Uri Avnery est un militant pour les droits de l’homme à la réputation respectable. Il lutte, écrit, publie et fait campagne pour les droits des Palestiniens depuis quelque 60 ans. Il s’est tenu sur les barricades politiques et a fait front devant les bulldozers pour défendre les Palestiniens contre les abus de l’armée israélienne. Ses articles, ses livres et sa revue dénonçaient la saisie par Israël de la terre palestinienne alors que la plupart des « nouveaux historiens » ne savaient pas encore écrire.
Il a même dénoncé la discrimination légalisée à l’encontre des Israéliens palestiniens en termes intransigeants et a appelé Israël à devenir « un Etat pour tous ses citoyens » alors même qu’il y a toujours une grande majorité de Juifs (par exemple, voir son texte récent Qu’est-ce qui fait courir Sammy ?). En tant que fondateur du groupe pacifiste, Gush Shalom, il reste le parrain attitré du sionisme libéral et nul ne doute de sa sincérité dans son exigence pour une solution à deux Etats.
Contradictions morales des sionistes libéraux
Au vu de tout cela, on peut trouver bizarre que beaucoup de gens qui militent dur pour une paix stable en Israël/Palestine jugent Mr Avnery si immensément irritable. Cela vient de ses contradictions morales, si courantes dans le sionisme libéral : c’est-à-dire que tout en se donnant une attitude morale inébranlable face aux actes racistes contre les Palestiniens, il prend l’attitude opposée en considérant qu’Israël a le droit de préserver son « caractère juif », cela aux dépens des droits des Palestiniens. Pour Israël, il est pourtant évident que le maintien d’une majorité juive « dominante », essentielle pour préserver son « caractère juif », exige de mettre en œuvre un ensemble de pratiques racistes, telles qu’un immense mur pour se préserver de toute mixité et tel que l’opposition au retour des Palestiniens exilés.
Les sionistes libéraux qui collent aux analyses de Mr Avnery trébuchent invariablement sur cette erreur morale dans leur raisonnement. Ils veulent que l’occupation cesse, trouvent l’oppression des Palestiniens moralement odieuse, certains vont même jusqu’à penser que la discrimination à l’encontre des Arabes palestiniens doit cesser. Mais ils ne veulent pas que cesse le statut d’Israël en tant qu’Etat gouvernant pour un seul groupe ethnique. Ils donnent donc leur aval à quelque discrimination suffisamment essentielle pour que soit préservée la majorité juive en Israël, particulièrement en empêchant à jamais le retour de ces Palestiniens expulsés dans ce qui est maintenant Israël. Dans cette idée, même pour Israël c’est moralement possible - un « miracle » comme le disait récemment David Grossman - ou ce serait possible si ses dirigeants n’avaient pas stupidement trébuché sur l’occupation militaire après la guerre de 1967.
Cette énigme débouche sur un désordre moral. Alors que les vociférations de racistes comme Avigdor Lierberman sur le nettoyage ethnique sont jugées repoussantes, le nettoyage ethnique qui autrefois a donné naissance à Israël est considéré comme acceptable - un retournement de la violence de la guerre qui a été (on n’a jamais expliqué comment) moralement assimilé. La solution avec cette approche n’est pas de payer pour ce crime fondateur mais tout simplement de chercher la stabilisation de l’Etat juif, comprise le plus souvent comme le remède à la crainte israélo-juive d’une agression ou d’un anéantissement. Admettant qu’un minimum de justice est exigé pour réaliser cette « paix », l’objectif sioniste libéral vise alors à créer à côté un Etat palestinien (avec la prudence de le démilitariser bien sûr et pas nécessairement situé à l’intérieur de la Ligne Verte de 1948).
Il faut une sorte particulière de dénégation pour rester sur cette vue du monde, surtout après la parution d’écrits récents comme « Le nettoyage ethnique de la Palestine » d’Ilan Pape, qui met bat l’illusion rassurante que le nettoyage ethnique par Israël n’était qu’une vicissitude de la guerre. Ce n’est pas surprenant en soi : les mythes nationalistes sont partout destructeurs, doucement. Mais Mr Avnery n’entre pas dans une catégorie classique. Il a mis à jour autrement les crimes sionistes et avant n’importe qui. Mais sans rien perdre pourtant de son affection pour l’Etat juif ni de son dévouement pour garder une majorité juive à Israël, en Israël. Il sait que, en 1948, les troupes sionistes ont terrorisé impitoyablement et expulsé des centaines de milliers de Palestiniens sans défense de leurs villages et les ont jetés hors de leur pays. Mais il croit que le processus pour préserver la société israélo-juive qu’il chérit, non seulement permet mais octroie l’autorité morale pour leur interdire de revenir.
Israël et apartheid
C’est avec cette confusion de dogmes contradictoires que Mr Avnery a abordé l’accusation d’ « apartheid » dans la publication récente du livre de l’ancien Président Carter. Dans un article paru le 23 janvier sur Counterpunch « Israël et l’apartheid », Mr Avnery rejette tout enseignement en faveur d’une solution à un Etat en Israël/Palestine que peut susciter une telle comparaison avec l’apartheid.
L’argument de Mr Avnery pour s’opposer à l’analogie avec l’apartheid n’est pas de dire que la politique de l’Etat israélien envers les Palestiniens ne serait pas raciste. Il admet que l’occupation est raciste, que les colonies, comme le mur, sont en train de créer un Etat palestinien de bantoustans. Il approuve le terme d’ « apartheid » pour qualifier la politique israélienne en Cisjordanie. Il avance également une vérité d’ailleurs incontestable : beaucoup de gens traitent de la comparaison d’Israël avec l’Afrique du Sud trop superficiellement et en faisant des erreurs de logique. (Sa comparaison avec l’« Esquimau » qui veut mâcher de la glace fondue est une référence désagréablement archaïque pour l’Inuit mais elle marque un point). Cette attention, nous l’approuvons : de véritables différences distinguent Israël de l’Afrique du Sud et elles exigent d’être prises soigneusement en considération.
Mais l’analyse propre à Mr Avnery comprend des erreurs logiques et factuelles flagrantes, provenant en partie d’un malentendu fondamental sur ce qu’était l’apartheid et sur la façon dont il fonctionnait. Il semble penser que l’apartheid était une version poussée à l’extrême des lois Jim Crow aux Etats-Unis, en ce que les Noirs étaient des êtres subalternes tout en étant intégrés dans la société blanche. En réalité, l’apartheid était un système de domination raciale basé de façon cruciale sur la notion de séparation physique. La doctrine, la politique, et la psychologie collective des systèmes israéliens et sud-africains étaient beaucoup plus semblables qu’il ne le reconnaît et il est vital de s’en expliquer clairement.
Le principal argument de Mr Avnery émane d’une idée fausse plus profonde. Il soutient qu’une campagne pour une unification du style Afrique du Sud en Israël/Palestine ne ferait que déclancher un nouveau nettoyage ethnique, l’anxiété juive agressive devant la « menace démographique » (trop de non juifs) poussant les réactionnaires israéliens à expulser la population palestinienne toute entière. Pourtant, il considère que c’est un risque spécifique à Israël ; pour lui, il n’aurait pas existé en Afrique du Sud : « Aucun Blanc n’aurait rêvé d’un nettoyage ethnique. Même les racistes avaient compris que le pays ne pouvait pas exister sans la population noire. ».
Pourtant, un dispositif essentiel de l’apartheid était bien le transfert forcé de la population. Des livres réputés ont été écrits sur le déplacement forcé de centaines de milliers de personnes de leurs maisons et de leurs terres pour tenter de créer une « Afrique du Sud blanche », dans laquelle les Noirs ne seraient admis qu’au titre de « travailleurs immigrés ». La politique de « déplacements forcés » pour « blanchir » l’Afrique du Sud a été si énorme qu’on ne saura probablement jamais combien de personnes ont été réellement déplacées ; les opérations de « nettoyage ethnique » ont été bien plus rationnelles qu’aucune de celles tentées en Europe de l’Est. Si Mr Avnery pense que l’apartheid ne fut rien d’autre qu’un transfert de population, il n’a pas compris, et de loin, ce qu’a été cet apartheid.
Mr Avnery soutient son analyse erronée en avançant 4 raisons selon lesquelles une comparaison avec l’apartheid ne pourrait conduire à une solution en Israël/Palestine. Premièrement, il dit que le consensus pour une solution à un Etat existait en Afrique du Sud. Les Noirs et les Blancs, argumente-t-il, « étaient d’accord, l’Etat d’Afrique du Sud devait demeurer intact - la question était seulement de savoir qui doit le diriger. Presque personne n’a proposé la partition du pays entre Noirs et Blancs. ».
C’est une erreur fondamentale. La séparation territoriale des Noirs et des Blancs était le point central de la politique officielle d’apartheid, au moins jusqu’en 1985 - c’est-à-dire pendant plus de quatre décennies. Cette politique était axée sur l’objectif que les Blancs possèdent à eux seuls 87% de l’ensemble des terres et que les Noirs n’y seraient que tolérés et sans aucun droit. A la fin des années 1970, par exemple, un ministre éminent déclarait au Parlement sud-africain que par la suite, « il n’y aurait plus aucun Sud-africain noir ». Un élément de cette politique était la création de prétendues « patries noires » qui n’auraient donné qu’une « indépendance » factice mais qui auraient permis de faire remarquer à leurs « citoyens » qu’ils n’étaient plus Sud-africains - c’est ainsi que la politique israélienne en faveur de « deux Etats » assure une « patrie » aux Palestiniens aujourd’hui. Reconnaître que l’Afrique du Sud devait rester un pays unique fut une conséquence de l’échec de l’apartheid, non un dispositif du système.
Deuxièmement, Mr Avnery prétend que, alors que la séparation raciale en Afrique du Sud était un but des Blancs universellement rejeté par les Noirs, en Israël/Palestine les deux peuples veulent deux Etats séparés. « Notre conflit oppose deux nations différentes, avec des identités nationales différentes, chacun attribuant la plus grande valeur à un Etat national qui serait le sien. » Il affirme que seul une infime minorité radicale de chaque côté veut un seul Etat. Du côté juif, dit-il, ces radicaux sont les colons religieux fanatiques qui exigent toute la Cisjordanie. Du côté palestinien, les rejectionnistes sont « les fondamentalistes islamiques (qui) croient également que le pays tout entier est un « waqf » (un bien religieux) qui appartient à Allah, et donc ne peut faire l’objet de partition. »
Ces appréciations péremptoires sur chacune des situations ne tiennent pas. D’abord, les Sud-africains noirs n’étaient pas si monolithiques dans leurs opinions. L’ANC défendait l’unification et la démocratie mais des factions de la population noire d’Afrique du Sud acceptaient l’idée de « patries ». La plus connue était le parti « Inkatha Freedom » dans la province de KwaZulu, mais d’autres groupes embrassaient aussi cette politique de patries pour le pouvoir et les affaires qu’ils pouvaient en tirer - tout comme le Fatah adopte l’ « Etat » tronqué proposé par Israël aujourd’hui. Oui, la grande majorité de l’opinion noire rejetait les « patries » séparées. Sauf la petite partie de la société noire qui sentait qu’elle avait quelque chose à gagner avec les « patries ».
L’opinion palestinienne n’est pas davantage si homogène. Des sondages réalisés par des médias à Jérusalem et par le Centre de communication de 2000 à 2006 ont montré qu’il existe un soutien palestinien pour une solution à deux Etats (on parle d’un Etat palestinien indépendant en Cisjordanie et dans la Bande de Gaza) mais à hauteur seulement de 50/50. L’adhésion à l’idée d’un Etat palestinien sur toute la Palestine atteint entre 8 et 18%. Mais notons que le soutien à un seul Etat « binational » sur tout le territoire Israël/Palestine tourne obstinément entre 20 et 25% - un chiffre étonnement élevé étant donné que cette option pour un Etat n’est pas débattue publiquement chez les Palestiniens. (La raison de ce silence n’en est pas que l’unification serait impopulaire, mais le débat minerait les bases d’une existence « provisoire » de l’Autorité palestinienne et il est par conséquent politiquement très sensible). Si le quart des Palestiniens soutiennent une solution à un Etat, y compris dans ces conditions difficiles, il n’est pas déraisonnable de penser, comme le font de vieux activistes palestiniens comme Ali Abunimah (auteur d’un nouveau livre Un pays), qu’un plus large soutien palestinien pour l’unification se manifesterait si les conditions étaient plus favorables. Il faut noter aussi que, dans ces mêmes sondages, le soutien palestinien à un Etat islamique représente environ 3%. En clair, un soutien de 25% des Palestiniens pour un Etat unifié ne peut pas être réduit, comme le propose Mr Avnery, à un radicalisme islamique.
Troisièmement, Mr Avnery pointe la différence des démographies dans les deux conflits. En Afrique du Sud, une minorité blanche de 10% règne sur une majorité noire de 78% (y compris les métis et les Indiens), alors qu’en Israël/Palestine, les populations juives et palestiniennes sont à peu près à égalité, avec 5 millions de chaque côté. Mais il n’en tire aucune conclusion... et alors ? L’argument qui prétend ne rien tirer de cette comparaison tombe de deux manières. D’abord, sur le plan moral. L’oppression change-t-elle qualitativement du fait que la répartition de la population entre l’oppresseur et l’oppressé n’est pas la même ? N’aurait-ce plus été un apartheid si la population blanche avait représenté la moitié de la population ? Ensuite, sur le plan de la logique politique. Il est certain que la « menace » ressentie par les 10% de Blancs en Afrique du Sud devait être plus forte que la « menace » arabe palestinienne que craignent actuellement les 50% environ de juifs israéliens. On n’est pas étonné que la crainte d’être « envahi » par une large majorité noire était fréquemment évoquée par les partisans de l’apartheid, comme raison logique pour continuer à nier les droits des Noirs. Pourtant, les juifs israéliens sont bien mieux placés pour conserver leur pouvoir politique et économique en Israël que ne l’étaient les Blancs (surtout les Afrikaners) en Afrique du Sud.
Quatrièmement, Mr Avnery soutient que l’unification en Afrique du Sud a été guidée par une interdépendance économique raciale. « L’économie sud-africaine était basée sur le travail des Noirs et n’aurait probablement pas pu exister sans lui. » Dans ses phases initiales, l’apartheid avait essayé de réduire au minimum la dépendance à l’égard des Noirs, tentant de reléguer aux Noirs les seules besognes subalternes. Les Africains noirs n’avaient pas le droit de prendre un travail réservé aux Blancs (ni aux Indiens ni aux « métis »). Il y avait par exemple interdiction stricte pour les Noirs de travailler comme artisan à l’extérieur des patries réservées. Le système a commencé à se dénouer vers la fin des années 1960 quand l’économie a manqué de Blancs pour les emplois de haute et moyenne qualification et que le gouvernement a été obligé de les autoriser aux Noirs. Ce changement a donné aux salariés noirs plus de poids dans les négociations et, cumulé à d’autres facteurs, il a fourni une assise bien plus solide pour une résistance organisée. Les Israéliens seront-ils forcés à quelque moment de laisser les Palestiniens revenir sur leur marché du travail ? il est difficile de le savoir. Mais même ici, les différences ne sont pas aussi saisissantes que Mr Avnery le prétend.
Boycott international
Dans ses conclusions, Mr Avnery argue du fait que la comparaison avec l’apartheid bute aussi sur la question du boycott international. « C’est une grave erreur » insiste-t-il, « de croire que l’opinion publique internationale peut mettre fin à l’occupation. La fin de l’occupation viendra quand l’opinion israélienne elle-même sera convaincue que c’est nécessaire. » Cet argument laisse penser que Mr Avnery n’a pas davantage compris comment l’apartheid a été vaincu. L’opinion des Sud-africains blancs sur l’apartheid n’a pas changé simplement parce qu’ils ont été convaincus politiquement et moralement par les manifestations de Noirs dans les rues et par leurs grèves. Elle a évolué lorsque la stratégie de ce combat difficile et sanglant a été soutenue par une pression internationale organisée laquelle comprenait le boycott des produits, de la devise, des artistes et équipes sportives d’Afrique du Sud.
Les effets économiques de ces sanctions contre l’Afrique du Sud sont toujours en débat. Mais l’effet psychologique de l’isolement international sur la capacité des Blancs sud-africains à évoluer a été immense, il fut l’un des principaux leviers qui ont fait basculer l’apartheid. Même en 1992, quand les Blancs ont été sollicités par référendum pour accepter un règlement négocié, les interviews médiatiques des électeurs ont montré que le désir des Blancs à « rejoindre la communauté internationale » en a persuadé beaucoup à accepter alors qu’ils étaient contre.
Attribuer l’ « absence d’effusion de sang » lors de cette évolution à la « sagesse de leaders » comme de Kleck et Nelson Mandela montre que l’on comprend mal comment ces personnages historiques ont pu remplir leur rôle essentiel, précisément grâce à cette effort international historique bien plus vaste. Tout comme il était impossible d’imaginer une fin négociée à l’apartheid sans un isolement international de l’Afrique du Sud, il est difficile d’imaginer qu’une solution politique au conflit palestinien trouve son application sans qu’une pression conséquente soit exercée sur Israël par le monde.
Mais il y a une erreur encore plus profonde à la base du pessimisme de Mr Avnery au sujet d’une solution à un seul Etat à partir du modèle sud-africain : il parait confondre l’Afrique du Sud que tout le monde a vu négocier en 1990 avec l’Afrique du Sud qui existait auparavant. Erreur extrêmement fréquente où on soutient que les facteurs qui ont conduit à la solution étaient des éléments immuables de la réalité sud-africaine. En réalité, le consensus politique sur la nécessité d’une unité nationale ne s’est concrétisé qu’après un long et violent combat dont l’issue victorieuse paraissait invraisemblable à la plupart des observateurs, comme cela semble être le cas actuellement pour Mr Avnery pour la société divisée d’Israël.
L’oublier, en effet, c’est effacer tous ces militants courageux qui ont combattu pendant des décennies pour le principe d’une unité nationale, parfois au prix de leur vie. En fait, les Sud-africains ne se sont jamais retrouvés sur l’idée que le pays devait être partagé - beaucoup de Blancs rejettent cette notion aujourd’hui. C’est en partie pourquoi, jusque dans les années 1980, de nombreux commentateurs érudits et « experts » sur l’Afrique du Sud ont continué de dire que le conflit était insurmontable et qu’une société partagée était impossible, avançant des arguments qui sont repris et répétés pour le cas palestinien.
Il faut admettre clairement que ceux qui croient que la partition est la seule solution agissent comme si le monde ne devait jamais changer. Mais il change, il a changé sous l’apartheid. Il changera aussi en Palestine.