Ils sont deux jeunes hommes et une femme en sari bleu à braver la fournaise de l’après-midi pour arpenter l’immense allée bordée de part et d’autre de 62 sculptures d’éléphants géants. Avec son mémorial, ses statues de granit et ses esplanades dallées de marbre, le parc d’Ambedkar dote Lucknow, la capitale de l’Etat indien de l’Uttar Pradesh, d’un décor unique en son genre, digne d’un péplum. Sa grandiloquence géométrique contraste avec les vestiges raffinés mais rongés par l’humidité et la végétation de son passé musulman – du temps des nababs perses – puis britannique. Fierté des dalits, anciennement appelés « intouchables » en raison de leur prétendue impureté, le gigantesque parc a été construit entre 1995 et 2009 en l’honneur d’Ambedkar, leader dalit et père de la Constitution indienne de 1947, qui a proscrit, en principe, la discrimination de caste. A l’initiative de Kumari Mayawati, la plus célèbre responsable politique dalit d’Inde, qui se veut son héritière.
Chef du Bahujan Samaj Party (BSP), elle fut quatre fois dirigeante de l’Uttar Pradesh entre 1995 et 2012, et fait partie des premiers ministres potentiels en cas de victoire de l’opposition aux élections générales indiennes qui se déroulent du 11 avril au 23 mai. « Ce serait fantastique si elle devenait première ministre », réagit l’un des jeunes du trio, à l’ombre d’un éléphant géant. Anurag Jaswar, 23 ans, a une formation en technologie. « Je suis dalit, on vient tous les trois de loin, et c’est une obligation de visiter le parc, il me rend fier », lâche-t-il. « Et puis quand on est là, on se sent libres de parler, c’est une claque dans la figure des hautes castes. » Le premier ministre, Narendra Modi, est certes lui-même issu de caste inférieure, fait-on remarquer. « Mais il ne se bat pas pour elles ! », rétorque Anurag.
Les dalits sont tout en bas d’un système de castes qui compte des milliers de subdivisions. Ils continuent d’être contraints par toutes sortes de tabous, surtout dans les campagnes, comme de monter à cheval, malgré les politiques de discrimination positive entreprises en faveur de la catégorie des « castes et tribus répertoriées » (appellation officielle des dalits) et celle des « autres classes arriérées » (c’est-à-dire les castes inférieures de la société indienne), par le biais de quotas dans les administrations et les institutions. Non sans calculs électoralistes : les partis politiques ont tous cherché à puiser dans les réservoirs de voix des plus défavorisés – les dalits représentant à eux seuls presque 20 % de la population indienne. Considéré comme un parti de haute caste, le Parti du peuple indien (BJP) de Narendra Modi a lui aussi coopté certains chefs de communautés de basses castes de l’Uttar Pradesh, qu’il a désignés comme candidats. Chantre de la suprématie ethnique et religieuse hindoue, le parti se veut un grand rassembleur des Indiens hindous au-delà des castes.
Dans la bataille des élections indiennes, l’Uttar Pradesh est un Etat-clé : le plus peuplé de l’Inde, avec plus de 200 millions d’habitants, il fournit 80 sièges, soit le plus gros contingent de tous les Etats indiens, à la Lok Sabha, le Parlement national, qui en compte 545. En 2014, le BJP de Modi a raflé la mise, remportant 90 % des sièges de l’Etat au Parlement, puis a renouvelé l’exploit à l’assemblée locale de 2017, écrasant les deux grands partis régionaux : le BSP, le parti dalit de Mayawati, et le Samajwadi Party (SP, « parti socialiste »), qui a longtemps milité en faveur des classes défavorisées, hors dalits.
« Comme si Malcom X pactisait avec le Ku Klux Klan »
Or, tous deux ont décidé d’unir leurs forces contre le BJP, après vingt-quatre ans de brouille. La première fois que le BSP et le SP se sont alliés, c’était l’année suivant l’incident du temple Ram, en 1992 : la destruction par les nationalistes hindous d’une mosquée, la Babri Masjid, prétendument construite sur le lieu de naissance du dieu Ram, dans la ville d’Ayodhya. « L’Uttar Pradesh et toute l’Inde bouillonnaient de tensions communautaires. Et le SP et le BSP ont fait front contre le BJP », explique Haider Abbas Rizvi, qui fut commissaire aux droits à l’information sous le dernier gouvernement SP de l’Uttar Pradesh, jusqu’en 2017. Mais la « reine des intouchables » brisera en 1995 ce front commun pour faire alliance… avec les extrémistes hindous. « Rendez-vous compte : c’est comme si Malcom X pactisait avec le Ku Klux Klan. Mayawati a pris le pouvoir deux fois grâce au BJP ! », siffle l’intellectuel.
Les années récentes de gouvernance BJP ont changé la donne : les opérations de police se sont succédé, au nom du retour à l’ordre après des années de gangstérisme – l’Uttar Pradesh étant connu pour ses mafias et le nombre d’armes à feu en circulation. « Il y a une certaine tolérance dans la population, quand des gangsters sont abattus. Mais les exécutions extrajudiciaires se sont multipliées. On a compté une cinquantaine de morts dans les premiers mois de gouvernement régional BJP, en 2017 », explique, sous couvert d’anonymat, un haut responsable de la police de Lucknow. Il dénonce les « milices safran » du prêtre hindou extrémiste Yogi Adityanath, un zélateur du premier ministre nommé à la tête de l’Etat en 2017. « Leurs familles disent que les morts étaient de basse caste ou bien de confession musulmane. Pour le BSP et le SP, ce sont leurs électeurs, ils se doivent de les défendre. »
L’enjeu de l’Uttar Pradesh dans les élections indiennes est tel que le premier ministre, Narendra Modi, y brigue un siège – à Bénarès, haut lieu de l’hindouisme. Deux autres circonscriptions de l’Etat sont convoitées par Rahul Gandhi, le président du Parti du Congrès, le premier parti national d’opposition, et sa mère, Sonia Gandhi – ni le BSP ni le SP n’y ont présenté de candidats contre le Congrès, leur partenaire naturel en cas de coalition. C’est enfin aussi en Uttar Pradesh qu’a fait campagne, au nom du Congrès, la petite dernière de la famille Gandhi, Priyanka, dont la ressemblance physique avec l’ex-première ministre Indira Gandhi, sa grand-mère, fascine les Indiens.
Malgré les attaques du parti de Narendra Modi, l’alliance formelle entre les deux partis rivaux de l’Uttar Pradesh semble résister. Mayawati a expliqué, dimanche 5 mai, lors d’un rassemblement du BSP dans son fief d’Ambedkar Nagar, qu’elle y briguerait un siège lors de partielles après le scrutin « si tout va bien » – entendre, si une coalition anti-Modi l’emporte. Le chef du SP, Akhilesh Yadav, s’est, lui, déclaré convaincu « que l’alliance BSP-SP donnera au pays son prochain premier ministre ». Ajoutant : « Je serais ravi qu’il soit issu de l’autre moitié de la population » – c’est-à-dire les femmes.
Les diamants de la « reine des intouchables »
Tous deux espèrent capitaliser sur la déception d’une partie des électeurs issus des classes défavorisées vis-à-vis du BJP. En 2018, des dalits de l’Inde entière sont descendus dans la rue, après que la Cour suprême a cherché à restreindre la portée des lois de « prévention des atrocités », censée permettre, depuis les années 1990, aux personnes issues de basses castes d’attaquer en justice ceux qui les discriminent, au prétexte qu’elles auraient donné lieu à des abus. Devant ce tollé, le gouvernement Modi, considéré comme favorable à cette décision, a dû s’y opposer. « Quand Mayawati dirigeait l’Uttar Pradesh, tout le monde dans le système faisait plus attention à ce que les lois soient appliquées. Nombre de personnes des basses castes estiment aujourd’hui que le système de domination des hautes castes est de retour. Et puis, ils se disent que, même si le BJP prétend soutenir le système des quotas de basses castes, son but ultime est peut-être bien de le démanteler », explique Sandeep Pandey, une figure du militantisme de terrain en Inde.
Mais la « reine des intouchables » a aussi vu, ces dernières années, son image écornée par son train de vie : « Les dalits applaudissent quand ils la voient porter des diamants. Mais le reste de la population est horrifié », explique un avocat de confession musulmane. Quant au parc aux 124 éléphants, il est ouvertement critiqué pour avoir englouti des milliards de roupies – que d’aucuns auraient préféré voir allouées à l’éducation des basses castes ou au développement des zones rurales.
Brice Pedroletti (Lucknow (Inde), envoyé spécial)