Archana, 22 ans, née dans le district de Medak (État du Telangana), a décroché un diplôme universitaire de sciences avec mention très bien. Elle pensait que cela lui assurerait un emploi relativement bien payé. Quelques mois plus tard, elle travaillait comme aide ménagère, ses rêves s’étant fracassés contre la dure réalité de l’emploi en Inde. Son frère, de quatre ans son aîné et lui aussi diplômé du supérieur, est également abonné aux petits boulots – livreur ou chauffeur à temps partiel. Archana espère aller jusqu’au bout d’un troisième cycle, ce qui, espère-t-elle, lui donnera de plus grandes chances de trouver un emploi, quel qu’il soit.
Un individu, dans un pays qui en compte des millions, n’est pas représentatif de l’ensemble des chômeurs. Mais dans le contexte des chiffres du chômage récemment divulgués, le sort d’Archana vient rappeler la gravité du phénomène – le taux de chômage en Inde aurait grimpé à 6,1 % entre juin 2017 et juin 2018, soit le taux le plus élevé depuis quarante-cinq ans. Cela signifie que les emplois disponibles peuvent accueillir à peine 10 % à 15 % des millions de jeunes Indiens qui arrivent tous les ans sur le marché du travail.
Modi avait promis 20 millions d’emplois par an
Des chiffres qui dérangent en cette année électorale, même si les autorités ont refusé de les confirmer. En 2014, une jeunesse ambitieuse a massivement voté en faveur de Narendra Modi, qui avait promis de mettre fin à la période de “croissance sans emplois” héritée de l’Alliance progressiste unie [la coalition menée par le Congrès, au pouvoir de 2004 à 2014] et de créer 20 millions d’emplois par an.
Près de cinq ans plus tard, à l’approche des législatives, Modi lui-même est en butte aux critiques de ses adversaires politiques pour des chiffres du chômage que son gouvernement aurait essayé de dissimuler. La fuite de ces données a suivi les démissions du directeur et d’un autre membre de la Commission nationale des statistiques – un organisme consultatif qui vérifie l’authenticité des chiffres officiels –, qui protestaient ainsi contre le refus du gouvernement de publier le rapport en décembre, comme prévu.
Des chiffres accablants de diverses sources
La NITI Aayog, un groupe de réflexion gouvernemental formé en 2015 par Modi pour remplacer la Commission de planification, fondée sous Nehru [Premier ministre de l’Inde à son indépendance, en 1947], a estimé que le rapport divulgué n’était qu’à l’état de “projet”, mais il existe d’autres chiffres qui sont tout aussi accablants. Le mois dernier, le Centre d’observation de l’économie indienne (CMIE), un groupe de réflexion indépendant, a affirmé que l’Inde avait perdu environ 11 millions d’emplois en 2018.
L’Organisation des industriels d’Inde a également indiqué en décembre que le secteur manufacturier à lui seul avait perdu 3,5 millions d’emplois depuis 2016. Elle évoquait la “démonétisation” [la suppression brutale de 90 % des billets de banque en circulation, décidée en novembre 2016 pour lutter contre la corruption] et la mise en place de la taxe sur les biens et services [une TVA dont les taux ont été unifiés dans toute l’Inde en juillet 2017] comme principales causes de la crise.
De son côté, le gouvernement ne veut pas entendre parler de crise et souligne la croissance du pays, de 7 %, la plus forte parmi les grandes économies. Dharmendra Pradhan, ministre chargé du Développement et de l’Entrepreneuriat, contredit les chiffres du Bureau national d’enquêtes statistiques (NSSO). “Ces informations sont fausses, a-t-il déclaré à Outlook. Si certaines personnes ont fabriqué un rapport, qu’elles ont inventé ces chiffres, nous n’allons pas nous abaisser à répondre.” Il dénonce une campagne de diffamation contre Modi, menée par “un groupe microscopique de gens négatifs”.
Plus de 90 % des emplois dans le secteur informel
Sabina Dewan, présidente du réseau JustJobs Network, soutient que la plupart des Indiens travaillent, parce qu’ils n’ont pas d’autre choix, dans le secteur informel, qui emploie plus de 90 % de la main-d’œuvre. “Tout le monde doit participer d’une façon ou d’une autre à l’activité économique, c’est une question de survie, ajoute-t-elle. Mais peut-on parler de travail juste quand on ne peut pas satisfaire les besoins essentiels de sa famille ? Donc l’idée selon laquelle nous avons un PIB fort et un chômage faible est un mythe… La forte croissance du PIB ne s’est pas traduite par une forte création d’emplois pour la plupart des gens.”
Selon une récente étude de l’Unicef Inde et de JustJobs Network, plus de 18 % des diplômés dans la tranche d’âge des 18-29 ans sont sans emploi, et sur ce nombre 58 % évoquent l’inadéquation entre les postes qu’on leur propose et leurs propres compétences comme étant la principale raison de leur situation de chômage.
Lola Nayar
Créé en octobre 1995, le titre est très vite devenu l’un des hebdos de langue anglaise les plus lus en Inde. Sa diffusion suit de près celle d’India Today, l’autre grand hebdo indien, dont il se démarque par ses positions
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