La visite du président chinois Xi Jinping en Italie et en France préfigure-t-elle le monde de demain ? Son pays est, en tout cas, le grand bénéficiaire du nouvel ordre économique mondial. En 2050, la Chine en sera numéro un, distançant l’Inde et les Etats-Unis.
Si la guerre n’a pas entre-temps fracassé ces projections en actionnant le « piège de Thucydide » : un conflit entre la puissance montante, la Chine, et la puissance établie, les Etats-Unis, comme dans l’Antiquité entre Athènes et Sparte. Cela fait déjà des décennies que, sans déclaration de guerre, la Chine et les Etats-Unis s’opposent sur trois fronts.
Le premier front est bien visible en mer de Chine du Sud où transite un tiers du trafic maritime mondial. La Chine y appuie ses prétentions sur une stratégie d’exclusion de zone : travaux massifs de remblai depuis 2014, conduisant à la création d’une série d’îlots à la place de hauts-fonds submersibles et leur équipement en pistes d’atterrissage, facilités portuaires et capacités militaires défensives et offensives.
Le différend au sujet des « formations maritimes » des îles Spratleys qui oppose de longue date la Chine, la Malaisie, Taïwan, l’Indonésie et le Vietnam constitue une démonstration de force et d’affirmation de sa souveraineté, au détriment des Etats-Unis et de leurs alliés et en dépit d’un arrêt de la Cour permanente d’arbitrage de la Haye en 2016.
Plus de 1 000 milliards de dollars
Le second front, plus discret, concerne la maîtrise des hautes technologies, des semi-conducteurs à l’intelligence artificielle. Cette bataille s’était déroulée sans éclat jusqu’à l’affaire Huawei, la Chine cherchant à acquérir les nouvelles technologies par des investissements en capital-risque dans la Silicon Valley.
Le troisième front porte un nom officiel : les « nouvelles routes de la soie » (en anglais, Belt and road initiative, BRI), un programme de prêts lancé en 2012, dépassant 1 000 milliards de dollars pour l’infrastructure, financés par la Chine et mis en œuvre principalement par des constructeurs chinois. Il permet aux pays manquant de capitaux de puiser dans un fonds pour s’équiper d’autoroutes, de chemins de fer, de ponts, de ports, d’oléoducs et de centrales électriques.
Ce réseau d’infrastructures et de marchés, dont la tête est la Chine, est censé bénéficier aux pays acheteurs aussi bien qu’aux vendeurs, à travers deux routes internationales : la route historique de la soie à travers l’Asie centrale et l’autre, maritime, qui mène de la Chine à l’Asie du Sud-Est et l’Asie du Sud, l’Afrique et l’Europe.
Sous la bannière du président Xi, la BRI s’appuie sur un cortège d’entreprises d’Etat qui investissent, prêtent et construisent en dehors des frontières chinoises comme la China Development Bank, l’EXIM Bank et la New Development Bank et le dernier-né (2012), la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures, dont le siège est à Pékin.
Endettement non maîtrisé
En Asie en développement, où la demande en infrastructures jusqu’à 2030 est estimée à 1 700 milliards de dollars par an, la BRI mobilise de lourds financements : le chemin de fer Laos-Chine, équivalant à 35 % du PIB laotien ; au Cambodge, un boom de la construction à hauteur de 80 % du PIB ; en Birmanie, 1,3 milliard de dollars pour un port qui la reliera à la Chine et au couloir économique est-ouest de l’Association des pays du Sud-Est asiatique (Asean). Au Pakistan, la Chine a finalisé un prêt de deux milliards de dollars en 2018.
La liste est longue des pays bénéficiaires en Afrique, en Amérique latine et en Europe centrale et orientale, particulièrement dans les Balkans. Pour beaucoup d’entre eux, la Chine, moins regardante que les prêteurs traditionnels, constitue une source alternative de capitaux – omniprésente dans les projets et gardant le contrôle par des accords bilatéraux où elle est majoritaire. C’est là où le bât blesse. Aux yeux des Occidentaux, ces prêts conduisent les pays vulnérables, mal gouvernés, dans le piège d’un endettement non maîtrisé dont ils ne pourraient sortir qu’en remboursant en nature. De fait, nombreux sont déjà les exemples de pays débiteurs pris au piège de la dette (debt trap).
La réponse des Etats-Unis, de l’UE et des autres a simplement été trop peu, trop tard et trop inefficace
Au Sri Lanka, le président Rajapaksa a obtenu de la Chine le financement de grands projets d’infrastructure, mais le gouvernement suivant, pour rembourser une dette de 1,1 milliard de dollars, a dû fournir à la Chine le port en eau profonde de Hambantota, à quelques centaines de milles de l’Inde, l’adversaire historique de la Chine. La Malaisie, face à une dette de 250 milliards de dollars, a renoncé à 20 milliards de dollars de projets soutenus par la Chine, un chemin de fer et deux oléoducs.
Enfin, en Europe, la Chine a conclu en 2016 un accord avec la Grèce lui confiant la gestion de deux des trois terminaux du Pirée pour 1,7 milliard de dollars. Demain, l’Italie lui permettrait de consolider une position de force en Méditerranée ?
A l’évidence, la BRI creuse une faille au sein de l’Union européenne (UE), qui a conduit en 2017 la Grèce à bloquer une déclaration de l’UE aux Nations unies critiquant la politique chinoise en matière de droits humains.
Commerce déséquilibré
Au-delà, c’est l’ordre économique international, déjà chancelant, qui pourrait être menacé. Un « club de Pékin » appuyé sur sa clientèle croissante pourrait venir faire concurrence au Club de Paris des prêteurs souverains, dont la Chine s’est précisément tenue à l’écart, et pousser le Fonds monétaire international (FMI) à se montrer plus accommodant envers sa puissance financière. Les pays débiteurs pourraient accorder à la Chine des garanties financières prioritaires par rapport aux créditeurs du Club de Paris en matière de remboursement de la dette.
S’agissant du commerce international, la BRI risque de favoriser les entreprises chinoises par rapport aux autres ; le commerce est déjà fortement déséquilibré, ce qui a suscité l’application par le président Trump de sanctions unilatérales contre les produits chinois. Sur un mode moins brutal, le président Macron, à l’occasion de sa rencontre au sommet avec le président Xi Jinping en janvier 2018, avait déclaré : « [Les routes de la soie] ne peuvent être les routes d’une nouvelle hégémonie qui viendrait mettre en état de vassalité les pays qu’elles traversent. »
Sera-t-il aussi ferme cette fois ? On attend également avec intérêt le document stratégique annoncé par la Commission européenne. Jusqu’à présent, malgré les rodomontades de l’administration Trump, l’Occident dans sa globalité n’a pas été capable de trouver une stratégie cohérente, à la mesure du défi que jette la Chine. A part dénoncer l’initiative BRI comme piège de l’endettement en vantant les vertus de l’austérité et de la rigueur budgétaire, la réponse des Etats-Unis, de l’UE et des autres a simplement été trop peu, trop tard et trop inefficace.
Dans cette guerre non déclarée, le défi auquel ils sont confrontés est : comment faire face à la Chine et au sourire de M. Xi Jinping en l’absence de lignes de front marquées, de politique ou de budget d’agression clairement définis et de cible visible sur laquelle tirer. La tournée européenne du président chinois sera-t-elle l’occasion d’un aggiornamento ?
Minh Pham (Ancien représentant des Nations unies aux Maldives, en Jamaïque et au Laos) et Yves Carmona (Ancien ambassadeur de France au Laos et au Népal)