Dans la nuit, une vingtaine d’hommes montent la garde. Armés de manches de pioche ou de clubs de golf, ils se sont postés, mardi 26 mars au soir, devant l’entrée du bidonville rom de la rue de Paris, à Bobigny (Seine-Saint-Denis). Leurs traits tirés sont soulignés dans l’obscurité par la flambée épaisse qu’ils ont allumée dans une caisse en ferraille. D’autres habitants les rejoignent bientôt ; l’air qu’ils respirent est imprégné d’un parfum de tabac et de plastique brûlé.
Les conversations sont rapides, les voix sont fortes et les rires des enfants qui s’égayent plus loin sur un canapé de similicuir rouge troublent à peine de brefs silences dans lesquels transparaît la peur. Sur l’artère sans vie de cette banlieue, chacun s’attend à une nuit hostile. Comme la précédente.
« Ça fait sept ans que je suis ici, en France, j’ai jamais vu ça », confie, un bonnet de laine enfoncé sur le crâne, Vassil, qui ne souhaite pas donner son nom de famille. Il est de nationalité roumaine, comme les 250 personnes qui vivent dans ce petit village informel de bungalows et de caravanes, dont les portes en plastique s’ouvrent sur des intérieurs douillets. « Voilà, ça a commencé dimanche. On a vu sur Facebook des vidéos de Roms agressés par des jeunes. Ils disent qu’on vole les enfants et ils nous attaquent. Depuis on reçoit des messages, des images de nos amis, on est attaqué partout. Donc, ce soir comme hier, on surveille. »
Mythe du Tzigane voleur d’enfants
Cette poussée de violence à l’encontre des Roms accompagne la résurgence sur les réseaux sociaux d’un mythe tenace, depuis quelques jours : celui du Tzigane voleur d’enfants. Pourtant, mardi, la Préfecture de police de Paris, qui assiste au phénomène depuis la fin de la semaine précédente, a assuré sur son compte Twitter que ces rumeurs étaient « totalement infondées », qu’aucun enlèvement n’a été signalé. « Ne relayez plus cette fausse information, n’incitez pas à la violence », exhorte le message.
Dans la soirée, le parquet de Bobigny a, de son côté, précisé dans un communiqué de presse que ces fausses informations avaient entraîné « une série d’actes de violences à l’encontre de membres de la communauté rom, tout autant que des actes de riposte de ceux-ci » au cours des derniers jours, notamment dans la nuit de lundi à mardi. D’après le parquet, dix-neuf personnes dont deux mineurs étaient en garde à vue, mardi soir, « pour des faits de violences volontaires, dégradations par incendie et participation avec arme à un attroupement survenu dans la soirée du 25 mars ».
Des agressions ont notamment eu lieu lundi à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) et à Bobigny. Le 16 mars, c’est à Colombes, dans les Hauts-de-Seine, qu’une vingtaine de jeunes avaient pris à partie les occupants d’une camionnette blanche, selon une source policière citée mardi par l’Agence France-Presse. La veille, le commissaire de Clichy-sous-Bois-Montfermeil, David Moreira, avait appelé dans un communiqué à la « prudence car une certaine psychose commence à s’installer ».
Images virales
Aux abords des campements, la surveillance des forces de l’ordre a été renforcée. A l’entrée du camp de la rue de Paris, des voitures de police s’arrêtaient brièvement, à intervalles réguliers, mardi soir. Quelques mots échangés par la fenêtre pour vérifier que tout va bien. A l’intérieur de l’une d’entre elles, trois agents assurent n’avoir eu vent d’aucun incident cette nuit-là. Mais dans la petite foule qui s’est réunie autour des gardes improvisées, les esprits ont continué à s’échauffer.
Les images devenues virales d’une camionnette blanche dont les occupants sont insultés et attaqués par une bande de jeunes hommes sont sur tous les téléphones. Les habitants du terrain de la rue de Paris disent reconnaître parmi les victimes un groupe de Roms bulgares, qui vivent dans leurs véhicules habituellement garés plus loin, sur le même axe. « C’était dimanche soir, on a entendu de grands bruits et le lendemain on a tous vu les images », se souvient Vassil. Mais il dit ne connaître aucune des victimes, pour ce qui concerne cette agression, comme pour les autres.
La mécanique de la rumeur
Elisa, une voisine du campement, qui ne souhaite pas donner son nom, admet qu’elle ne connaît pas de victime d’agression. Mais elle a peur : « J’ai deux enfants, de 6 ans et 10 ans. C’est très important pour moi l’école, mais aujourd’hui j’ai prévenu la directrice qu’ils n’iraient pas en classe, c’est trop dangereux. » Comme les autres habitants du camp, Elisa a vu des vidéos sur Facebook : « Ces jours-ci, on évite tous les déplacements à l’extérieur du terrain. » Elle redoute maintenant la nuit noire qui va s’installer.
Après la psychose des enlèvements et la série d’agressions dont l’ampleur n’a pas encore été mesurée avec précision, même par les organisations de défense des droits des Roms de région parisienne, la mécanique de la rumeur a fait son œuvre, rue de Paris comme dans tous les autres camps roms de la capitale. On s’appelle sans cesse et les faits entendus puis rapportés de téléphone en téléphone nourrissent et entretiennent l’angoisse.
« Les fausses nouvelles entretiennent les fausses nouvelles des deux côtés et au milieu, des gens se font attaquer et cèdent à la peur… », regrette Samir Mile, de l’association La Voix des Roms. Face au groupe d’habitants réuni autour du brasero de fortune, il tente de minimiser, appelle à ne pas céder à la panique, mais certains le trouvent trop timoré. On remet un morceau de palette au feu. Les hommes du camp de la rue de Paris veulent se relayer jusqu’à l’aube.
Allan Kaval