C’est la nouvelle tendance : les Russes achètent leurs cadeaux à crédit. Ces dames se sont endettées le 23 février [Journée du défenseur de la patrie, considérée comme la fête des hommes] pour faire plaisir à ces messieurs. Qui à leur tour ont contracté le 8 mars [Journée internationale des droits des femmes] 250 000 crédits pour un montant total de 2 milliards de roubles [27 millions d’euros].
À quoi ont donc servi ces sommes folles ? La moitié des hommes prévoyaient d’offrir des produits de beauté, 15 % d’inviter l’élue de leur cœur au restaurant, 10 % de lui acheter une carte cadeau, 9 % de l’électroménager, etc. Il y a quelques mois, le nouvel an avait créé une situation similaire, et beaucoup de citoyens avaient réveillonné à crédit.
Les revenus n’ont cessé de diminuer
Natalia Zoubarevitch, chercheuse à l’Observatoire des revenus et du niveau de vie de l’École des hautes études en sciences économiques, voit là un phénomène nouveau : “Les gens ont tenu bon en 2015, ils ont résisté en 2016. En 2017, on a observé une hausse rapide de l’endettement. Le volume de crédits octroyés aux ménages a augmenté de 35 % en 2018, pour un endettement privé qui a atteint 14 900 milliards de roubles [200 milliards d’euros] fin 2018. Les ménages ont continué de consommer grâce au crédit, tandis que les revenus n’ont cessé de diminuer.
“Ce qui est une situation à haut risque, car comment rembourser ? Pour l’instant, le taux de défaillance est bas, 1,1 % pour les prêts immobiliers et 8 % pour les crédits à la consommation.”
Une telle situation est inhabituelle pour la Russie. Selon les experts, le pays n’a jamais connu une telle hausse des prêts. D’après l’Association des banques de Russie, 49 millions de citoyens vivraient aujourd’hui à crédit, soit plus de la moitié de la population active. Les crédits à la consommation représentent 46 % du volume de l’endettement, les crédits immobiliers 43 % et les crédits auto 11 %.
Le niveau d’endettement des Russes est devenu en quelques semaines un problème national, dont les législateurs se sont saisis sans attendre.
Les gens ont envie de vivre mieux
La semaine dernière, le président de la Commission chargée des marchés financiers de la Douma, Anatoli Aksakov, a annoncé la préparation d’un projet de loi concernant la limitation du poids de l’endettement des ménages. L’idée serait d’interdire la souscription de nouveaux crédits aux foyers qui consacrent déjà plus de 50 % de leurs revenus mensuels aux remboursements. Le projet de loi sera présenté cet été et pourrait être voté avant la fin de l’année.
Pourquoi cette augmentation de 35 % des crédits à la consommation a-t-elle activé le signal d’alarme ? Constantin Korichenko, ancien vice-président de la Banque centrale (2002-2008), y voit plutôt un motif d’optimisme : “La hausse des crédits à la consommation depuis deux ans s’explique par le fait que les gens sont moins inquiets quant à l’état de notre économie.Ils ont de nouveau envie de vivre mieux et d’acheter des biens durables.
“Mais dans le même temps, les revenus continuent de baisser. Les gens n’hésitent donc pas à acheter à crédit lorsque c’est possible.”
Natalia Akindinova, directrice de l’Institut du développement de l’École des hautes études en sciences économiques, souligne que l’année passée a marqué un point de rupture : les gens ont changé de mode de consommation. “À d’autres périodes, nous observions plutôt un modèle de consommation fondé sur l’épargne : économiser d’abord, puis acheter, constate-t-elle. L’année dernière, le niveau d’épargne a brusquement chuté et le modèle de comportement a basculé vers l’emprunt : acheter maintenant, payer plus tard. Le volume des crédits augmente donc plus vite que celui de l’épargne.
“Nous nous sommes mis à économiser moins pour dépenser plus. Il ne s’agit pas d’un phénomène extraordinaire. Au contraire, c’est une pratique courante dans tous les pays développés.”
Pour comprendre la gravité de la situation, il faut comparer le volume des dépôts bancaires et celui des prêts accordés à la population. D’après Alexeï Vedev, vice-ministre du Développement entre 2014 et 2017, la norme internationalement admise est de 60/40. Nous n’avons connu un tel rapport qu’en 2005, année particulièrement prospère. Durant les années de crise, on est passé à 20/80. Aujourd’hui, la situation n’est pas critique : la part des crédits est de 55.
Bien plus importants et dangereux sont les retards de remboursement, les mauvais crédits et les défauts de paiement. D’après Evguenia Lazareva, responsable du projet “Pour les droits des emprunteurs” du Front populaire panrusse, ils ne représenteraient que 7 % du volume total des emprunts.
La situation est-elle critique ?
“D’après les statistiques des banques, les défauts de remboursement ont sensiblement diminué ces derniers temps. Les années 2015-2016 ont été bien plus inquiétantes avec un taux de défaut de près de 10 %. Sur les quatre dernières années, la situation s’est au contraire stabilisée avec la sortie de la crise et le retour à la croissance, même faible.”
Comment alors évaluer la situation ? Est-elle critique ou pas encore ? “Si les emprunts dépassent 50 % des revenus annuels de l’emprunteur, la probabilité d’un défaut de paiement devient forte”, estime Evguenia Lazareva. Or actuellement la moyenne nationale du taux d’endettement avoisine 27 % des revenus annuels des ménages. Constantin Korichenko présente les choses différemment :
“En moyenne, chaque emprunteur russe doit aujourd’hui aux banques l’équivalent d’un mois de revenus.”
Ce qui n’est pas non plus catastrophique.
Quelle est dans ce cas la cause de ce vent de panique, puisque nous sommes dans la tendance mondiale et que les Russes semblent se rapprocher des Européens dans leurs modes de consommation ?
“Nous avons des taux d’intérêt très élevés dans un contexte où les revenus des ménages sont en baisse, expliqueAlexeï Vedev. Les raisons, on les connaît : le taux directeur élevé de la banque centrale, celui auquel elle prête aux banques et qui leur sert de référence pour les crédits privés. Un taux qui s’explique par la lutte sans fin contre l’inflation. Ainsi, le taux annuel avoisine 8-9 % pour les emprunts immobiliers et 11 à 13 % pour les crédits à la consommation. C’est la montée des taux d’intérêt durant les années de sanctions [depuis 2014] qui a provoqué la hausse du niveau d’endettement. Les durées d’emprunt sont très courtes.
“Les gens s’efforcent de rembourser rapidement car leurs perspectives de revenus sont incertaines et parce que les taux sont très élevés.”
Constantin Korichenko estime de son côté que le problème “n’est pas le volume de l’emprunt mais les taux d’intérêt”. Et Alexeï Vedev propose une comparaison : “Les taux d’intérêt pour l’immobilier sont de 3,5 à 4 % aux États-Unis, 4 % en Allemagne, 8 à 9 % chez nous. Lorsqu’un ménage russe achète un appartement sur dix ans, c’est comme s’il en achetait un deuxième pour la banque. D’après les estimations de la banque centrale, la moyenne des taux d’intérêt sur la totalité des emprunts, y compris immobiliers, automobiles et crédits à la consommation, atteint 16 %, ce qui est énorme.”
Un moteur de la consommation
Dans le monde entier, l’emprunt est considéré comme l’un des principaux moteurs de la consommation et comme une condition première de la croissance économique. En Chine, les crédits privés représentent 5 653 milliards de dollars au 23 février. Contre 221,3 milliards de dollars en Russie au 16 février, soit 25 fois moins que la Chine, avec une population seulement 10 fois inférieure. En Chine, soulignent les experts, le crédit à la consommation permet de satisfaire la demande de produits chinois.
“Chez nous, l’influence des crédits à la consommation sur la production locale est faible, explique Natalia Akindinova. Les gens empruntent pour acheter des voitures, de l’électroménager et de l’électronique. Or tout cela est soit entièrement importé, soit assemblé en Russie à partir de pièces importées.
“Les gens veulent des produits de qualité. Mais notre industrie ne peut pas répondre pas à cette demande. Je pense que le problème vient de notre industrie, pas de l’endettement.”
Car en achetant des produits de qualité importés, nous enrichissons les économies des autres et non la nôtre.
Alexandre Trouchine
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Alexandre Trouchine
Ogoniok
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