasion d’initiatives et de mobilisations. Cela a été le cas en 1947 à Séoul comme dans d’autres villes de Corée du sud, et la manifestation organisée à Jeju a été particulièrement importante, avec 30 000 participants sur une île qui était peuplée, à l’époque, de 300 000 habitants.
A la fin de cette manifestation un policier à cheval a blessé gravement un petit garçon, puis devant la colère des manifestants, la police a ouvert le feu, tuant 6 personnes et en blessant 8 autres. Cette répression n’est pas due à un malheureux concours de circonstance. La situation politique à Jeju s’était considérablement tendue dans les mois précédent le 1er mars avec l’arrivée d’un nouveau gouverneur issu du continent qui a remis en cause le statut quo qui s’était établi depuis août 1945 entre gouvernement militaire et Comité Populaire de Jeju [3].
Dans ce contexte la répression du 1er mars a entrainé une réaction massive de la population qui s’est traduite par une grève générale qui a commencé le 10 mars, touchant tous les secteurs de la population, y compris l’administration et les fonctionnaires. Devant cette mobilisation, les autorités et l’administration américaine présentes à Jeju ont réagi en multipliant les mesures répressives : plus de 500 arrestations dès le premier mois, puis 2500 dans l’année et de nombreuses détentions, avec plusieurs morts sous la torture. Une des explications à cette extrême sévérité tient à la présence sur l’île de 760 membres de « l’association des jeunes de Corée du nord », qui étaient des réfugiés d’extrême droite ayant quitté le nord du pays et qui servaient de supplétifs à la police.
L’ampleur de la répression a poussé de nombreux jeunes de l’île à s’organiser pour agir et résister. En mars 1947, lors de la manifestation du 1er et de la grève générale du 11, le Parti du Travail de Corée du sud, créé six mois plus tôt par la fusion du parti communiste et de deux partis socialistes et immédiatement interdit par les autorités américaines, ne regroupait qu’une poignée de militants, les seules structures organisées sur l’île étant les « comités populaires » nés en août 1945. Mais face à la répression le parti du travail a connu un afflux de jeunes militants qui ont décidé de réagir et d’organiser une insurrection qui eut lieu le 3 avril 1948. Le terme « insurrection » est probablement exagéré pour une initiative de quelques centaines de jeunes, armés pour l’essentiel de lances de bambou, qui se sont attaqués à quelques postes de police et aux positions des supplétifs d’extrême droite. La date du 3 avril avait été choisie pour sa proximité avec le 10 mai où étaient organisés les élections qui allaient conduire à la proclamation de la République de Corée du sud, mettant fin à la promesse d’une Corée unifiée.
Mais on ne peut comprendre l’origine de cette action sans revenir sur les méthodes traditionnelles de résolution des conflits sur l’île de Jeju.
Des conflits traditionnels à Jeju
Depuis le 15e siècle l’île de Jeju est rattachée au royaume de Corée, mais cela ne veut pas dire qu’elle n’ait pas gardée ses spécificités. La langue y est un peu différente, l’animisme y est plus développé et le fait insulaire renforce le particularisme. Depuis l’annexion au royaume, les relations entre les représentants du pouvoir royal et la population de Jeju se sont souvent tendues. La corruption et la pression fiscale ont été les principales causes de ces tensions qui ont abouti à plusieurs occasions à des révoltes locales qui remettaient en cause le pouvoir royal. La résolution de ces conflits s’est déroulée dans un cycle qui est devenu régulier : le pouvoir royal réprime la révolte, mais sans brutalité excessive, puis renvoie le gouverneur ou le représentant du pouvoir qui était remis en cause, et la situation d’apaise jusqu’à la crise suivante…
La dernière révolte de ce type remonte à 1901 et est parallèle à la révolte des Boxers en Chine. Face à la pression des puissances occidentales, souvent accompagnée d’envoi de missionnaires, un sentiment anticolonial a émergé en Asie de l’Est. A Jeju la révolte de 1901 a pour origine la collusion de l’administration locale avec des missionnaires catholiques français récemment arrivés et dont les activités religieuses et commerciales bouleversent les traditions locales. L’insurrection du 3 avril 1948 ne peut se comprendre qu’à la lumière de cette spécificité.
A Jeju les dirigeants du Parti du Travail étaient des militants d’expérience, beaucoup avaient vécu une partie de leur vie au Japon ou avaient été enrôlés dans l’armée japonaise. Ils connaissaient la puissance de feu des armées moderne et ne pouvaient pas une seconde s’imaginer prendre le pouvoir face aux armées sud-coréennes et américaines. L’insurrection du 3 avril était un coup de semonce face au pouvoir central qui avait comme fonction première de protester contre une répression plus violente encore que celle exercée par l’occupant japonais. Et les semaines qui suivirent ont semblé donner raison aux insurgés : des négociations discrètes ont commencé et le 28 avril un accord a été trouvé entre le commandant du contingent basé à Jeju de l’armée sud-coréenne et le principal dirigeant de l’insurrection. Un cessez-le-feu devait permettre d’en finir avec le conflit et de désarmer les rebelles tout en leur garantissant la sécurité. Mais le 1er mai une provocation dont on sait aujourd’hui qu’elle avait été organisée par les supplétifs d’extrême droite a brisé cet accord et la folie meurtrière a commencé.
Des années de massacre
A partir du 1er mail 1948, l’île de Jeju est considérée par l’armée sud-coréenne et les autorités américaines, qui sont légalement les responsables du pouvoir en Corée du sud jusqu’au 12 décembre 1948, date de reconnaissance du gouvernement de Corée du sud par les Nations-Unies, comme un repaire de communistes qui doivent être annihilés à tout prix. Et le prix va être exorbitant : entre 30 et 60 000 habitants de Jeju vont être massacrés et 40 000 s’exileront au Japon, principalement à Osaka.
La répression se déroule en plusieurs phases. Par des exécutions arbitraires et l’arrestation de tous ceux qui étaient suspectés d’être sympathisants des rebelles dans un premier temps. Puis le 17 octobre l’armée décide que toute personne se situant à plus de 5 kilomètres de la côte serait considérée comme rebelle et exécutée sans sommation, la population étant appelée à rejoindre des villages de regroupement totalement contrôlés par l’armée et situés près de la côte et donc loin du centre montagneux de l’île.
Mais le massacre de ceux qui n’avaient pas rejoint les villages côtiers n’a pas suffi et l’arrivée du président Rhee, après la passation de pouvoir par les Américains, a marqué un nouveau palier dans la fureur meurtrière. A chaque incident avec les forces armées, c’est toute la population vivant à côté de l’incident qui était liquidée ; on peut aujourd’hui visiter ces villages martyrs sur la côte ou des centaines d’habitants ont été massacrés par l’armée. Le sort de ceux qui avaient été arrêtés et n’avaient pas été liquidés sur le champ n’a pas été meilleur. 2500 personnes ont été jugées en 1948 et 1949 par des tribunaux militaires qui, par une justice expéditive, ont condamné à mort près de 500 personnes qui ont été enterrées dans des fosses communes qui se situent sous les pistes d’atterrissage de l’aéroport de Jeju. Quant au 2 000 condamnés à la prison, ils ont été envoyés sur le continent, l’île n’ayant pas de prison, et la quasi-totalité ont été liquidés par leurs geôliers fuyant l’avancée des troupes nord-coréennes à partir du déclenchement de la guerre de Corée en juin 1950.
40 ans de silence et une reconnaissance tardive
Officiellement le conflit n’a pris fin à Jeju que le 21 septembre 1954, date à laquelle le confinement du centre de l’île a pris fin, mais les souffrances des survivants ne vont pas s’arrêter là. La Corée du sud a connu des régimes dictatoriaux jusqu’à la toute fin des années 1980 et jusqu’à cette date il était interdit de mentionner les évènements de Jeju. Aucun lieu, aucune manifestation, ne mentionnait ce qui s’était passé sur l’île et les familles survivantes ne pouvaient se recueillir sur les tombes de leurs défunts. Pendant ces 40 ans, seules des pratiques chamanistes discrètes ont permis aux survivants de vénérer leurs ancêtres et de se remémorer les années de répression. Un seul ouvrage a abordé ces années de massacre : le roman « L’oncle Sun-i » de l’écrivain Hyun Ki-young né à Jeju. L’oncle Sun-i a été publié dans un recueil de nouvelles en 1978, mais sa diffusion a été interdite. Son auteur a été arrêté et torturé, et ce n’est qu’en 2010 que l’ouvrage sera publié en coréen et en anglais.
La reconnaissance officielle de la responsabilité des autorités sud-coréennes n’a été rendue possible qu’avec l’arrivée au pouvoir en 1998 du président Kim dae-jung, issu du parti démocrate. En décembre 1999 une loi spéciale sur les évènements de Jeju est alors votée par l’assemblée nationale sud-coréenne. En octobre 2003 un rapport officiel sur les massacres de Jeju est publié et le président démocrate Roh moo-hueon présente les excuses officielles de la République sud-coréenne au peuple de Jeju. Le 28 mars 2008 le « Jeju 4-3 Peace Park [4] » a ouvert ses porte, un lieu de mémoire et de recueillement, qui est aussi un musée et un cimetière où reposent les restes des survivants. Et le 3 avril 2019, pour le 71e anniversaire des évènements qui débutèrent le 3 avril 1947, le ministre de la défense et les responsables de la police sud-coréenne présentèrent également leurs excuses au peuple de Jeju.
Revisiter les origines de la guerre de Corée
La création du Peace Park, avec son musée et son mémorial et les excuses publiques des principaux dirigeants coréens actuels sont des acquis importants pour permettre aux quelques survivants et aux très nombreuses familles endeuillées par ces évènements de voir leurs souffrances reconnues et pour avancer dans la connaissance des faits tragiques des massacres de Jeju. Mais il reste encore des pas à faire dans la reconnaissance des responsabilités et dans les compensations qu’il serait légitime de verser aux victimes, mais aussi dans la compréhension des évènements sur laquelle il faudrait avancer.
Si le gouvernement coréen, quand ce sont les démocrates qui sont au pouvoir, a reconnu ses responsabilités et adressé plusieurs fois ses excuses au peuple de Jeju, il n’en est rien pour les autorités américaines. C’est pourtant sous administration des Etats-Unis que les massacres ont été initiés, y compris dans leur logique la plus folle, quand la loi martiale a décrété que toute personne se trouvant la partie centrale de l’île serait exécutée sans autre forme de procès. A juste titre les responsables du mémorial insistent sur cette nécessité.
L’autre pas à franchir porte sur les compensations, et en cela le résultat des procès intentés par les survivants est important : les procès de 1948 et 1949 ayant été cassés, ils doivent recevoir des compensations pour les années de prison qu’ils ont subies, et leurs familles également.
Mais la compréhension des évènements doit également être revisitée.
Une première question porte sur la politique menée par les autorités américaines. Il est facile de voir que les évènements de Jeju ont lieu à un moment où le monde bascule dans la guerre froide, et que la conjonction entre la consolidation de la mainmise soviétique sur les pays de l’Est européen et l’avancée de l’armée rouge en Chine, qui contrôle toute la Chine continentale le 1er octobre 1949, sont les préoccupations premières de l’administration américaine. Mais cela n’explique pas la folie meurtrière qui va s’abattre sur une petite île peuplée pour l’essentiel de paysans et où l’apaisement du conflit né le 3 avril 1948 était à portée de main.
Une explication possible tient à la qualité des administrateurs américains en charge de la Corée du sud. En 1945, à la fin de la 2e guerre mondiale, les Etats-Unis savent que l’alliance avec l’Union Soviétique ne durera pas, mais leur préoccupation première est la stabilisation des deux pays clés dans la conduite de la guerre, l’Allemagne et le Japon. Pour en rester à l’Asie, le gouvernement américain va confier la conduite de l’occupation du Japon [Michael Lucken “Les japonais et la guerre 1937 – 1952” Fayard 2013]] au général Mac Arthur, qui supervisera aussi l’administration américaine en Corée du sud. Au Japon celui-ci va s’entourer de militaires d’extrême droite, comme Charles Willoughby, qui avait dirigé son service de renseignement pendant la guerre et qu’il appellera « mon animal de compagnie fasciste », mais aussi d’intellectuels qui l’aidèrent à comprendre la société japonaise, comme William Bunce, un universitaire qui avait séjourné plusieurs années au Japon et qui a aidé à démilitariser le pays en sécularisant le Shintoïsme tout en respectant les traditions japonaises. En Corée, à l’inverse, pas d’intellectuels avec John Reed Hodge, le général en charge du pays qui applique une politique répressive dès son arrivée, en septembre 1945, et qui ne mène aucune épuration en confiant, au contraire, le pouvoir de police et de répression aux Coréens qui avaient été les plus proches collaborateurs des japonais [5]… D’où l’impression que le dossier coréen était en dessous de la pile, un pays pauvre, sans ressource, et loin des priorités du moment.
L’autre question porte sur l’origine de la guerre de Corée. Le discours officiel est simple : la Corée du Nord a envahi le Sud après que Kim Il-sung a arraché l’accord de Staline. Les évènements de Jeju ont été probablement les plus importants des années précédant la guerre de Corée, mais ils n’ont pas été les seuls. D’autres conflits importants ont secoué la Corée du Sud et la guerre de Corée apparaît proche de celle du Vietnam, où se sont combinées une guerre entre le Nord et le Sud et une insurrection au Sud. Les procès gagnés par les survivants de Jeju ouvrent, à cet égard, une porte nouvelle : de nombreuses familles de survivants constituent aujourd’hui des dossiers, pour des massacres précédant la guerre de Corée, mais aussi à propos des massacres ayant eu lieu pendant la guerre où, sur le million de civils morts ou disparus au Sud, plusieurs centaines de milliers ont été liquidés pour « sympathies communistes » par l’armée sud-coréenne.
Au-delà de son intérêt historique, une réinterprétation des origines de la guerre de Corée serait utile pour faciliter les rapprochements entre les deux Corées, un rapprochement qui devrait être le fait des Coréens eux-mêmes, sans l’intervention des grands « parrains » que sont d’abord les Etats-Unis, mais aussi le Japon, la Russie et la Chine.
Christophe Aguiton, Pierre Boureau, documentariste et Thierry Bonzon, historien