Alors que la France suffoque de chaleur, on aimerait se dire que le pays lutte contre le dérèglement climatique de manière à limiter la répétition de ces épisodes de canicule. En réalité, l’Hexagone n’est pas sur la bonne trajectoire pour respecter ses objectifs climatiques et ne se donne pas les moyens d’y parvenir. Ce n’est pas la conclusion d’une association engagée dans un bras de fer juridique avec l’Etat mais celle du premier rapport du Haut Conseil pour le climat, l’instance indépendante lancée fin novembre 2018 par Emmanuel Macron.
Dans cette évaluation de l’action française, publiée et remise au premier ministre mardi 25 juin, les onze experts (climatologues, économistes, ingénieurs, etc.) formulent sept propositions afin d’accélérer la réduction des émissions de gaz à effet de serre et d’inscrire la transition vers une économie bas carbone au cœur des politiques publiques, ce qui n’est aujourd’hui pas le cas.
Le Haut Conseil pour le climat (HCC), mis en place en pleine crise des « gilets jaunes », n’a été formellement créé qu’à la mi-mai par décret. Son existence doit encore être inscrite dans la loi relative à l’énergie et au climat, examinée à partir de mercredi à l’Assemblée nationale. En quelques mois d’existence, cette autorité, dotée d’un budget de 1,2 million d’euros par an, a réussi le tour de force de dresser un panorama de la situation française, d’identifier les blocages et les options pour les résoudre.
« Les efforts de la France sont réels, mais ils sont nettement insuffisants et n’ont pas produit les résultats attendus. Tant que l’action en réponse au changement climatique restera à la périphérie des politiques publiques, la France n’aura aucune chance d’atteindre la neutralité carbone en 2050 », résume la climatologue Corinne Le Quéré, de l’université britannique d’East Anglia, qui préside le HCC.
L’Hexagone s’est donné un cap ambitieux : atteindre la neutralité carbone en 2050, en divisant les émissions par au moins six et en absorbant les rejets résiduels par des puits de carbone naturels (forêts, zonees ms humides, etc.) ou des techniques de séquestration. De quoi permettre, si tous les pays s’engageaient dans la même voie, de contenir le réchauffement planétaire à 1,5 °C d’ici à la fin du siècle, en cohérence avec l’accord de Paris de 2015.
Rythme nettement insuffisant
La neutralité carbone, que la loi énergie-climat doit inscrire dans le marbre, est « techniquement réalisable mais implique une transformation de l’économie et de la société à grande échelle », note le rapport du HCC. Or, « le rythme de cette transformation est actuellement insuffisant ». Cette trajectoire est définie par la stratégie nationale bas carbone (SNBC) [1], l’outil de pilotage de la politique climatique du pays. Pour la première période de la SNBC, fixée pour 2015-2018, la France a dépassé de 62 millions de tonnes équivalent CO2 les budgets carbone alloués, c’est-à-dire les plafonds maximums d’émissions, soit un surplus de 3,5 %.
Les émissions de gaz à effet de serre françaises ont certes diminué de 19 % entre 1990 et 2018. Mais le rythme de baisse sur la période 2015-2018, de 1,1 % par an en moyenne comparé à 2011-2014, est « nettement insuffisant » alors que l’objectif a été fixé à − 1,9 % par la SNBC. Sans compter que cette diminution devra atteindre − 3,3 % à partir de 2025. En somme, les efforts sont près de deux fois moindres que prévu alors qu’il faudra bientôt les tripler.
La France est dans le rouge, malgré la baisse de 4,2 % des émissions enregistrée en 2018 – après trois années à la hausse depuis 2015. « Ces résultats n’indiquent pas que la situation sera meilleure dans le futur car ils sont conjoncturels et non structurels », note Corinne Le Quéré. En cause : l’hiver particulièrement doux qui a permis de réduire la consommation de chauffage et la disponibilité plus importante qu’en 2017 des centrales nucléaires.
Transports et bâtiment, deux points noirs
Les points noirs résident dans les transports et le bâtiment, les deux secteurs les plus émetteurs, qui cumulent 50 % des rejets. Les émissions des transports ont ainsi augmenté de 10 % entre 1990 et 2018, en raison de la croissance de la demande, du retard du développement des véhicules électriques et de l’absence de report modal de la voiture vers le rail, les transports en commun ou le vélo.
Les rejets du bâtiment, eux, sont en baisse, mais à un rythme trois fois inférieur qu’anticipé par la SNBC. En cause : des rénovations peu performantes (seulement 5 % d’entre elles ont permis un saut de deux classes énergétiques ou plus), sans exigence de résultat et de contrôle, ainsi qu’un retard dans l’élimination des chauffages les plus carbonés (fioul et charbon). Aujourd’hui, près de la moitié des logements en location du parc privé sont des passoires énergétiques. « Comme elle a déjà un mix électrique décarboné, du fait de l’importance du nucléaire, la France doit agir sur les émissions les plus difficiles en premier, celles qui touchent tout le monde », analyse Corinne Le Quéré.
Au-delà du détail secteur par secteur, le problème réside dans l’absence de prise en compte de la SNBC, « isolée et peu opérationnelle », dans l’ensemble des politiques publiques. Nombre de lois qui ne concernent pas directement le climat, telles que la loi de finances, la loi d’orientation pour les mobilités ou la loi agriculture et alimentation, ont en réalité un impact important sur les émissions de gaz à effet serre. « Pourtant, ces lois et les grands projets ne sont pas évalués ex ante à l’aune de leur impact sur les émissions et de leur respect des budgets carbone, regrette Laurence Tubiana, directrice de la Fondation européenne pour le climat et membre du HCC. La SNBC doit être remise au cœur des politiques publiques, en s’assurant que chaque loi soit compatible. »
Révision de la taxe carbone
Les experts recommandent en outre de revoir la deuxième version de la SNBC, en cours d’élaboration. Il s’agirait d’inscrire les budgets carbone dans la loi et non plus seulement dans un décret, d’y intégrer les émissions des transports internationaux aériens et maritimes et de réfléchir à une stratégie pour les émissions importées. Ces dernières ont doublé depuis 1995, de sorte que l’empreinte carbone totale des Français atteint 11 tonnes équivalent CO2 par habitant, près de deux fois plus que les 6,6 tonnes comptabilisées dans les émissions nationales.
Ils proposent également de renforcer les instruments des politiques climatiques, à savoir les normes et réglementations, les quotas, les taxes et les subventions, de manière à instituer un prix du carbone qui oriente les choix des ménages et des entreprises. La taxe carbone, dont l’augmentation a déclenché la crise des « gilets jaunes », devra être « revue en profondeur », tant ses modalités que son assiette et ses mesures d’accompagnement, pour « garantir son appropriation sociale et son efficacité ». Enfin, il s’agira de préparer l’économie et la société, en s’assurant que la transition soit « juste et équitable » et déclinée aux échelles locales et régionales.
Le gouvernement a désormais six mois pour répondre au rapport, devant le
Parlement et le Conseil économique, social et environnemental. Dans un communiqué publié mardi soir, Edouard Philippe, tout en répétant que la lutte contre le changement climatique est « une priorité du gouvernement », reconnaît que l’action doit « être amplifiée au regard de l’urgence ». Rappelant que Corinne Le Queré sera auditionnée début juillet lors du prochain Conseil de défense écologique, il assure que le gouvernement « présentera à cette occasion les premières réponses et les suites qu’il compte donner aux recommandations du Haut Conseil, dont certaines seront prises en compte dès l’examen parlementaire du projet de loi relatif à l’énergie et au climat ».
La prochaine évaluation du HCC, à l’été 2020, suivra de nouveau l’évolution des émissions ainsi que l’action du gouvernement. Le Haut Conseil deviendra alors définitivement le gardien des engagements climatiques de la France.
Audrey Garric
• Le Monde Publié le 25 juin 2019 à 22h30 - Mis à jour le 26 juin 2019 à 10h03 :
https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/06/25/climat-pourquoi-la-france-n-est-pas-du-tout-sur-les-rails_5481398_3244.html
Energie et climat : les députés votent des objectifs ambitieux mais reculent sur les « passoires thermiques »
L’Assemblée nationale a adopté en première lecture, vendredi 28 juin, un projet de loi qui déçoit les ONG.
« Au cœur de l’acte II [du quinquennat], il y a d’abord l’ambition écologique », avait assuré le premier ministre, Edouard Philippe, dans sa déclaration de politique générale du 12 juin.
Le projet de loi relatif à l’énergie et au climat, examiné en première lecture à l’Assemblée nationale du 26 au 28 juin, se devait donc d’être un marqueur de cette volonté. Il était d’autant plus attendu que le Haut Conseil pour le climat, mis en place par le président de la République Emmanuel Macron en réponse à la fronde des « gilets jaunes », vient de remettre à l’exécutif un rapport extrêmement sévère, soulignant « le retard » de la France sur ses objectifs. Cela, alors même que la vague de chaleur qui affecte le pays rend tangible la réalité de la menace climatique.
Le texte adopté par un hémicycle clairsemé, vendredi 28 juin dans la soirée, envoie pourtant aux Français un signal en demi-teinte. Certes, il rehausse les objectifs que se fixe Paris en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Mais il reste timoré sur les moyens mis en œuvre pour y parvenir, en particulier dans le domaine crucial de la rénovation des bâtiments, en repoussant à 2028, au mieux, la fin des « passoires thermiques ».
Conçu au départ comme une « petite loi » de seulement huit articles, le texte avait pour objet principal de corriger la loi de transition énergétique de 2015, en différant de 2025 à 2035 la baisse à 50 % de la part de l’électricité d’origine nucléaire (contre plus de 70 % aujourd’hui). Mais il s’est considérablement étoffé, au fil des commissions parlementaires, jusqu’à compter finalement plus de quarante articles.
Le premier inscrit dans la loi, pour la première fois, la référence à « l’urgence écologique et climatique ». Il grave aussi dans le marbre l’objectif de neutralité carbone à l’horizon 2050, celle-ci devant être atteinte en divisant les émissions de gaz à effet de serre par six, par rapport à leur niveau de 1990, alors que la loi de 2015 ne prévoyait qu’une division par quatre. Et il définit cette neutralité comme « un équilibre entre les émissions anthropiques et les absorptions anthropiques (…) sur le territoire national », sans recourir à des crédits internationaux de compensation carbone.
Réduction de la part des énergies fossiles
La part des ressources fossiles dans la consommation d’énergie primaire devra quant à elle être réduite de 40 % en 2030, soit davantage que les 30 % prévus jusqu’ici. L’arrêt des quatre dernières centrales à charbon françaises en 2022 est également confirmé, même s’il ne sera pas obtenu par un décret de fermeture, mais par un plafonnement de leurs émissions qui doit conduire leurs propriétaires (EDF et le groupe allemand Uniper) à cesser de les exploiter, faute de rentabilité. Le texte reste par ailleurs relativement flou, et laisse au gouvernement la possibilité de laisser en activité la plus grosse centrale à charbon de France, celle de Cordemais (Loire-Atlantique), pour pallier les nouveaux retards de l’EPR de Flamanville.
S’agissant de la consommation finale d’énergie, qui doit être divisée de moitié au milieu du siècle, avec une baisse de 20 % dès 2030, un premier palier de réduction, d’« environ 7 % » en 2023, a été introduit par les députés. Et, pour associer les parlementaires à la planification énergétique, qui est aujourd’hui arrêtée par décret, une loi de programmation quinquennale fixant « les priorités d’action » est prévue à partir de 2023.
Dispositif gradué pour les « passoires thermiques »
Sur le grand chantier de l’éradication des « passoires thermiques » – les 7,4 millions de logements étiquetés F et G pour leurs faibles performances énergétiques –, le texte en reste toutefois à un compromis. De nombreux députés, notamment La République en marche, avaient poussé en commission pour que ce sujet, absent du projet de loi initial, soit mis en avant. Le secteur du bâtiment représente en effet à lui seul 45 % de la consommation d’énergie nationale, et environ un quart des émissions de gaz à effet de serre. Les députés de la majorité proposaient d’interdire la location de ces logements énergivores dès 2025 dans les zones tendues, conformément aux engagements de campagne du candidat Macron.
Mais, malgré cette promesse présidentielle, le gouvernement a mis le holà, au profit d’un dispositif gradué, d’abord incitatif puis plus contraignant. A compter du 1er janvier 2022, les propriétaires de passoires thermiques devront faire dresser un audit énergétique précisant les travaux à effectuer et leur coût. Ce n’est qu’en 2028 (et même 2033 pour les copropriétés en difficulté) qu’entrera en vigueur l’obligation, pour ces propriétaires, d’avoir réalisé des travaux permettant d’atteindre au moins la classe E, sous peine de sanctions qui restent à définir. Encore les exemptions possibles sont-elles multiples, qu’il s’agisse de « contraintes techniques ou architecturales », ou de « coût disproportionné ».
Le gouvernement inflexible sur le nucléaire
Quant à la diversification du mix électrique national, dont l’enjeu n’est pas le climat mais la réduction de la dépendance à l’atome, le gouvernement, pressé par les uns de préserver le potentiel nucléaire hexagonal, par d’autres d’accélérer sa décrue, est resté inflexible. L’ex-ministre de la transition écologique, Nicolas Hulot, avait lui-même annoncé, en novembre 2017, le report de la réduction de la part du nucléaire à 50 %. Comme l’avait ensuite décidé le premier ministre, elle sera différée de dix ans, « à l’horizon 2035 ». L’exécutif s’est opposé à l’idée de baliser cette trajectoire par une baisse du plafond de capacité nucléaire.
Parallèlement, plusieurs mesures visent à favoriser le déploiement des renouvelables. Des facilités seront accordées à l’installation de panneaux solaires photovoltaïques en toitures et en ombrières de parking. La filière l’hydrogène d’origine renouvelable sera confortée. Et, toutes ressources renouvelables confondues, leur part dans la consommation d’énergie en 2030, jusqu’ici fixée à 32 %, a été légèrement relevée à « au moins 33 % », comme le demandait la Commission européenne à la France.
« Nous réaffirmons avec ce texte notre ambition dans la lutte contre l’effet de serre et contre les dérèglements climatiques », s’est félicité le ministre de la transition écologique et solidaire, François de Rugy.
Déception des ONG
Les ONG, fortement mobilisées sur ce texte, expriment en revanche leur déception. « Pour le gouvernement, l’urgence climatique, c’est après le quinquennat, réagit Anne Bringault, responsable de la transition énergétique au Réseau Action Climat. Les mesures urgentes de rénovation des passoires énergétiques ont été reportées. Les locataires qui étouffent actuellement et paient des factures d’énergie exorbitantes en hiver apprécieront. »
« Les exceptions à l’obligation de mise aux normes [des passoires thermiques] sont si nombreuses et les échéances si lointaines, au-delà de la mandature, que le gouvernement a une nouvelle fois perdu une occasion d’accélérer sur ce dossier sensible tant pour le climat que pour les occupants modestes », déplore de son côté Manuel Domergue, de la Fondation Abbé-Pierre. Le WWF France estime, lui, que le texte constitue « un saupoudrage de mesures intéressantes, mais insuffisantes (…) pour une transition écologique et solidaire efficace ».
Examiné en procédure accélérée, le texte devrait passer devant le Sénat fin juillet, pour une adoption finale avant la trêve parlementaire estivale ou, au plus tard, à la rentrée.
Pierre Le Hir, Isabelle Rey-Lefebvre et Nabil Wakim
• Le Monde. Publié le 28 juin à 22h12, mis à jour à 06h14 :
https://www.lemonde.fr/energies/article/2019/06/28/energie-et-climat-les-deputes-votent-des-objectifs-ambitieux-mais-reculent-sur-les-passoires-thermiques_5482936_1653054.html