C’est l’histoire d’une double trahison et, peut-être, d’un rendez-vous manqué avec l’histoire. Tout commence il y a un an, lorsque, après la publication dans Le Monde d’une série d’articles sur les derniers secrets de la France au Rwanda, Emmanuel Macron est sollicité par un de ses amis dans un SMS laconique : « Tu as vu les articles du Monde ? Es-tu prêt à recevoir Stéphane Audoin-Rouzeau pour parler du Rwanda ? » « Oui », répond le président.
Si le rendez-vous n’a finalement pas lieu, l’historien de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), spécialiste des violences de masse et de la première guerre mondiale, écrit une note résumant les reproches faits à la France dans le dossier rwandais. Il soumet aussi au chef de l’Etat l’idée de créer une commission d’historiens chargée d’examiner les archives militaires et civiles sur la période 1990-1994.
L’idée n’est pas nouvelle, Stéphane Audoin-Rouzeau l’a énoncée dans un article de la revue Esprit en 2010, mais elle est d’actualité depuis que Paris et Kigali ont renoué des relations cordiales. L’enjeu ? Ecrire enfin une histoire apaisée et juste de ce que fut le rôle de la France dans la dernière grande tragédie du XXe siècle.
« Propos hostiles à l’armée »
Deuxième acte, vendredi 9 novembre 2018, à l’Historial de Péronne, où Emmanuel Macron achève sa semaine d’itinérance mémorielle sur la Grande Guerre. Stéphane Audoin-Rouzeau l’accueille, car il dirige le centre de recherche du site. Les deux hommes ont un aparté autour du Rwanda : « Il faut que l’on vous mandate sur les archives », promet alors le président. L’historien jubile, il croit l’heure de vérité venue. Il va vite déchanter.
Troisième acte : jeudi 28 février, Franck Paris, le conseiller Afrique du président, convoque Vincent Duclert, historien spécialiste du génocide des Arméniens, pour lui annoncer devant un parterre de diplomates sa future nomination comme président de la fameuse commission, qui devait être officialisée, vendredi 5 avril. Mais le conseiller l’avertit : Audoin-Rouzeau n’en sera pas, tout comme sa meilleure élève, Hélène Dumas, l’une des rares chercheuses à maîtriser le kinyarwanda, qui est aussi récusée, « en raison de propos hostiles à l’armée française ».
Pour Audoin-Rouzeau, c’est une double trahison : celle de Vincent Duclert, qui accepte une proposition écartant son ami – les deux hommes codirigent le même laboratoire de l’EHESS –, et celle du président de la République, qui n’a pas tenu sa promesse.
Très vite, la nouvelle fait le tour de la communauté universitaire. Beaucoup pensent qu’il est absurde de priver la commission des meilleurs spécialistes. Christian Ingrao, historien, lance une pétition pour dénoncer l’exclusion des deux chercheurs. Succès foudroyant : le texte rassemblait, jeudi, plus de 280 signatures. En arrière-plan, deux camps s’opposent, chacun défendant une vision spécifique de l’histoire. D’un côté, les « intentionnalistes » estiment que l’on ne peut faire fi des acquis historiographiques de ces vingt-cinq dernières années.
En clair, de nombreux travaux – universitaires et journalistiques – ont déjà mis en évidence le rôle pour le moins ambigu de la France dans le soutien apporté à un régime dictatorial qui, au printemps 1994, bascule dans le génocide. Pour pouvoir écrire cette histoire, il est donc nécessaire de consulter tous les fonds d’archives, y compris celles de Mitterrand et de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), encore interdits d’accès.
L’autre camp – celui des « légitimistes-fonctionnalistes » – juge qu’il faut travailler sans a priori et respecter les délais de communicabilité des archives.
« On ne trouvera rien »
« Cette distinction me gêne, corrige Annette Becker, spécialiste de l’histoire comparée des génocides, car la querelle intellectuelle n’existe plus depuis longtemps sur la Shoah. Et c’est la même chose sur le Rwanda : il y a bien une intention de mise à l’écart des Tutsi dès 1959, puis les acteurs ont agi en fonction des événements, jusqu’au génocide. »
L’historienne s’oppose vivement à la nomination de Vincent Duclert : « Qui peut faire de l’histoire ? poursuit l’historienne, les gens qui connaissent la question. Or, Vincent Duclert n’a aucune légitimité sur le dossier du Rwanda. » Pour Annette Becker, cette « commission est mort-née. L’Elysée et son conseiller Afrique se sont fait avoir… par les militaires, qui ont fait à Macron sur le Rwanda le même coup qu’ils avaient réalisé à l’automne dernier avec Pétain lors des commémorations de la Grande Guerre ! »
C’est l’autre dimension de cette bataille idéologique : la politique, et en particulier le bras de fer entre le chef des armées et ses généraux. Depuis qu’il s’est fâché avec le général Pierre de Villiers, provoquant la démission inattendue du chef d’état-major des armées en juillet 2017, Emmanuel Macron marche dans un champ de mines.
En coulisse, plusieurs émissaires ont plaidé la cause de l’armée sur le dossier rwandais, notamment Hubert Védrine, l’ancien secrétaire général de l’Elysée, qui défend l’héritage mitterrandien, et l’amiral Jacques Lanxade. « Il faut que le chef des armées prennent la défense des militaires qui ont fait “Turquoise” », dit Jacques Lanxade au Monde. « Je suis pour l’ouverture des archives de la défense car je me porte garant de son rôle, précise l’ancien chef d’état-major des armées. On ne trouvera rien dans les archives. »
Le général Varret ne partage pas ce point de vue. Pour l’ancien chef de la Mission militaire de la coopération, qui a tenté à plusieurs reprises d’alerter sur le « risque de génocide » au Rwanda sans être entendu par sa hiérarchie, on pourrait trouver des réponses utiles. « Les archives devraient être ouvertes, insiste Jean Varret, car elles permettraient de savoir qui a effectivement abattu l’avion d’Habyarimana : le FPR ou les extrémistes hutu ? S’il se confirme que le FPR n’en est pas responsable comme le laisse penser une enquête crédible, il faut le dire car cette révélation permettrait d’assurer l’avenir des relations franco-rwandaises. » Emmanuel Macron a-t-il raté son rendez-vous avec l’histoire ? Son sort est désormais lié à celui de cette commission, dont la création doit être officialisée aujourd’hui.
David Servenay
La liste des membres de la commission :
Vincent Duclert, inspecteur général de l’éducation nationale, directeur (en congé) du CESPRA (CNRS-EHESS), professeur associé à Sciences Po
Julie D’Andurain, professeure des universités en histoire contemporaine à l’université de Metz, spécialiste d’histoire militaire contemporaine
Isabelle Ernot, professeure détachée, docteure en histoire contemporaine, spécialiste de la Shoah, membre de la Mission d’études en France sur la recherche et l’enseignement des génocides et des crimes de masse
Sylvie Humbert, professeure des universités catholiques, Faculté de droit, C3RD, Université catholique de Lille, spécialiste de la justice pénale internationale
Raymond H. Kevorkian, directeur de recherche émérite à l’Université de Paris 8, spécialiste du génocide des Arméniens, membre de la Mission d’étude en France sur la recherche et l’enseignement des génocides et des crimes de masse
Erik Langlinay, professeur agrégé d’histoire et docteur en histoire contemporaine, spécialiste des organisations
Françoise Thebaud, professeur émérite des universités en histoire contemporaine à l’Université d’Avignon, spécialiste de la Grande Guerre, des femmes et du genre
Christian Vigouroux, président de section au Conseil d’État
Annette Wieviorka, directrice de recherche émérite au CNRS, spécialiste de la Shoah, membre du Conseil supérieur des archives et du Conseil d’administration de la Fondation pour la mémoire de la Shoah
• Le Monde. Publié le 05 avril 2019 à 11h10 - Mis à jour le 05 avril 2019 à 17h21 :
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/04/05/rwanda-la-bataille-des-archives-entre-historiens-et-militaires-francais_5446155_3212.html
« Ralentir l’accès aux archives alimente la machine à soupçons »
David Servenay, collaborateur du « Monde », a répondu à vos questions alors que la France a annoncé la création d’un comité pour étudier « les archives françaises ».
Emmanuel Macron a annoncé la mise en place d’une commission d’historiens et de chercheurs chargée de mener un travail de fond centré sur l’étude de toutes les archives françaises concernant le Rwanda entre 1990 et 1994. Présidée par Vincent Duclert, elle ne comporte aucun spécialiste du génocide des Tutsi. Dans un tchat, David Servenay, collaborateur du « Monde », a répondu aux questions des internautes du Monde.fr.
Deuseff : Vingt-cinq ans après le génocide, connaissons-nous enfin les responsables de l’attentat contre l’avion du président Habyarimana ?
David Servenay : Non. S’agissant des commanditaires, il y a deux hypothèses : celle du Front patriotique rwandais (FPR) et celle des extrémistes Hutu, sachant que l’enquête judiciaire française a démontré, dans un rapport balistique de 338 pages, que les missiles sol-air (probablement des SAM-16 soviétiques) ayant abattu le Falcon 50, ont été tirés depuis le camp de Kanombe, camp militaire occupé par les Forces armées rwandaises (FAR).
S’agissant des exécutants, les tireurs des deux missiles (un seul a touché sa cible), ils devaient être au moins cinq (deux par postes de tirs, plus un coordinateur), sachant, là aussi, que ce genre de missiles ne peut être mis en œuvre que par des professionnels aguerris et bien entraînés.
Doudz : Pourquoi Macron néglige les commémorations ? Pourquoi, alors que de doutes, on commence à passer à des potentiels faits, depuis plusieurs années, on n’admet pas l’implication de la France ? Pourquoi les archives ne sont-elles toujours pas ouvertes ?
D.S. : Le président semble estimer qu’il n’est pas encore temps pour lui d’aller plus loin dans la reconnaissance d’une responsabilité de la France dans cette affaire, comme ont pu le faire Bill Clinton pour les Etats-Unis ou le premier ministre belge Guy Verhofstadt.
Emmanuel Macron a aussi reçu des messages sans ambiguïtés de la part des militaires (notamment l’amiral Jacques Lanxade, ancien chef d’état-major des armées) l’invitant à prendre leur défense face aux accusations dont ils font l’objet. Comme vous le savez, il n’a pas les meilleures relations avec les hauts gradés de l’armée et sans doute ne tient-il pas à envenimer ces relations.
Sur la question des archives, il faut savoir qu’il y a déjà énormément de documents en circulation depuis les travaux de la Mission d’information parlementaire (MIP) de l’Assemblée nationale en 1998. Je vous conseille de lire les annexes, qui sont très instructives.
Par ailleurs, de nombreuses notes et télégrammes diplomatiques, issus des archives de l’Elysée, ont aussi été diffusés, mais ils sont incomplets et toujours sous le contrôle de la mandataire désignée par François Mitterrand, Dominique Bertinotti. Jusqu’en janvier 2021, elle seule peut autoriser, ou pas, la consultation de ces archives.
Yvette : Quel intérêt le FPR, tutsi, aurait-il eu à abattre cet avion présidentiel, sachant que le risque de voir s’enclencher les violences contre les Tutsis était grand ? En quoi cela peut-il rester une hypothèse alors que l’enquête de Trévidic pointe le camp de Kanombé ? Pourquoi maintenir la possibilité de ces deux versions quand la première semble si peu vraisemblable ? Qui y a intérêt aujourd’hui ?
D.S. : Ne faisons pas d’anachronisme. Dès le début de cette histoire, plusieurs hypothèses ont circulé, notamment les deux précitées. L’enquête du juge Bruguière a d’abord privilégié l’hypothèse FPR, sans pouvoir l’étayer d’une quelconque manière par des éléments objectifs. Puis le juge Trévidic a repris le dossier et s’est rendu sur place, avec plusieurs experts, pour mener cette enquête (balistique et acoustique), recoupée par les déclarations des témoins qui ont vu ou entendu les tirs de missiles. La conclusion est claire : les tirs sont partis du camp de Kanombe, ce qui fait pencher la balance en faveur de l’hypothèse des extrémistes hutu. Hypothèse d’ailleurs recoupée par les analystes de la DGSE, dans les semaines et mois qui suivirent l’attentat.
Et si on prend un peu de recul, il faut bien établir le fait que cet attentat n’est pas la cause du génocide, mais son étincelle, ce qui est très différent. Très tôt, les milieux révisionnistes ont popularisé ce que j’appelle le faux syllogisme de l’attentat : « Si l’attentat est la cause du génocide et si vous identifiez les auteurs de cet attentat, alors vous aurez trouvé les responsables du génocide ». Un argument d’une indigence inégalée, car ce génocide est un processus politico-militaire qui a été préparé de longue date (au moins deux avant), planifié, organisé et financé en toute connaissance de cause.
Yvette : Dominique Bertinotti pourrait-elle être obligée par le président français d’ouvrir plus généreusement l’accès aux archives de François Mitterrand aux historiens, et ce avant 2021 ? (…) Le fait d’entretenir le mystère sur le contenu de ces archives d’Etat ne lui porte-t-il pas davantage préjudice, ainsi qu’à l’état-major des armées ?
D.S. : Personne – pas même le président – ne peut obliger Dominique Bertinotti à ouvrir les archives Mitterrand, dont elle reste la mandataire exclusive jusqu’en janvier 2021. C’est le régime légal des archives dites « sous protocole », principe qui a été validé par le Conseil constitutionnel.
Et vous avez raison, le fait de ralentir – et parfois d’empêcher – l’accès aux archives produit l’effet pervers d’alimenter la machine à soupçons.
Noel : Pourquoi les chercheurs importants sur le génocide contre les Tutsi, Stéphane Audoin-Rouzeau et Hélène Dumas, ont-ils été écartés de la commission d’enquête sur les archives concernant le rôle de la France au Rwanda entre 1990 et 1994 ?
D.S. : D’après notre enquête, « on » leur reproche des « propos hostiles à l’armée française ». Or, Stéphane Audoin-Rouzeau, comme spécialiste de la guerre de 1914-1918, est plutôt considéré comme l’un des plus « militaristes » des historiens, même s’il a parfois eu des propos décapants sur l’implication de la France et le rôle de l’armée (lisez son article publié dans la revue Esprit en 2010).
Quant à Hélène Dumas, sans doute la plus brillante des chercheurs sur le sujet, et l’une des rares à maîtriser le kinyarwanda, je ne lui connais pas d’écrits hostiles à l’armée française. Elle considère d’ailleurs que pour faire avancer la connaissance historique sur le dossier, il faudrait maintenant sérieusement se pencher sur les archives… rwandaises, qui n’ont pas encore été ouvertes.
En tout cas, leur exclusion de la commission des historiens annoncée par le président Macron est assez incompréhensible, sauf à imaginer une manœuvre tactique particulièrement retorse de la part du président… appliquant l’adage d’Edgar Faure : « Vous avez un problème ? Créez une commission ! »
Laurent : Qui sont les huit historiens de la commission d’enquête ?
D.S. : Il s’agit, outre Vincent Duclert, de Julie d’Andurain, Isabelle Ernot, Sylvie Humbert, Raymond H. Kevorkian, Erik Langlinay, Françoise Thebaud, Christian Vigouroux et Annette Wieviorka.
Vous observerez qu’elle ne comporte aucun spécialiste du génocide des Tutsi, ce qui devrait alimenter les soupçons quant à sa crédibilité, mais ne préjugeons de rien.
Ce qui est certain, c’est que cette commission divise profondément la communauté des historiens. Une pétition lancée par Christian Ingrao, spécialiste de la seconde guerre mondiale, a rassemblé plus de 300 signataires pour dénoncer l’exclusion de Stéphane Audoin-Rouzeau et Hélène Dumas.
• Le Monde. Publié le 05 avril 2019 à 14h54 - Mis à jour le 05 avril 2019 à 17h18 :
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/04/05/genocide-au-rwanda-personne-ne-peut-obliger-bertinotti-a-ouvrir-les-archives-mitterrand_5446343_3212.html