Les militaires soudanais ont finalement jeté le masque. Deux mois après avoir, sous la pression des manifestants, écarté le dictateur Omar el-Béchir, au pouvoir depuis trente ans, et deux semaines après avoir rompu les négociations avec les représentants de la société civile sur la nature de la transition, c’est par la force, et au prix d’au moins 108 morts., qu’ils ont tenté de mettre un terme aux manifestations populaires qui continuaient de réclamer le transfert du pouvoir aux civils et l’instauration de la démocratie.
Mis en demeure début avril, par les manifestants mobilisés dans les rues depuis quatre mois, de « choisir entre le peuple et la dictature », ils avaient, dans un premier temps, paru divisés et hésitants, avant de se ranger aux côtés des manifestants face aux multiples milices et polices de la dictature. L’attitude favorable aux revendications populaires de la majorité des soldats du rang et d’une partie des sous-officiers n’avait pas été pour rien dans le ralliement apparent de l’état-major aux manifestants.
Après moins d’une semaine de tractations secrètes au sommet de l’armée, Omar el-Béchir était cependant écarté du pouvoir, tandis que se mettait en place pour diriger le pays un Conseil militaire de transition (CMT), sous l’autorité du général Abdel Fattah al-Burhan, inspecteur général des forces armées, très peu connu du grand public mais estimé par les militaires. L’un des officiers les plus réticents à accepter le dialogue avec les représentants des manifestants était le colonel Mohamed Hamdan Daglo, alias Hemidti, chef de la redoutable Force de soutien rapide (RSF), issue de la milice des Janjawid, devenue sinistrement célèbre depuis sa répression sauvage de la révolte au Darfour, au début des années 2000.
Cette récupération de la révolte populaire par l’armée était depuis le départ jugée inquiétante par l’Alliance pour la liberté et le changement (ALC), fer de lance de la contestation, et l’Association des professionnels soudanais (SPA), rassemblement d’organisations professionnelles et syndicales, qui en constituaient le noyau. « Nous ne voulons pas seulement changer de général, nous voulons changer de régime », résumait alors l’un des dirigeants de l’ALC.
C’est avec cet objectif que les responsables de l’ALC ont entamé leurs négociations avec les militaires du CMT, afin de définir les modalités d’une transition vers la démocratie. Lorsqu’elles se sont interrompues, le 20 mai, butant sur l’obstination des militaires, c’est seulement le début d’un accord qui avait été obtenu. Militaires et représentants des manifestants s’étaient entendus pour une période de transition de trois ans avant la transmission du pouvoir à une administration civile.
Les deux parties avaient aussi décidé que pendant la période de transition, le Parlement serait composé de 300 membres dont les deux tiers environ proviendraient de l’ALC et le reste de divers groupes politiques, dont les partis existants. Le général Al-Burhan avait accepté une forte participation civile au gouvernement de transition, mais insisté sur la nécessité pour l’armée d’en conserver le contrôle. Pour tenter de maintenir ouverte la négociation, les représentants de l’ALC étaient allés jusqu’à proposer un compromis prévoyant une rotation au pouvoir entre civils et militaires. Conscients de leurs propres divisions, les civils estimaient que ces concessions étaient sans doute nécessaires pour permettre à leur pays d’échapper à la tenaille militaires-islamistes et ouvrir un chemin vers un avenir démocratique. On en était là il y a deux semaines, lorsque les pourparlers, qui avaient atteint une impasse, se sont interrompus.
Les dirigeants de l’ALC, qui tenaient à réaffirmer l’existence du rapport de force instauré pacifiquement dans la rue par les manifestations, ont alors lancé un mot d’ordre de grève générale de deux jours, largement suivi dans tout le pays, et accompagné, comme c’est le cas depuis des mois, par d’immenses sit-in, militants mais aussi festifs, notamment devant le siège de l’état-major à Khartoum. C’est manifestement pour tenter de briser cette mobilisation, qui s’annonçait résolue et durable, que les militaires ont organisé lundi la destruction brutale du campement et la dispersion sanglante du sit-in démocratique qui se tenait près de leur QG.
Alors que, depuis plusieurs semaines, des unités de l’armée cantonnées à Khartoum et dans les environs – manifestement jugées peu sûres par le CMT – avaient été désarmées, ce sont les paramilitaires des RSF et les membres de la Réserve centrale de la police, invisibles depuis la chute du dictateur, qui ont été lâchés contre les manifestants désarmés. Avec un objectif : terroriser. Ce dont, comme à leur habitude, ils ne se sont pas privés, bastonnant sauvagement ceux qui passaient à leur portée, tirant aveuglément dans la foule, pillant et incendiant les campements improvisés depuis des semaines, rôdant dans leurs pick-up armés aux approches des hôpitaux pour traquer les blessés et leurs proches et intimider médecins et secouristes.
Contre toute évidence, et alors que certaines de ces violences étaient documentées en vidéo, et « sans aucune excuse », selon l’ambassadeur britannique Irfan Siddiq, témoin des fusillades près de sa résidence, le CMT a d’abord nié toute « dispersion par la force » du sit-in, avant d’invoquer la nécessité d’une « opération conjointe de nettoyage de certains sites où se déroulaient des activités illégales ». Mardi matin, la véritable explication de ce brutal recours à la violence a été livrée par le général Al-Burhan lorsqu’il a annoncé que le CMT avait « décidé de cesser de négocier avec l’ALC, d’annuler tout ce qui avait été agréé et de tenir des élections dans un délai de neuf mois sous supervision régionale et internationale ». En d’autres termes, la négociation de la transition avec la société civile est terminée. L’armée assume désormais seule la conduite des événements.
« C’est un putsch », accusent les dirigeants de l’ALC et de la SPA, qui appelaient mardi la population à sortir le soir pour la fête de l’Aïd el-Fitr, qui célèbre la fin du ramadan, officiellement fixée à ce mercredi. Alors que Londres et Washington ont condamné la « répression brutale et coordonnée » et dénoncé cette « action scandaleuse », l’Union africaine et Paris ont condamné « les violences », sans accuser les militaires. Mais l’Égypte, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes se sont contentés d’appeler à la reprise du dialogue. Ce qui a incité certains responsables de l’opposition soudanaise à considérer que ces trois pays étaient derrière la « contre-révolution » menée par les généraux.
En raison de la générosité de leur soutien financier à Khartoum, en échange notamment de la participation d’un important contingent soudanais à la guerre qu’ils mènent au Yémen, Riyad et Abou Dhabi – à qui Le Caire n’a rien à refuser – disposent d’une influence considérable au Soudan, qui a déjà reçu, depuis avril, 3 milliards de dollars d’aide exceptionnelle. Aucune de ces capitales ne souhaite voir triompher une transition démocratique dans la région. La manière dont sont traitées leurs oppositions le confirme. Le mois dernier, Anwar Gargash, ministre des affaires étrangères des Émirats, avait souhaité au Soudan une « transition dans l’ordre ». Et ajouté : « Nous aons l’expérience du chaos total dans la région, nous n’avons pas besoin de chaos supplémentaire. »
Est-ce le conseil – ou l’ordre – qu’ont reçu les militaires soudanais qui se sont succédé ces dernières semaines en Egypte et dans le Golfe ? Fin mai, le général Abdel Fatah al-Burhane s’était rendu en Arabie saoudite, aux Emirats et en Egypte, où il avait été reçu, le samedi 25 par le général-président al-Sissi, expert en répression des revendications démocratiques. La veille, Hemidti, vice-président du CMT, avait eu une longue rencontre, à Djeddah, avec l’homme fort du royaume saoudien, le prince héritier Mohammed ben-Salmane, lui aussi radicalement hostile aux soulèvements populaires, comme son mentor émirati Mohammed ben-Zayed.
Et c’est à la suite de ces visites, et de l’interruption des négociations avec les représentants de la société civile que les généraux soudanais ont concentré dans la capitale les miliciens paramilitaires des RSF avant de les lancer lundi contre les civils qui participaient, depuis des semaines au sit-in pacifique devant le QG de l’armée. Comment ne pas voir là davantage qu’une coïncidence ? On sait depuis jeudi, grâce au travail du Comité central des médecins du Soudan,, lié à la contestation, qu’en trois jours, les miliciens ont tué au moins 108 personnes, dont une quarantaine ont été jetées dans le Nil, et fait plus de 500 blessés. Massacre programmé, accompagné, comme au Darfour de viols, pillages et incendies. Comme s’il s’agissait, pour les militaires d’introduire désormais la terreur dans le rapport de force instauré entre eux et la société civile.
On sait aussi désormais que, malgré ce massacre et les risques majeurs qu’il annonce, surtout si une partie des soldats de l’armée régulière rejoignent la révolte de la rue, les manifestants n’entendent pas renoncer à exercer leur pression pacifique sur les militaires et à obtenir à terme le transfert du pouvoir aux civils. « La révolution continue et notre peuple est victorieux malgré le terrorisme et la violence des milices », affirmait jeudi un responsable de l’Association des professionnels soudanais, avant d’appeler à « la grève indéfinie et à la résistance civile » tout en mettant en garde les manifestants contre la tentation de la violence. Pour l’instant, c’est donc toujours pacifiquement, en improvisant dans les rues des barricades de troncs d’arbres, de briques et de pneus enflammés que les contestataires soudanais tentent de manifester leur présence et d’entraver les déplacements des miliciens.
Combien de temps peut durer ce bras de fer ? Après avoir invoqué une « opération de nettoyage » qui aurait mal tourné, puis admis, comme l’a fait mercredi Hemidti que le « chaos » était intolérable et qu’il fallait « imposer l’autorité de l’Etat par le droit », les militaires ont finalement affirmé, par la voix d’Abdel Fatah al-Burhane qu’ils regrettaient « ce qu’il s’est passé » et déclaré être « ouverts à des négociations sans restrictions », avançant « l’intérêt national » et la volonté d’ouvrir « une nouvelle page ». Déclaration jugée trop tardive et peu crédible par les organisations de la société civile. « Le peuple soudanais n’est ouvert ni aux négociations ni à ce Conseil militaire qui tue des gens » a répondu Amjad Farid, porte-parole d’une des formations majeures de la contestation.
Appuyées par la Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH), deux ONG soudanaises, le Centre africain d’études sur la justice etla paix (ACIPS) et Sudan human rights monitor (SHRM) appellent « les membres du CMT à mettre fin immédiatement aux violentes attaques perpétrées par les forces de sécurité » et réclament le « déploiement urgent » au Soudan d’une mission d’enquête internationale dirigée par l’ONU et l’Union africaine pour « enquêter sur la répression et obliger les personnes responsables à rendre compte ». Revendication légitime et salutaire. Mais pour l’heure utopique.
Car le soulèvement populaire soudanais, au-delà des manifestations rituelles de sympathie, a peu de soutiens réels dans la communauté internationale. Et encore moins ans la région. Londres et Washington ont certes dénoncé le « massacre » perpétré par les milices du Conseil militaire. Paris a condamné « les violences commises dans la répression brutale de manifestations pacifiques » et rappelé au CMT « sa responsabilité première dans la sécurité de tous les soudanais » sans l’accuser explicitement. L’Union africaine a suspendu la participation de Khartoum à toutes ses activités jusqu’à « l’établissement effectif d’une autorité civile de transition », position que soutient aussi la France.
Mais, mardi, au Conseil de sécurité des Nations Unies, la Russie, qui a permis à la dictature de Bachar al-Assad d’écraser le soulèvement populaire syrien et la Chine, qui continue à pourchasser les fantômes de Tienanmen, trente ans après la révolte, ont bloqué un texte condamnant les morts au Soudan et appelant à cesser immédiatement la violence. Ce qui laisse mal augurer du sort d’une éventuelle résolution plus vigoureuse ou contraignante. Quant aux voisins, protecteurs et bailleurs de fonds régionaux du Soudan que sont l’Egypte, l’Arabie saoudite et les Emirats, ils sont encore plus hostiles que Pékin et Moscou à la démocratisation d’un régime dictatorial allié dans la région, imposée par son peuple. Et sont manifestement décidés à tout faire pour l’empêcher.
René Backmann