« Le processus ne s’épuise pas »
Par Jean-Marie Fardeau, secrétaire général du CCFD.
Le 7e Forum social mondial à peine terminé, la question est sur bien des lèvres : où et quand aura lieu le prochain Forum ? La question est légitime. Une première réponse peut être donnée. Le Forum social mondial se tient chaque année au moment du Forum économique de Davos. Il a donc lieu fin janvier. En 2008, le Forum se déroulera probablement en de multiples lieux, en démarrant par des journées d’action sur des thèmes à préciser mais qui ont été amplement discutés à Nairobi : la guerre, la dette, les règles du commerce mondial, les responsabilités des entreprises transnationales, les droits des femmes, les droits des minorités ethniques, etc. Les sujets ne manquent malheureusement pas. En 2009, le Forum social mondial aura lieu dans un pays qui n’a pas encore été choisi.
Cette question insistante sur l’avenir du Forum prouve, s’il en était besoin, l’importance que cet événement recouvre pour les dizaines de milliers d’organisations - associations, syndicats - qui ont participé à l’un ou l’autre de ces Forums depuis sa première édition tenue dans la ville de Porto Alegre (Brésil). Si le Forum n’avait plus lieu, il y aurait un grand vide dans l’agenda de ces organisations qui comptent sur ce Forum pour nouer de nouveaux contacts, lancer de nouvelles campagnes, créer des réseaux citoyens à l’échelle mondiale.
Mais cette question sur l’avenir laisse penser que le Forum se réduit à une succession d’événements, tels une Foire de Paris altermondialiste qui se répéterait d’année en année de manière mécanique. Ce serait une erreur de réduire le Forum à cet espace, qui, il faut le dire, a permis cette année et pour la première fois de leur histoire, aux sociétés civiles de toute l’Afrique et du monde de se retrouver sur le sol africain.
Le Forum est aussi un processus. Ce qui compte, c’est autant les Forums que ce qui se passe entre les Forums. Si les Forums transmettent une énergie fantastique à tous les participants, leur utilité se mesure aux résultats concrets que l’on peut évaluer dans les semaines, les mois qui suivent. Dans ce domaine, le Forum de Nairobi a tenu ses promesses. Il a permis à des centaines d’associations de préparer ou renforcer des dizaines de campagnes, d’actions qui vont se développer dans les mois qui viennent. Je n’en citerai que quelques-unes ici : les actions contre les entreprises impliquées dans l’extraction minière ou pétrolière en Afrique ou en Amérique latine ; la campagne contre les accords de partenariat économique entre l’Union européenne et les pays Afrique-Caraïbes-Pacifique, le combat contre l’exclusion des personnes victimes du sida, la campagne internationale pour les droits des dalits (aussi appelés intouchables, car sans caste) en Inde...
Le processus du Forum ne s’épuise pas. Il connaît une phase moins porteuse qu’avant en France ou dans d’autres pays d’Europe. Mais il s’étend au même moment en Afrique, au Maghreb, et nous l’espérons en Asie. Le Forum de Nairobi a permis de rendre visible au monde le dynamisme des sociétés civiles africaines, leur investissement croissant dans les espaces politiques et associatifs nationaux et internationaux. Les prochains Forums seront à nouveau l’occasion de réaffirmer le rôle indispensable des sociétés civiles pour faire grandir nos sociétés vers plus de justice et de liberté. La force du processus est une invitation aux partis politiques et aux gouvernements de se saisir des propositions faites par tous ces acteurs citoyens. L’avenir de la démocratie dans le monde en dépend.
Il faut leur redonner un vrai caractère populaire
Par P. K. Murthy, syndicaliste indien, membre du Forum social indien (FSI) et du collectif mondial du FSM.
Avant de penser à l’avenir il faut tirer le bilan de ce qui vient de se passer. Le fait que nous ayons pu réunir ce Forum social mondial à Nairobi, en Afrique, a des résultats positifs. Bien plus qu’à Bamako, qui était surtout un forum régional ouest africain et francophone, ce forum a eu un caractère vraiment africain. Ici nous avons eu pour la première fois des représentations de tout le continent, ce qui a ouvert des possibilités d’interactions entre les mouvements sociaux africains, et a aussi permis de dégager les problèmes économiques, politiques et sociaux communs. Nairobi a également permis à beaucoup de gens d’Europe, d’Amérique latine et d’Asie de prendre connaissance des problèmes africains mais aussi d’interagir et de construire des réseaux pour l’avenir.
Néanmoins il y a eu des problèmes d’organisation. Le niveau de vie de la population n’a pas été pris en compte, ce qui a limité les participations. C’est pourtant indispensable si on veut assurer une représentation importante de ceux qui travaillent, des paysans, des ouvriers, des femmes, des étudiants, des chômeurs. Cette distorsion est due à des erreurs commises au niveau du comité kényan. Elle est aussi le fait du Forum social africain et du comité international des FSM. Il n’y a pas eu suffisamment d’interaction entre les différents comités. Sachant les difficultés auxquelles font face les Kényans, il aurait fallu être plus vigilant et les soutenir pour pallier les faiblesses. Nous avons été un peu nonchalants.
Par ailleurs, il y a eu une trop grande diversité des thèmes abordés et une préparation insuffisante sur les sujets trop répétitifs proposés par les organisations participantes. Il aurait sans doute fallu les regrouper. La tentative de faire des ateliers co-organisés le dernier jour n’a pas fonctionné. Les quelques jours du Forum ne suffisent pas pour parvenir à ces regroupements.
Enfin, il faut revoir notre espace démocratique. Les ONG qui ont de l’argent monopolisent l’espace au détriment de celles qui n’en ont pas. Ce problème a été particulièrement patent ici, où les stands étaient facturés 500 euros. C’est d’autant plus un souci que nombre de ces ONG ne sont pas neutres politiquement, beaucoup travaillent surtout à mettre un pansement sur la plaie pour empêcher le peuple d’exprimer sa colère. Beaucoup sont également liées aux États-Unis. Comment collaborer avec elles quand on lutte contre le néocolonialisme et l’impérialisme ?
Néanmoins, il ne faut pas que nous nous laissions décourager par ces difficultés. Nous devons améliorer les choses mais il ne faut pas oublier qu’à travers le temps et l’espace, le Forum a permis de construire des alliances, des luttes communes. Le FSM a un avenir parce que les contradictions du monde et la situation politique internationale nous obligent à forger des nouvelles alliances de lutte et de combat. Quelles que soient les critiques, le Forum doit continuer. Mais on doit travailler pour qu’il devienne plus populaire. Si nous ne voulons pas qu’il reste un club de convertis et de convaincus ne s’adressant qu’à eux-mêmes, il faut accroître la participation des classes les plus touchées par la mondialisation. C’est un défi à relever. Avec toutes ses contradictions, le FSM a permis de faire avancer les choses, maintenant il faut qu’il reprenne sa couleur populaire.
« Encore plus ouvert sur les autres »
Par Chico Whitaker, fondateur du Forum social de Porto Alegre.
Propos recueillis par Charlotte Bozonnet
« Ce FSM de Nairobi confirme que l’on peut continuer à créer des espaces dans le monde entier pour que les gens puissent échanger, trouver des convergences, articuler de nouvelles actions. Aujourd’hui, la question est de savoir si nous lançons dès 2008 une grande mobilisation internationale au moment de Davos avec des activités de différents types dans le monde entier. Le prochain FSM aurait alors lieu en 2009.
Quoi qu’il en soit, il faut assurer la continuité de la démarche des forums, qui est très riche. On a prouvé qu’il est possible de l’étendre à d’autres continents, comme on l’avait déjà fait en Inde, et maintenant en Afrique. Ce forum à Nairobi a permis d’intégrer dans l’ensemble altermondialiste des mouvements africains qui n’y étaient pas avant. C’est une immense avancée pour le processus de renforcement du mouvement. Et c’est exactement le rôle que doit jouer le forum en tant qu’espace ouvert.
Depuis 2001, les forums ont évolué. Nous avons commencé par dénoncer, puis nous sommes passés à l’étape des propositions d’alternatives, mais encore sur un plan théorique. À Nairobi, nous avons introduit une nouveauté méthodologique : le quatrième jour de travail a été réservé à la présentation des actions que chaque organisation ou coalition va développer pendant l’année 2007. Ainsi, 21 « petits » forums ont eu lieu sur différents thèmes. L’après-midi, une séance a permis une mise en commun. C’est une expérience très réussie que l’on espère réitérer dans les prochains forums.
Le forum est l’instrument qui permet aux mouvements d’approfondir leurs actions, mais pas pour devenir lui-même un mouvement. À partir du moment où l’on accepte l’idée qu’il est un espace ouvert, il ne peut pas fonctionner comme un mouvement, c’est à dire avec des dirigeants, des stratégies propres et des militants. Ce serait une autre démarche. Or, la démarche des forums, c’est d’être un espace. C’est pourquoi, par exemple, il n’y a pas de document final. Vu la diversité des propositions et le nombre des participants, il serait impossible d’en faire un qui engage tout le monde.
Ce qui va influencer les décisions des gouvernements, c’est l’action des mouvements qui participent à cet espace. Le forum est un moment privilégié où des gens très diversifiés, de tout type d’action et d’organisation, peuvent réfléchir à la façon dont ils peuvent influencer plus fortement les décideurs. Prenez l’exemple du réchauffement climatique. Le FSM est un espace où ceux qui sont conscients de ce problème peuvent montrer aux autres qu’il faut agir. C’est là l’effet que doit avoir le forum. Le but n’est pas que chacun continue son chemin sans prendre en compte les autres propositions, ou les problèmes que d’autres soulèvent. Je pense que le forum doit maintenir sa nature d’espace ouvert et l’améliorer en s’élargissant de plus en plus. Un exemple très précis : cette fois-ci, en Afrique, on a introduit des activités co-organisées qui mettaient la lumière sur les problèmes africains. C’est un début : pour le prochain FSM, dont on ne sait pas encore où il aura lieu, peut-être en Asie, on pourra améliorer cet aspect de la méthode. Voila l’évolution que doivent connaître les forums : être un instrument chaque fois plus ouvert sur les autres. »
« Construire tout d’abord notre autonomie »
Par Taoufik Ben Abdallah, coordinateur du Forum social africain et membre de l’organisation ENDA.
Propos recueillis par C.B.
« Au sein du Conseil international, la position du Forum social africain (FSA), était qu’il fallait transformer le forum. Parce que sur le continent, les éléments contre lesquels nous luttons produisent des effets tous les jours, nous voulions le faire passer d’un événement à un processus plus durable, qui produise des effets de manière systématique. D’où l’idée de mettre en place, à la fin de ce forum de Nairobi, des convergences thématiques qui permettent à des groupes ou à des coalitions de mener des actions, des campagnes, des mobilisations, jusqu’au prochain forum. Nous sommes fiers que cette idée ait été acceptée. De plus, le fait que le forum se soit déroulé en Afrique a généré une large mobilisation au niveau continental. Cela aura des impacts importants aussi bien sur le plan interne que sur le plan international. À partir de maintenant, il faudra compter avec l’Afrique et les mouvements africains, ce qui va influencer les types et les cadres d’action qui se mettront en place. Il faudra négocier davantage avec les Africains et les intérêts des plus vulnérables, de ceux qui ne participaient pas beaucoup jusque-là au processus des FSM, seront plus pris en compte. Au niveau continental, la sensation de ne pas être seuls, que nous a apportée Nairobi, devrait permettre une prise de risques accrue sur le plan politique vis-à-vis de nos gouvernants. Désormais, les mouvements africains sont certains de pouvoir bénéficier de solidarités extérieures pour mener leurs actions et en limiter les retombées négatives.
À l’avenir, nous allons continuer notre action en insistant sur la nécessité de dégager des perspectives politiques plus précises en travaillant sur les convergences qui existent entre les régions, les thématiques et les luttes. Tout cela participe de la construction d’une sorte de démocratie transcontinentale dans laquelle la société aurait enfin une voix par rapport aux institutions et aux problèmes du continent. Techniquement, cela implique une interrogation pour savoir s’il faut continuer à envisager le Forum comme un évènement dont on élargirait encore les bases nationales et thématiques ou s’il faut faire du Forum continental un espace d’évaluation et de relance des actions en cours. Tout en continuant d’enraciner le Forum, il nous faut en redéfinir les orientations, pour pouvoir se donner de nouveaux objectifs, ainsi que les moyens de les atteindre.
Pour y parvenir, il nous faut évaluer le chemin déjà parcouru pour créer ce cadre commun qu’est le FSA. Et une des questions qui se posent est celle des rapports avec les autres mouvements notamment sur le plan financier. Il a été pour nous douloureux de constater que la mise en place d’un cadre global au niveau continental a remis en cause les intérêts d’un certain nombre d’acteurs extérieurs qui agissent sur le continent. Sans que cela soit clairement exprimé, nous avons constaté une sorte d’affrontement entre le désir de mettre en place cette dynamique globale en lui assurant un minimum d’autonomie et la difficulté, pour ceux qui ont l’habitude de travailler en Afrique, de redéfinir leur façon d’intervenir et leurs relations avec les mouvements africains. À cette occasion on a vu certains mouvements exercer des chantages, des tentatives de manipulation sur des organisations africaines vulnérables parce que dénuées de ressources. Ce manque de moyens nous oblige à utiliser toute notre énergie, tout notre temps à négocier pour obtenir des appuis, sans jamais pouvoir rien planifier. Nous sommes toujours contraints de mendier. Aussi, dans notre contexte la chose la plus importante à construire est notre autonomie. Cela implique que, sans nous enfermer, nous soyons capables de planifier nos actions selon nos propres perceptions des situations africaines. »