Mohammed Mahdi Ahmed, retraité de 72 ans, fait la queue devant la Bank of Khartoum pour retirer de l’argent au guichet automatique. C’est désormais un spectacle courant dans la capitale soudanaise, en proie à une crise de liquidités et aux remous de la révolution soudanaise. Depuis quelques jours, les banques ne délivrent plus que de petites sommes en liquide – environ 40 dollars pour les rares chanceux –, jusqu’à ce que leurs distributeurs soient à sec. Sur le trottoir d’en face, une autre file progresse lentement devant la Farmers Commercial Bank, puis se disperse lorsque les machines sont à court de billets.
“Je suis là depuis 7 heures du matin”, soupire Mohammed, qui, comme beaucoup de ceux qui attendent, est contraint d’emprunter du liquide à des proches pour survivre durant la crise politique qui secoue le Soudan depuis des mois. Non que ces gens n’aient pas d’argent, au contraire. Le problème vient de la Banque centrale, qui n’a pas approvisionné les agences bancaires en billets, empêchant ainsi les clients de disposer de leurs fonds.
Pénurie de devises étrangères
“Nous souffrons tellement, ajoute le vieil homme. Il y a ici des gens qui ont 20 000 livres [environ 400 euros] sur leur compte. Des gens qui ont besoin de retirer de l’argent, et qui doivent maintenant venir tous les jours pour espérer en récupérer un peu. Je suis déjà venu hier, j’ai glissé et je me suis fait mal au dos en tombant.”
La crise ne date pas d’hier. Beaucoup de distributeurs ont commencé à s’épuiser dès novembre, alors que le gouvernement tentait désespérément d’empêcher l’économie de s’effondrer en dévaluant fortement la monnaie et en imposant des mesures d’austérité d’urgence, un mois avant le début de la crise politique et des manifestations [le 19 décembre] qui ont précipité la chute de l’ancien dictateur Omar Al-Bachir le 11 avril.
La crise des liquidités trouve son origine dans des problèmes économiques plus anciens et plus complexes, à commencer par la pénurie de devises étrangères qui frappe le pays depuis qu’il a perdu les trois quarts de sa production pétrolière, lorsque le Soudan du Sud a fait sécession, en 2011. Cette crise de liquidités, qui dure depuis cinq longs mois, se fait maintenant durement sentir, et ce en dépit des 3 milliards de dollars d’aide financière promis par l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis pour tenter de contenir l’impact délétère de la crise économique dans laquelle est plongé le Soudan.
Flambée de l’inflation
Ses effets se font toutefois surtout ressentir à l’échelle individuelle. “Je n’ai pas pu retirer le moindre billet depuis deux mois”, se plaint Abdoul Rahman Kama, qui fait la queue depuis quatre heures.
“J’avais besoin de tirer de l’argent pour payer un traitement médical. Je peux sortir 2 000 livres soudanaises [environ 40 euros] aujourd’hui, mais ça ne suffira pas. Je vais devoir revenir plusieurs fois. J’ai absolument besoin de récupérer mon argent, parce que j’ai emprunté à des proches parents et je ne sais pas si je vais pouvoir les rembourser.”
Certains affirment que cette pénurie de billets a provoqué des problèmes inattendus dans une économie où les gens vendent ce qu’ils possèdent pour joindre les deux bouts. Pour les biens les plus coûteux, comme l’immobilier et les voitures, il y a maintenant deux prix : un, moins cher, pour ceux qui peuvent payer comptant, et un autre, plus élevé, pour les règlements par chèque, car la confiance dans le système bancaire a été sérieusement érodée.
Si certains sont convaincus que l’argent a été volé, en réalité la plupart des problèmes sont dus à l’impéritie de l’ancien régime. “La perte des revenus du pétrole a conduit le gouvernement à monétiser le déficit budgétaire, ce qui a provoqué une spirale inflationniste et l’épuisement des réserves de change, puisque la Banque centrale maintenait un taux de change surévalué”, soulignaient en avril Jonah Rosenthal et Garbis Iradian, économistes de l’Institut international de la finance (IFI), association mondiale des grandes banques dont le siège est à Washington. Quand [en octobre dernier] la Banque centrale a décidé de dévaluer la livre soudanaise de 40 %, elle a déclenché une flambée de l’inflation, facteur déterminant du mouvement de contestation qui a fait tomber Al-Bachir au terme de trente ans de pouvoir.
Or cette crise économique est encore loin d’être terminée, et elle pourrait avoir des conséquences plus dramatiques.
Manifestation pour la démocratie
Ceux qui font la queue devant la Bank of Khartoum ont pour ainsi dire de la chance, car de l’autre côté de la rue, en milieu de matinée, les guichets automatiques de la Farmers Commercial Bank n’avaient déjà plus de billets. “Ils disent qu’ils ont mis 200 000 livres dans le distributeur”, explique Salah Abdul Latif, un ingénieur arrivé trop tard, après avoir déjà vainement attendu devant un autre distributeur, qui a été vidé avant même qu’il ne puisse retirer quoi que ce soit.
Notre conversation avec Salah est brièvement interrompue par le tumulte d’une manifestation pour la démocratie qui passe dans la rue.
“Jusqu’à présent, je me débrouillais en empruntant à gauche à droite, mais j’ai besoin d’argent pour payer mes ouvriers et acheter du matériel pour mon entreprise. À cause de cette pénurie de liquidités, plus personne ne peut travailler”, déplore-t-il. Et le ramadan commence, ajoute-t-il, se demandant comment les gens trouveront de l’argent pour fêter dignement l’Aïd et acheter des habits neufs aux enfants, comme le veut la tradition.
“J’avais un peu d’économies en dollars et en riyals saoudiens et, voyant que la valeur de la livre soudanaise baissait, je me suis dit que c’était une bonne idée de les mettre à la banque”, poursuit-il, la mine déconfite. “Mais c’était une mauvaise idée, car maintenant je n’arrive plus à récupérer mon argent.”
Peter Beaumont
Zeinab Mohammed Salih
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