Avec le porte-avions Charles-de-Gaulle à quai, la France a joué de ses attributs de puissance pour présenter à Singapour, samedi 1er juin, sa « stratégie indopacifique ». La ministre des armées, Florence Parly, l’a détaillée à l’occasion du Shangri-La Dialogue, réunion annuelle des experts et responsables sécuritaires d’Asie, dont l’édition 2019 se tient dans un climat de fortes tensions américano-chinoises.
L’Asie est la zone où la France veut compter en « boxant au-dessus de sa catégorie », convient-on à Paris.
« Nous avons des territoires, plus de 1,6 million d’habitants, plusieurs îles de différents statuts, de vastes zones économiques exclusives, et la responsabilité qui va avec », a justifié Mme Parly devant ses homologues.
Le Monde
Un an après le discours du président Macron, qui avait endossé le terme américain « indopacifique » pour promouvoir l’axe stratégique Paris-Delhi-Canberra face à la Chine, et alors que le président Trump pousse, dans l’OTAN aussi, le dossier des menaces chinoises, la France « joue sa partition » dans la région, assure l’entourage de la ministre.
« La France veut montrer qu’elle ne lâchera pas la protection de ses intérêts. Nous organiserons notre présence, nos forces prépositionnées, nos déploiements militaires temporaires pour assurer une défense robuste de nos intérêts », a déclaré Mme Parly.
Le dispositif actuel, de Djibouti à la Polynésie, comprend cinq commandements régionaux, trois bases, et quelque 7 000 militaires. Loin des Etats-Unis, dont 60 % des moyens navals sont situés dans le Pacifique. L’Asie est la zone où la France veut compter en « boxant au-dessus de sa catégorie », convient-on à Paris, mais sans se sous-estimer, d’autant que les Européens font moins qu’elle.
La ministre a réaffirmé une volonté de coopération régionale. Celle-ci est fortement ancrée dans les exportations d’armements. Signé début 2019 pour cinquante ans, le contrat passé avec l’Australie pour six sous-marins a scellé le tournant « indopacifique » français. Paris compte aussi sur la Malaisie, dont le ministre de la défense, Mat Sabu, est très attendu au prochain Salon de l’aéronautique du Bourget mi-juin, pour parler sous-marins et avions A400M. En Inde, Paris doit concrétiser le contrat d’exportation du Rafale.
Enfin, « on raccroche désormais le Japon, avec un accord technologique qui pourrait ouvrir la voie à des coopérations militaires : la dimension vente d’armes est très présente dans cette construction française, qui va de l’affirmation d’une puissance globale à l’axe économique », souligne Valérie Niquet, experte de la Fondation pour la recherche stratégique.
Liberté de navigation en mer de Chine du Sud
Dans la continuité d’une politique Asie-Pacifique réaffirmée depuis 2012, quand le ministre français de la défense a pris le chemin du Shangri-La, la stratégie est plus ferme vis-à-vis de l’affirmation de puissance de la Chine. C’est notable sur la question de la liberté de navigation.
« Nous continuerons de naviguer plus de deux fois par an dans la mer de Chine du Sud, a dit la ministre. Il y aura des objections, des manœuvres douteuses en mer. Mais nous ne nous laisserons intimider par aucun fait accompli. »
Une position « d’objecteur persistant », indique-t-on à Paris, sur laquelle la France n’a pas vraiment réussi jusqu’à présent à attirer les Européens.
L’incident qui s’est produit dans le détroit de Taïwan le 6 avril lors du passage de la frégate française Vendémiaire, le premier du genre entre la Chine et la France, est lui aussi un tournant. Paris le lit comme le signe d’une crispation chinoise qui ira croissant. Dans ses approches, que Pékin veut sanctuariser pour le transit de ses sous-marins lanceurs d’engins, la Chine ne reconnaît pas la convention de l’ONU qui fixe la limite des eaux territoriales à 12 milles nautiques, estimant la ligne à 15 milles.
Et la Chine réfute le « transit inoffensif » des navires de guerre dans les mers territoriales, qui est le régime normal de passage sous la condition de ne pas mettre en œuvre certains moyens (hélicoptères, émissions, etc.). Le Vendémiaire a respecté la règle, mais la marine chinoise lui a opposé une « manœuvre dangereuse » au sens du droit de la mer : un navire est venu se positionner devant la frégate française, et s’est arrêté. Le Vendémiaire a dû le contourner pour poursuivre sa route.
La conduite française restera différente des « opérations de liberté de navigation » américaines, menées en deçà des 12 milles nautiques, près des îlots illégalement annexés de mer de Chine du Sud. Mais la marine nationale agit bien « un peu plus loin » que le strict respect de la liberté de la mer, selon une source autorisée. Dans le Pacifique, les investissements chinois dans le pourtour des positions françaises sont regardés de près. La Nouvelle-Calédonie, notamment, se situe au bout du « deuxième cercle » des intérêts chinois.
Dossier nord-coréen
Au-delà, le dossier nord-coréen et le problème de la prolifération nucléaire justifient la politique française, a rappelé la ministre. « Une façon de le résoudre est de tomber amoureux de Kim Jong-un et de s’engager dans un sommet », a lancé la ministre en moquant le président américain, Donald Trump. Mais pour arriver à un désarmement nucléaire « complet, vérifiable et irréversible, notre contribution sera dans la mise en œuvre des sanctions », a-t-elle ajouté. Le Vendémiaire avait justement participé à une opération de contrôle des trafics, brisant l’embargo imposé à la Corée du Nord.
Enfin, la stratégie française promet un programme de prévention des crises liées au changement climatique : évoquant l’aide fournie à l’Indonésie lors du dernier typhon, Mme Parly promet que la France sera là pour ses ressortissants comme pour ses partenaires.
Nathalie Guibert (Singapour, envoyée spéciale)
• Le Monde. Publié le 01 juin 2019 à 08h46 - Mis à jour le 01 juin 2019 à 09h31 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/06/01/la-france-reaffirme-sa-presence-en-asie-face-a-la-chine_5470184_3210.html?xtmc=indopacifique&xtcr=2
Tensions entre la France et la Chine après le passage de la frégate « Vendémiaire » dans le détroit de Taïwan
Le navire a été accusé d’avoir navigué « illégalement » dans « les eaux chinoises », ce que la France a démenti.
Inhabituelle montée de tension entre la Chine et la France : par la voix du ministère chinois de la défense, Pékin a adressé, jeudi 25 avril, une protestation officielle à Paris, au motif que la frégate de surveillance Vendémiaire, aurait « franchi illégalement » le détroit de Taïwan en pénétrant dans « les eaux territoriales chinoises ».
« L’armée chinoise a envoyé des bateaux de guerre conformément à la loi, afin d’identifier le navire français et lui intimer l’ordre de partir », a expliqué le porte-parole Ren Guoqiang. Cette annonce suit la publication, mercredi, d’une dépêche de l’agence Reuters, indiquant sur la foi de sources américaines non précisées que le navire français avait franchi le détroit trois semaines plus tôt, le 6 avril.
« Nous sommes en contact étroit avec les autorités chinoises au sujet de l’incident évoqué ce matin par le porte-parole du ministère chinois de la défense », a réagi, jeudi, l’entourage de la ministre Florence Parly. « La marine nationale transite en moyenne une fois par an dans le détroit de Taïwan, sans incident ni réaction. »
Le « Vendémiaire » privé de parade
La France, précise-t-on, « réaffirme son attachement à la liberté de navigation conformément au droit de la mer ». Paris a refusé de préciser le point de passage du Vendémiaire, mais assure que les « eaux territoriales » au sens où l’entend la Chine sont les eaux internationales. Bien que revendiquées par Pékin au même titre que Taïwan, le transit y est libre – le détroit fait jusqu’à 180 kilomètres de large, et 130 kilomètres à son point le plus étroit.
En représailles à son passage, le navire français a vu selon Reuters sa participation annulée à la parade navale du 70e anniversaire de l’armée populaire de libération, mardi 23 avril.
Paris ne confirme pas l’annulation, mais le Vendémiaire, le bateau de la marine nationale affecté au Pacifique, était bien absent de la parade 2019 contrairement à celle du 60e anniversaire en 2009. A l’époque, l’arrivée de la frégate dans le port de Qingdao avait été saluée dans la presse chinoise où l’on pouvait lire : « Le Vendémiaire est un vieil ami de la marine chinoise, qui a visité le pays de nombreuses fois depuis 2001. »
Familière des coups de semonce
L’intérêt de plus en plus affiché des autorités françaises pour la sécurité de la région « indo-pacifique », selon une terminologie américaine récemment adoptée par Paris, et les déclarations du président français en 2018 au sujet des risques d’hégémonie chinoise dans la région, rendent-ils Pékin nerveux ?
La Chine, qui ne cesse de s’affirmer dans les mers de Chine et au-delà, est familière des coups de semonce visant à infléchir en sa faveur les rapports de force : en 2016, les douanes de Hongkong avaient saisi, à la demande de Pékin, des véhicules blindés de l’armée singapourienne en transit après leurs manœuvres annuelles à Taiwan. La pratique avait pourtant cours depuis les années 1990.
Possible motif d’irritation pour la Chine, le Vendémiaire et un Falcon de la marine avaient participé, en mars, avec les forces japonaises à des opérations de surveillance de transbordements suspects en mer au profit la Corée du Nord. En violation possible des sanctions onusiennes, ces mouvements sont en hausse depuis un an et demi, selon les autorités japonaises. En outre, celles-ci notent un nombre croissant de cas se déroulant à proximité des côtes chinoises ou impliquant des bâtiments battant pavillon chinois. Deux transferts illégaux ont été signalés en mars en mer de Chine de l’Est, à environ 400 kilomètres au sud de Shanghaï.
« Transit sans agressivité »
Par ailleurs, le porte-avions Charles de Gaulle doit prochainement faire escale à Singapour. Le programme opérationnel du groupe aéronaval français avait toutefois été annoncé dès février. Le porte-avions se trouve actuellement dans l’océan indien, où il vient de s’entraîner avec des bateaux japonais au large de Djibouti.
Mi-mai, il participera à un exercice avec la marine indienne. Puis il représentera la France durant le Shangri-La Dialogue prévu à Singapour du 31 mai au 2 juin, une réunion internationale où doit se rendre la ministre des armées. La présence du navire sera le « point d’orgue du rayonnement de la France en Asie », avait dit Mme Parly en mars.
Paris avait précisé d’emblée que le Charles de Gaulle n’irait pas en Mer de Chine – ce qui aurait été une démonstration politique incompatible avec la ligne d’équilibre que la France veut suivre dans sa relation militaire avec Pékin.
Dans ce cadre, des navires français passent ainsi régulièrement entre les îlots disputés de Mer de Chine du sud, mais la marine affirme qu’elle n’y mène pas des « opérations de liberté de navigation » en tant que telles, comme le fait la marine américaine. Celle-ci n’hésite pas à franchir la ligne des douze miles nautiques des eaux territoriales des îlots. La doctrine française est que les bateaux restent dans un « transit sans agressivité » au nom de la défense du droit à la libre circulation en mer.
Pression stratégique croissante de Pékin
Dans le cadre de leurs opérations, les Etats-Unis ont fait naviguer, le 25 février, deux bâtiments militaires dans le détroit de Taïwan – le destroyer USS Stethem et le cargo USNS Cesar Chavez. Ce passage, le cinquième depuis octobre 2018, s’est effectué dans les eaux internationales, avec la pleine connaissance du gouvernement de Taïwan. La Chine a cependant dénoncé des « provocations » de la part des Etats-Unis.
Washington s’efforce d’afficher son soutien militaire à Taiwan à une période où Pékin met l’île sous pression stratégique croissante, en multipliant les manœuvres d’encerclement de Taïwan ou les incursions. Taipei avait ainsi protesté le 31 mars quand des avions de chasse chinois avaient franchi la ligne médiane établie par usage dans le ciel du détroit pour la première fois en une dizaine d’années, ce qui avait conduit à leur interception par l’aviation taïwanaise.
Nathalie Guibert et Brice Pedroletti
• Le Monde. 26 avril 2019 à 04h23 - Mis à jour le 26 avril 2019 à 09h50 :
https://www.lemonde.fr/international/article/2019/06/01/la-france-reaffirme-sa-presence-en-asie-face-a-la-chine_5470184_3210.html?xtmc=indopacifique&xtcr=2