Namdas Tyagi, un ermite hindou, a mis de côté la « fusion avec la conscience cosmique » pour se jeter dans le grand bain de la politique indienne. Le sadhu, plutôt habitué à faire ses prières en plein air au bord du fleuve sacré Narmada, récite exceptionnellement ce matin-là, torse nu et dreadlocks coiffées en chignon, ses mantras dans une chambre d’hôtel remplie d’un nuage de fumée d’encens.
Avec des centaines d’autres sadhus, il est à Bhopal, la capitale de l’Etat indien du Madhya Pradesh, pour soutenir Digvijaya Singh, le candidat du Parti du Congrès aux élections générales indiennes qui se terminent dimanche 19 mai.
Tous ont planté des drapeaux safran sur un terrain vague de la ville au riche passé moghol, et ont chanté, prié, multiplié les positions de yoga sous un soleil de plomb, devant les caméras de télévision. Ils sont devenus les nouvelles mascottes du vieux parti de l’indépendance, qui cherche à se donner des allures de parti hindou.
La bataille électorale de Bhopal marque une petite révolution dans le paysage politique indien. Le Congrès ne veut plus laisser le monopole de l’hindouisme au Parti du peuple indien (BJP, nationaliste hindou, au pouvoir), quitte à mettre en sourdine sa défense du sécularisme ou du pluralisme religieux. Une inflexion particulièrement visible à Bhopal.
Digvijaya Singh, lunettes Armani et tunique blanche, a effectué avant les élections un pèlerinage de six mois le long du fleuve Narmada, considéré comme sacré chez les hindous, et il a distribué pendant la campagne des petites bouteilles d’eau de fleuve. Il a également fait référence à la figure locale du roi hindou Raja Bhoja, qui régna au XIe siècle, et fut récemment mis à l’honneur par les nationalistes hindous, élus dans cette circonscription depuis vingt ans, pour faire oublier le passé musulman de la ville.
Les musulmans ignorés
Dans la circonscription, le Congrès ne défend plus le sécularisme, mais un hindouisme respectueux de la diversité, pour s’opposer à l’hindutva, ce projet politique cher aux nationalistes qui vise à faire de l’Inde, deuxième pays musulman au monde, une nation hindoue. « Le Congrès est accusé par ses critiques nationalistes hindous de “choyer les musulmans” et pour se défaire de cette image, il s’est mis à ressembler à un parti hindou », analyse le commentateur politique N. K. Singh, basé à Bhopal.
Les musulmans, qui constituent le quart de la population de Bhopal, ont été complètement ignorés par les deux partis au cours de la campagne.
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La candidate du BJP a qualifié, jeudi 16 mai, de « patriote » l’assassin du Mahatma Gandhi en 1948
Le BJP du premier ministre Narendra Modi s’est distingué de son adversaire en poussant le curseur du nationalisme hindou à l’extrême : il a choisi, comme candidate dans cette région, une « sainte », Pragya Singh Thakur, qui s’est illustrée par sa participation présumée à un attentat antimusulman qui a fait sept morts et une centaine de blessés en 2008.
Dans l’attente de son jugement, elle a passé neuf ans en prison avant d’être libérée sous caution en 2017 pour raisons médicales. Elle a qualifié, jeudi 16 mai, de « patriote » l’assassin du Mahatma Gandhi en 1948, critiqué par les extrémistes pour avoir accepté la partition du pays, et cédé aux musulmans.
Même s’il a condamné vendredi ces propos, le premier ministre indien Modi a fait d’elle un symbole, affirmant que son investiture était une réponse à tous ceux qui accusaient des hindous d’être des terroristes, alors qu’ils appartiendraient selon lui à une « civilisation vieille de 5 000 ans » prônant la paix et l’harmonie. Une manière de suggérer aussi que les électeurs pouvaient rendre justice à la place des tribunaux, en blanchissant Pragya Singh Thakur des accusations de meurtre et de terrorisme par les urnes.
Cornaquée par le BJP, elle s’exprime cependant rarement devant les médias, se contentant d’égrainer quelques croyances obscurantistes, comme la guérison du cancer par l’urine de vache. Au siège du BJP à Bhopal, on met en avant son « dévouement pour la nation », sa « sainteté » et son « innocence ».
« Le BJP a travesti l’hindouisme »
Habillée d’une robe safran, et portant autour du cou un rudraksha, un chapelet de grosses graines réservé aux sadhus, elle sillonne ce jeudi 9 mai le quartier pauvre de Jahangirabad sur le siège arrière d’une moto. Le deux-roues offre un avantage : il permet de se faufiler dans les ruelles, et surtout de passer rapidement devant les maisons des musulmans. Pragya Singh Thakur distribue prières et bénédictions.
Au même moment, dans le quartier, une cinquantaine de paramilitaires avancent en rang, kalachnikov à la main, comme si la ville était en état de siège. Officiellement, ils sont là pour prévenir tout risque de violence lors du passage de la candidate.
Rafiq Husain, un colosse sexagénaire, les toise d’un regard inquiet. Il n’a pas vu de paramilitaires défiler devant chez lui depuis les émeutes entre musulmans et hindous, qui avaient fait 143 morts, en 1992. « Cette armée est l’armée de Modi, une armée pour les hindous et contre les musulmans », peste le propriétaire d’une laiterie qui craint une « situation explosive » si la « sainte » est élue.
Face à cette rivale novice en politique, le candidat du Congrès, Digvijaya Singh, 72 ans, ancien chantre du sécularisme, est fébrile. Il n’ose pas l’attaquer, et encore moins parler de « terrorisme hindou » comme il y était habitué. Il a depuis changé son discours : « Le terrorisme ne peut se réclamer d’aucune religion, que ce soit l’islam ou l’hindouisme. » Il laisse à ses sadhus le soin de s’en prendre à Pragya Singh Thakur.
« Le BJP a travesti l’hindouisme en le transformant en religion de la violence et en s’en servant à des fins politiques », s’agace Namdas Tyagi, avant de rappeler que, dans les temps anciens de la civilisation indienne, les prêtres s’en tenaient au rang de conseillers du prince. L’ermite est bien tenté d’user de ses pouvoirs magiques pour faire perdre Narendra Modi aux élections, avant de se raviser : « On est en démocratie, et il faut bien laisser le peuple décider. »
Ce n’est pas par hasard si Namdas Tyagi a gagné le surnom de « Computer Baba » auprès de ses acolytes. C’est, dit-il, pour « sa rapidité de pensée et d’action ». Il a vite compris qu’en ces temps-ci, la politique pouvait offrir de belles opportunités à des saints hindous comme lui, quitte à repousser à plus tard la sortie du cycle des réincarnations. Il dit n’avoir rien reçu en échange de son engagement politique, tout en reconnaissant « vivre de donations ».
« Ce sont des faux sadhus »
Nommé à un poste de ministre dans le précédent gouvernement régional du BJP, il a retourné sa veste, ou plutôt sa tunique blanche de saint, pour soutenir cette fois plusieurs candidats du Congrès. La politique est un moyen comme un autre de s’offrir une petite notoriété et de gagner du pouvoir dans l’univers très concurrentiel des sadhus.
Au siège du BJP, le responsable de la bibliothèque pousse un long soupir : « Le Congrès est allé chercher des mendiants dans la rue qu’il a déguisés en sadhus. Ce sont des faux. »
Au sein du parti du Congrès, cette nouvelle stratégie est critiquée. Certains y voient une capitulation devant la victoire idéologique du BJP, d’autres une manière de revendiquer un hindouisme de tolérance pour faire barrage à une idéologie qui se sert de la religion pour exclure et répandre la haine.
« La maison du Congrès est en feu, et on la sauve comme on peut », explique un jeune militant de l’équipe de Digvijaya Singh, qui ajoute que « le pluralisme et le sécularisme n’étaient de toute façon défendus que par l’élite, le leadership du Congrès, beaucoup moins par la base ». Lors de cette campagne électorale à Bhopal, une certaine idée de l’Inde est morte. « La Constitution défend le pluralisme, mais sur le terrain et dans la vie de tous les jours, c’est le majoritarisme [hindou] qui règne », conclut amèrement l’historien Ramachandra Guha.
Julien Bouissou (Bhopal (Inde), envoyé spécial)