« Va-t-on voter pour Sissi ou pour Yıldırım ce dimanche ? C’est cela qui importe ! », s’est exclamé Recep Tayyip Erdoğan à quelques jours des nouvelles élections municipales du 23 juin à Istanbul. Ce faisant, le numéro 1 turc assimile le rival de son poulain, le républicain Ekrem İmamoğlu, au général Sissi, celui-là même qui en 2013 avait destitué le frère musulman Mohammed Morsi, pourtant élu démocratiquement [1], et qui dirige désormais l’Egypte d’une main de fer : « La pire chose que l’on puisse faire à Istanbul c’est laisser le fascisme du CHP [parti républicain du peuple, opposition ndlr] s’abattre comme un cauchemar sur cette ville, a-t-il ajouté. Nous ne pouvons permettre à cette minorité enragée, en conflit avec la croyance de la nation et le passé d’Istanbul, qu’elle détériore le caractère antique de cette ville. »
Annulation mal digérée et perte de crédibilité
Dans la dernière ligne droite, après avoir préféré rester discret plutôt que de multiplier les meetings comme dans la campagne précédente, le président Erdoğan revient donc sur scène pour tenter d’inverser la tendance. S’il le fait à la faveur du décès de l’islamiste Morsi [2], ce n’est pas pour rien : il tâche de ranimer les vieilles peurs des musulmans pieux et conservateurs, longtemps stigmatisés, méprisés voire réprimés par l’establishment militaro-kémaliste au fondement du CHP. Et espère ainsi ressouder le camp islamique, sa base, qui s’effrite de jour en jour.
Or dans ces milieux aussi, qui lui étaient acquis jusque là, on n’a pas vraiment apprécié les pressions de ce dernier et de son parti de la justice et du développement (AKP, au pouvoir depuis 2002) pour faire procéder à l’annulation du scrutin stambouliote du 31 mars 2019 suite à l’échec de leur candidat, Binali Yıldırım [3].
« L’effritement de la base électorale de l’AKP devient de plus en plus visible », constate Ismet Akça, politologue limogé de sa fonction universitaire pour avoir signé une pétition condamnant les actes de violence de l’État turc dans la région kurde. « Le fait de vouloir conserver le pouvoir au prix de suspendre les processus démocratique et juridique suscite de plus en plus de réactions. Et puis, le clientélisme croissant au sein du parti, de même que la corruption témoignent d’une dégradation des valeurs morales et ceci provoque une perte de crédibilité du parti et un éloignement vis-à-vis de l’AKP. »
« Tout mon entourage pense comme moi que cette annulation est inacceptable mais personne n’oserait en parler »
Un universitaire conservateur
Cependant dans le contexte d’une polarisation politique et religieuse extrême, nourrie sans relâche par les propos des dirigeants de l’AKP et des médias pro-Erdoğan identifiant toute opposition au terrorisme, exprimer son désaccord n’est pas toujours facile. « Tout mon entourage pense comme moi que cette annulation est inacceptable mais personne n’oserait en parler car il suffirait de cela pour qu’on nous accuse d’être affilié à la confrérie Gülen [présumée responsable du coup d’Etat raté de 2016 ndrl] et cela conduirait à nous pourrir la vie », confie un universitaire conservateur qui refuse de témoigner publiquement.
La lutte à mort, commencée en 2010, au sein du camp islamique entre un noyau dur positionné pour partie au sein de l’appareil d’Etat, partisan de l’Imam Gülen exilé aux Etats-Unis, et le président Erdoğan, constitue la première des fissures de ce camp. Ce n’est pas la seule que ce nouveau vote a mis en pleine lumière.
La crise économique, un puissant facteur
L’annulation arbitraire du scrutin du 31 mars a effectivement libéré la parole chez les (anciens) soutiens du pouvoir en place, même si la prudence reste de mise. Assis sur le banc d’une petite place de Kasimpasa, quartier conservateur d’où Erdoğan est originaire, Necati, ouvrier retraité de 58 ans explique : « On en a marre des mensonges. J’avais voté pour Yıldırım le 31 mars mais là c’est fini. Pourquoi ils ne veulent pas lâcher cette mairie ? C’est eux qui contrôlent tout et ce serait le CHP qui aurait volé des voix ? Les gens se réveillent maintenant même s’ils ne l’expriment pas toujours à haute voix, car c’est un quartier pauvre ici et les gens profitent des aides délivrées par l’AKP. »
De fait, la détérioration du niveau de vie dans le contexte actuel de crise économique est aussi l’une des raisons qui accélère l’effritement au sein de l’électorat conservateur, selon Ismet Akça : « L’AKP avait mis sur pied un système de redistribution qui permettait de donner une petite part du gâteau aux plus démunis. Mais le gâteau a fini par diminuer. Le chômage chez les jeunes à Istanbul a atteint les 25%. La crise affecte aussi fortement les femmes au foyer, responsables des tâches ménagères [une des bases électorales de l’AKP ndlr]. »
Le recours à la religion, encore et toujours
Si Ekrem İmamoğlu prône la réconciliation et met en avant son identité conservatrice pour ne pas effrayer l’électorat de l’AKP, il est constamment sous l’attaque de ses adversaires qui l’accuse d’être… un Grec. Soit tout ce qu’il y aurait de plus détestable et de moins musulman. Là encore, l’objectif recherché est de ressouder le camp islamique.
La calomnie repose sur le fait que le rival de Binali Yıldırım est originaire de la ville de Trabzon, ayant hébergé le royaume des grecs pontiques dans l’histoire. Alors que le vice-président de l’AKP, Nurettin Canikli déclare que « le cerveau d’İmamoğlu n’est pas au service de la nation », Erdoğan lui-même appelle à « mettre une grosse claque à ces restes byzantins voulant transformer Istanbul en Constantinople ».
Autre tactique de reconquête : quand le candidat de l’AKP rend visite à la puissante confrérie Ismailaga [4] afin de se faire confirmer son soutien et va même jusqu’à s’excuser auprès du Saadet (Parti de la félicité, islamiste), objet d’une violente campagne de criminalisation pour avoir rejoint le camp de l’opposition. Mais le résultat de cette opération séduction ne semble pas acquis puisque le Saadet a dénoncé les pressions qu’il aurait subies –sans flancher– pour retirer son candidat aux municipales.
Forces centrifuges au sein de l’AKP
Fissures plus institutionnelles également : d’une part, l’ancien Premier ministre Ahmet Davutoğlu [5] qui avait été poussé à la démission en 2016 en raison de ses divergences avec le Président, a publié à la suite de l’annulation du scrutin du 31 mars un « manifeste » formulant de sévères critiques à l’encontre du régime d’Erdoğan ; il se préparerait à quitter le parti avec son entourage.
D’autre part, l’ancien ministre de l’Économie et négociateur en chef pour l’adhésion à l’Union Européenne, Ali Babacan, s’apprête lui aussi à sortir du parti ainsi que d’autres figures fondatrices de l’AKP, sous le parrainage d’Abdullah Gül, ancien Président de la république, lui aussi mis à l’écart depuis plusieurs années. Véritables projets ou simples gesticulations, comme il y en eut tant d’autres ces dernières années ? [6] Il est trop tôt pour le dire quoique quelquechose bouge : « Si la défaite est confirmée lors du scrutin de 23 juin 2019, ceci accélérera indubitablement le processus de désagrégation de l’AKP », observe le politologue Ismet Akça.
Surfant sur les fissures du camp islamique, Ekrem İmamoğlu, le candidat républicain, ne dédaigne pas user d’arguments à consonance religieuse. Fin avril, lors de son grand rassemblement électoral de Maltepe [7], sur la rive asiatique d’Istanbul, après que l’hymne national a été chanté, le candidat, censé représenter le camp « laïcard », a fait monter un imam sur scène pour diriger une prière. Et le 17 juin, au cours du débat face à son rival islamo-nationaliste, Ekrem İmamoğlu a déclaré qu’élu, il ne remettrait pas en cause les horaires séparés entre hommes et femmes dans les piscines, ni l’interdiction de vente d’alcool dans les cafés tenues par la municipalité.
Le paradoxe d’Erdogan
Ce dernier point a peut-être fait rire jaune Murat Mercan. Conseiller du nouvel homme fort de Turquie, il s’était efforcé en 2002-2003 de nous empêcher d’aborder le sujet avec RT Erdoğan. Son parti, l’AKP venait de remporter les législatives après une campagne très pro-européenne. Et le futur premier ministre ne voulait surtout pas qu’on lui rappelle qu’il avait, à la tête de la mairie d’Istanbul à partir de 1994, fait supprimer l’alcool dans les kiosques (petits cafés restaurants) des parcs de la ville. Une mesure identifiée comme « islamiste », étiquette dont il souhaitait absolument se défaire.
C’est donc bien là le paradoxe, alors que le camp islamique se fissure, que son poulain est donné perdant par les sondages [8] et que son étoile faiblit, RT Erdogan pourrait se vanter d’avoir indirectement réussi à banaliser l’intrusion de l’islam dans le politique, d’en avoir fait un référent pour tous les partis.
Ariane Bonzon Journaliste
Uraz Aydin